Les Eaux de Saint-Ronan/29

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Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 361-374).


CHAPITRE XXIX.

MÉDIATION.


… Allez-vous-en donc ! Nous ne souffrirons pas maintenant qu’on nous réplique ; nous vous faisons beau jeu, ayez la sagesse d’en profiter.
Shakspeare. Henri IV, première partie.


L’intention de Tyrrel, en se levant de bonne heure, avait été d’éviter une nouvelle entrevue avec M. Touchwood, ayant à s’occuper d’une affaire où l’intervention officieuse de ce personnage l’aurait probablement gêné. Il n’ignorait pas que sa réputation avait été attaquée aux Eaux, et il avait résolu d’en demander une réparation publique, convaincu que, malgré l’importance des autres intérêts qui l’appelaient en Écosse, ils ne devaient passer qu’après le soin de son honneur. Il s’était donc décidé à partir sur-le-champ pour l’hôtel des Eaux, afin d’arriver à l’heure où la société serait réunie pour le déjeuner. Il venait de prendre son chapeau pour sortir quand il en fut empêché par mistress Dods, qui lui annonça qu’on le demandait, et introduisit dans sa chambre un jeune homme mis dans le dernier goût, portant un surtout militaire orné de broderies en soie et garni de fourrures, avec un bonnet militaire, costume aujourd’hui trop commun pour qu’on le remarque, mais qui alors n’était adopté que par les gens d’un ordre supérieur. L’étranger n’était ni bien ni mal, mais il y avait dans son extérieur une bonne dose de suffisance, et cet air d’aisance froide qui appartient au grand monde. De son côté il examina Tyrrel. Comme sa mine différait peut-être de ce qu’il s’était imaginé en le jugeant d’après l’auberge où il était descendu, l’étranger rabattit un peu de l’air fat qu’il avait pris en entrant, et s’annonça poliment pour le capitaine Jekill, servant dans les gardes de…

« Je présume que je parle à M. Martigny, dit-il. — À M. Francis Tyrrel, monsieur, » répliqua Tyrrel en se redressant… « Martigny était le nom de ma mère… Je ne l’ai jamais porté. — Je ne viens pas ici pour discuter ce point, monsieur Tyrrel, quoique je n’aie pas droit d’admettre comme certain un fait dont mon commettant pense pouvoir douter. — Votre commettant est, je présume, sir Bingo Binks ? Je n’ai pas oublié que nous avons une malheureuse affaire à débrouiller ensemble. — Je n’ai pas l’honneur de connaître sir Bingo Binks. Je viens de la part du comte Étherington. »

Tyrrel garda un instant le silence, puis il dit : « J’ignore, en vérité, ce que l’individu que vous nommez comte Étherington peut avoir à me dire par l’intermédiaire d’un messager tel que vous. J’aurais cru, ayant égard à notre malheureuse parenté, que des hommes de loi eussent été des négociateurs plus convenables entre nous. — Monsieur, dit le capitaine Jekill, vous vous méprenez sur le but de ma mission. Je ne viens pas vous apporter un message hostile de la part de lord Étherington. Je connais les liens qui vous unissent, et qui rendraient un pareil dessein non moins contraire aux lois de la nature qu’au sens commun… Je voudrais, s’il est possible, agir comme médiateur. »

Jusque-là ils étaient restés debout. M. Tyrrel offrit alors un siège à son hôte ; et, après en avoir pris un lui-même, il rompit le silence embarrassant qui s’ensuivit en ces termes : « Je serais heureux après avoir éprouvé une si longue suite d’injustices et de persécutions de la part de votre ami, d’apprendre aujourd’hui quelque chose qui put me faire mieux penser de lui ou de ses intentions, soit à mon égard, soit à l’égard des autres. — M. Tyrrel, il faut que vous me permettiez de parler avec franchise. Il y a de trop grands germes de divisions entre votre frère et vous, pour que vous deveniez jamais amis ; mais je ne vois pas qu’il soit nécessaire que vous soyez toujours ennemis mortels. — Je ne suis pas l’ennemi de mon frère, capitaine Jekill… je ne l’ai jamais été… son ami, je ne puis l’être, et il ne sait que trop bien quelle insurmontable barrière sa conduite a élevée entre nous deux. — Je connais, » répliqua le capitaine d’un ton significatif, « je connais votre malheureuse querelle. — Alors, » reprit Tyrrel en rougissant, « vous devez comprendre avec quelle peine je me sens forcé d’entamer un pareil sujet avec un étranger… un étranger, ami et confident d’une personne qui… mais je ne veux pas blesser vos sentiments, capitaine Jekill, et je tâcherai plutôt de contenir les miens. En un mot, je vous prie d’être assez bon pour me communiquer sur-le-champ l’objet de votre visite, attendu que j’ai besoin de me rendre ce matin aux Eaux afin d’y régler certaines affaires qui me touchent de près. — Si vous faites allusion au motif qui vous a empêché de vous rendre sur le terrain où vous avait appelé sir Bingo Binks, cette affaire est déjà complètement arrangée. J’ai déchiré de ma propre main l’insolent placard, et je me suis déclaré responsable de votre honneur contre quiconque oserait à l’avenir le mettre en doute. — Monsieur, » dit Tyrrel fort surpris, « je vous suis bien obligé de votre intention, d’autant plus que j’ignore comment j’ai pu mériter votre intervention. Néanmoins elle ne me satisfait pas entièrement, attendu que je suis habitué à être moi-même gardien de mon honneur. — Tâche facile, je présume, dans tous les cas, monsieur Tyrrel, mais particulièrement dans la présente occasion où vous ne trouverez personne d’assez hardi pour l’attaquer… À la vérité, mon intervention eût été trop officieuse et sans justification possible, si la mission dont je suis chargé ne nécessitait des rapports très intimes entre nous. Dans l’intérêt de ma propre réputation, il devient nécessaire que la vôtre demeure sans tache. J’ai appris la vérité de toute l’affaite par mon ami, lord Étherington, qui doit remercier le ciel toute sa vie de l’avoir empêché de commettre un grand crime. — Votre ami, monsieur, a eu dans le cours de sa vie bien des occasions de remercier le ciel, mais plus encore d’implorer son pardon. — Je ne suis pas théologien, monsieur, » répliqua le capitaine avec vivacité ; « mais j’ai entendu dire qu’on pouvait appliquer cette remarque à tout le monde. — Moi, du moins, je ne soutiendrai pas le contraire. Mais poursuivons. Avez-vous trouvé le moyen, capitaine Jekill, d’apprendre au public les circonstances d’une rencontre aussi singulière que celle qui a eu lieu entre votre ami et moi ? — Non, monsieur, j’ai cru que c’était une affaire trop délicate, et sur laquelle chacun de vous avait également intérêt à garder le secret. — Puis-je alors vous demander comment il vous a été possible de justifier mon absence du rendez-vous de sir Bingo ? — Il était seulement nécessaire, monsieur, que je donnasse ma parole de gentilhomme, qu’à ma connaissance personnelle vous aviez été blessé dans une rencontre avec un de mes amis, rencontre dont la prudence ordonnait de laisser les détails dans l’oubli. Je pense que personne n’osera exiger plus que mon assurance… s’il se trouvait quelque incrédule en cette occasion, je trouverais moyen de le satisfaire. En attendant, votre sentence de bannissement a été rapportée de la plus honorable manière ; sir Bingo désire qu’il ne soit plus question de l’ancienne querelle, et il espère que toute l’affaire sera de part et d’autre oubliée et pardonnée. — Sur ma parole, capitaine Jekill, vous me forcez à reconnaître que je vous ai vraiment de l’obligation. Vous avez coupé un nœud que j’aurais eu grand’peine à délier, car je l’avoue franchement, tout déterminé que j’étais à ne pas rester sous le poids de l’accusation déshonorante portée contre moi, il m’eût été extrêmement difficile de sortir d’embarras, sans mentionner des circonstances qui, ne fût-ce que par égard pour la mémoire de notre père, devaient être ensevelies dans un oubli éternel. J’espère que votre ami ne souffre plus de sa blessure. — Sa Seigneurie sera bientôt complètement guérie. — Et j’espère que votre ami me rend la justice d’avouer que je suis tout-à-fait innocent de l’intention de le blesser ? — Il vous rend pleine justice sur ce point et sur tous les autres ; il s’en prend à l’impétuosité de son caractère, contre laquelle il veut se tenir désormais en garde. — Jusqu’ici, tout va bien. Mais maintenant, puis-je vous demander encore une fois quelle communication vous avez à me faire de la part de votre ami ? Si je n’avais pas affaire à un homme que j’ai toujours trouvé faux et traître, votre franchise et votre loyauté me feraient espérer que cette querelle contre nature pourrait se terminer par votre médiation. — Je vais donc commencer, monsieur, et sous des auspices plus favorables que je ne m’y attendais, à remplir ma commission… Vous allez, monsieur Tyrrel, si la rumeur publique ne ment point, intenter un procès à votre frère pour le dépouiller de sa fortune et de son titre. — Vous n’exposez pas fidèlement les faits, capitaine Jekill. Le but du procès que je me propose d’intenter est de faire valoir mes très justes droits. — Au fond, cela revient au même ; je ne suis pas appelé à décider sur la justice de vos réclamations ; mais elles sont, vous l’avouerez, de date un peu récente. La feue comtesse d’Étherington est morte en possession incontestée de son rang dans le monde. — Si elle n’y avait pas un droit réel, monsieur, elle a obtenu bien plus que justice, puisqu’elle en a si long-temps joui, et l’épouse malheureuse a été d’autant plus injustement dépouillée… Mais c’est un point qui ne doit pas être discuté entre vous et moi : il en sera décidé ailleurs. — Des preuves, monsieur, des preuves bien fortes seront nécessaires pour renverser un droit aussi bien établi dans l’opinion publique que celui du possesseur actuel du nom d’Étherington. »

Tyrrel tira un papier de son portefeuille, et le passant au capitaine Jekill, il se contenta d’ajouter : « Je ne songe pas à vous demander d’abandonner la cause de votre ami ; mais il me semble que les documents dont je vous remets la liste peuvent ébranler votre opinion. »

Le capitaine lut à demi-voix : « Certificat de mariage délivré par le révérend Zadock Kemp, chapelain de l’ambassade anglaise à Paris, entre Marie de Belleroche, comtesse de Martigny, et le très honorable John lord Oakendale… Lettres de John, comte d’Étherington, et de son épouse, sous le titre de madame de Martigny… Acte de naissance… Déclaration du comte d’Étherington à son lit de mort… Tout ceci est fort bien… mais puis-je vous demander, monsieur Tyrrel, si vous avez réellement l’intention d’en venir à des extrémités avec votre frère ? — Il a oublié qu’il est un… il a voulu attenter à ma vie. — Vous avez répandu deux fois son sang… Le monde ne demandera point lequel des deux frères a offensé l’autre, mais lequel a porté la plus dangereuse blessure. — Votre ami m’en a porté une, monsieur, qui saignera tant que j’aurai la faculté de me souvenir. — Je vous comprends, monsieur, vous faites allusion à l’affaire de miss Mowbray. — Épargnez-moi sur ce sujet, capitaine. Jusqu’ici j’ai discuté avec une espèce de calme mes droits les plus importants… droits qui établissent mon rang dans la société, ma fortune et l’honneur de ma mère… Mais n’ajoutez pas un seul mot sur le sujet que vous avez touché, à moins que vous n’ayez envie de me voir perdre la raison. Vous est-il possible, monsieur, d’avoir entendu le moindre récit de cette histoire et d’imaginer que je puisse jamais songer au piège abominable que votre ami tendit à deux infortunés, sans… » Il se leva en tressaillant, et marcha impétueusement dans la chambre. « Depuis que le démon lui-même, continua-t-il, a troublé le bonheur de la parfaite innocence, il n’y eut jamais un pareil acte de perfidie… Jamais pareil projet de félicité ne fut détruit… jamais misère si inévitable ne fut préparée à deux malheureux qui avaient eu la sottise de placer toute confiance en leur persécuteur… s’il y avait eu de la passion dans sa conduite, ç’aurait été l’acte d’un homme pervers, il est vrai, mais encore d’une créature humaine, agissant sous l’influence d’humaines passions… mais ce fut l’œuvre d’un démon poussé par les plus sordides motifs d’intérêt privé, et par une haine ancienne et invétérée contre un frère dont il croyait les droits préjudiciables aux siens. — Je suis fâché de vous voir dans une semblable agitation, » dit le capitaine avec calme ; « lord Étherinoton a, j’en suis certain, agi d’après des motifs différents de ceux que vous lui imputez ; et si vous consentiez seulement à m’entendre, peut-être surgirait-il un moyen d’arranger ces déplorables querelles. — Monsieur, » répliqua Tyrrel se rasseyant, « je vous écouterai avec calme, avec autant de sang-froid que j’en montrerais si un médecin sondait dans mes entrailles même une douloureuse blessure ; mais quand vous me touchez au vif, quand vous attaquez jusqu’au nerf, vous ne pouvez attendre que je l’endure sans me plaindre. — Je m’efforcerai donc d’être aussi expéditif que possible dans l’opération, » dit Jekill, qui conserva un admirable sang-froid pendant la conférence. « Je pense, monsieur Tyrrel, que la paix, la félicité et l’honneur de miss Mowbray vous sont chers. — Qui ose attaquer son honneur ? » répliqua Tyrrel avec fierté ; puis se maîtrisant, il ajouta d’un ton plus tranquille, mais profondément ému : « Tout cela m’est aussi cher, monsieur, que la lumière du jour. — Les sentiments de mon ami, à cet égard, sont absolument les mêmes, et il a résolu de rendre à miss Clara la plus complète justice. — Il ne peut lui rendre justice qu’en cessant de demeurer dans son voisinage, de s’occuper, de parler, même de rêver d’elle. — Lord Étherington pense autrement ; il croit que si miss Mowbray a été offensée par lui, cette offense sera suffisamment réparée par l’offre de son titre, de son rang et de sa fortune. — Son titre, son rang, sa fortune, monsieur, sont aussi faux que lui-même, » dit Tyrrel avec violence… « Lui, épouser Clara Mowbray ! jamais ! — La fortune de mon ami, vous y réfléchirez, ne dépend pas entièrement de l’issue du procès dont vous le menacez… Dépouillez-le, si vous pouvez, du domaine d’Oakendale, il a encore un patrimoine considérable par sa mère. Et d’ailleurs, quant à son mariage avec Clara Mowbray, il croit qu’à moins que cette dame ne désire faire réitérer la cérémonie, en quoi il est fort disposé à la satisfaire, il suffit de déclarer qu’elle a déjà été célébrée pour eux. — C’est une supercherie, monsieur ! une vile, une infâme supercherie, dont serait honteux le dernier misérable de Newgate… la substitution d’une personne à une autre. — Mais, monsieur Tyrrel, je n’en vois aucune preuve. Le certificat du ministre est clair… Francis Tyrrel est uni à Clara Mowbray par les liens sacrés du mariage… telle en est la teneur… en voici même une copie… Mais, monsieur, vous dites qu’il y a eu tromperie… je ne doute pas que vous ne disiez ce que vous croyez, et ce que miss Moubray vous a dit, mais surprise et séparée par force de l’homme qu’elle venait d’épouser… honteuse de se retrouver avec un premier amant à qui elle avait sans doute fait maintes promesses… quoi d’étonnant que, ne se trouvant pas soutenue par son nouvel époux, elle ait changé de ton et rejeté tout le blâme sur un mari absent ?… Une femme, dans un instant si critique, alléguera les excuses les plus improbables, plutôt que de s’avouer elle-même coupable. — On ne doit pas plaisanter dans une pareille circonstance, » s’écria Tyrrel pâle et tremblant de colère.

« Je parle très sérieusement, monsieur ; et il n’est pas dans la Grande-Bretagne une cour de justice qui reçût en pareil cas la parole d’une femme… or, c’est tout ce qu’elle peut avoir à offrir, et cela dans sa propre cause, contre tout un corps de preuves circonstanciées, démontrant que c’est par un consentement libre qu’elle a épousé l’homme qui la réclame aujourd’hui. Pardon, monsieur ! je vois que vous êtes agité… je n’ai pas l’intention de vous disputer le droit de croire ce qui vous paraît certain : je me permets seulement d’indiquer l’impression que les preuves produiront sans doute sur les esprits des personnes indifférentes. — Votre ami, » répliqua Tyrrel affectant un calme que cependant il était loin de posséder, « peut songer à cacher sa perfidie par de tels arguments ; mais elle ne lui profitera point… la vérité est connue de moi comme du ciel… et il existe en outre sur la terre un témoin irrécusable qui peut attester que la plus abominable trahison fut employée à l’égard de miss Mowbray. — Vous voulez dire sa cousine… Hannah Irwin ; vous voyez que je connais jusqu’aux moindres circonstances de l’affaire, mais où pourra-t-on trouver Hannah Irwin ? — Elle paraîtra, n’en doutez point, quand le ciel jugera l’instant convenable. Oui, monsieur, cette légère observation qui vous est échappée m’explique clairement pourquoi votre ami, M. Valentin Bulmer, n’a point commencé ses machinations plus tôt, et pourquoi il les commence à présent. Il se croit certain qu’Hannah Irwin n’est plus dans la Grande-Bretagne, ou qu’on ne peut la faire comparaître devant un tribunal… mais il peut se tromper. — Mon ami semble plein de confiance dans la bonté de sa cause ; mais, par égard pour la jeune dame, il n’est guère disposé à entamer un procès qui doit rendre publiques une foule de circonstances pénibles. — Remerciez-en le traître qui a chargé une mine si terrible, et qui maintenant affecte de la répugnance à mettre le feu… Oh ! combien ne faut-il pas que je maudisse cette parenté qui me lie les mains ! Je me résignerais à devenir le dernier et le plus misérable des hommes pour une heure de vengeance contre cet hypocrite sans pareil… Il est une chose certaine, monsieur… votre ami n’aura point une victime vivante. Sa persécution tuera Clara Mowbray : il comblera la mesure de ses crimes par l’assassinat de la plus douce… Je ne puis continuer sur ce sujet. — Mon ami désire, autant que vous, épargner d’amers chagrins à la jeune dame ; et dans cette vue, pour ne plus revenir sur le passé, il a fait à M. Mowbray une proposition d’alliance qui a été hautement approuvée. — Ah ! » dit Tyrrel en tressaillant, « et la jeune personne ? — La jeune personne s’y est montrée tellement favorable, qu’elle a permis à lord Étherington de venir la visiter au château de Shaws. — Le consentement doit lui avoir été arraché de force. — Elle l’a donné volontairement, selon ce que j’ai pu comprendre ; à moins peut-être que le désir seul de jeter un voile sur ces tristes démêlés ne l’ait déterminée à accepter la main de lord Étherington. Je le vois, monsieur, je vous fais de la peine, et j’en suis fâché. Je n’ai aucun droit de vous engager à faire un effort de générosité ; mais si tels étaient cependant les sentiments de miss Mowbray, on devrait s’attendre à ce que vous ne compromissiez pas l’honneur de la jeune dame en insistant sur d’anciennes prétentions, et en obligeant de revenir sur des faits déjà oubliés. — Capitaine Jekill, » dit Tyrrel solennellement, « je n’ai aucune prétention. Toutes celles que je pouvais avoir ont été détruites par l’acte de trahison au moyen duquel votre ami est parvenu à me supplanter. Clara Mowbray fût-elle dégagée des nœuds de son prétendu mariage aussi complètement que les lois peuvent le faire, encore existerait-il entre elle et moi une barrière insurmontable, savoir la bénédiction nuptiale prononcée sur elle et sur l’homme qu’il faut que j’appelle encore une fois mon frère… » Il s’arrêta à ce mot, comme s’il lui en eût coûté beaucoup pour le prononcer, et continua ensuite. « Non, monsieur, je ne suis guidé dans cette affaire par aucun motif d’intérêt personnel. J’ai depuis long-temps renoncé à tout… mais je ne souffrirai pas que Clara Mowbray devienne la femme d’un… je veillerai sur elle avec des pensées aussi pures que celles de son ange gardien. J’ai été cause de tous les malheurs qu’elle a éprouvés… C’est moi qui d’abord l’ai engagée à quitter le chemin du devoir… c’est donc moi qui dois la retirer de l’abîme… Je ne croirai jamais que, jouissant de sa raison et d’un esprit calme, elle ait pu consentir à écouter cette proposition… Mais son esprit, hélas ! n’est plus aussi solide qu’autrefois : et votre ami sait bien comment presser le ressort qui peut l’agiter et l’alarmer. Des menaces de publicité peuvent extorquer son consentement à cet abominable mariage, si elles ne la poussent pas au suicide : et c’est par là que tout finira très probablement. Je serai donc fort pour remédier à sa faiblesse. Votre ami, monsieur, doit dépouiller ses propositions de leur faux éclat. J’éclairerai M. Mowbray de Saint-Ronan relativement au titre et à la fortune de celui qui vous envoie ; et j’espère qu’il protégera sa sœur contre les tentatives d’un vil scélérat, quoiqu’il ait pu se laisser éblouir par une alliance avec un riche pair. — Votre cause, monsieur, n’est pas encore gagnée ; et quand elle le serait, votre frère conserverait encore d’assez grandes richesses pour épouser une femme qui vaudrait mieux que miss Mowbray, avec son beau domaine de Nettlewood, dont ce mariage doit le rendre possesseur. Mais je voudrais faire quelque accommodement entre vous, s’il était possible. Vous déclarez, monsieur Tyrrel, mettre de côté tout intérêt privé, toute vue personnelle dans cette affaire, et ne considérer absolument que la sûreté et le bonheur de miss Mowbray. — Tel est, sur mon honneur, l’objet exclusif de mes soins… je donnerais tout ce que je possède au monde pour lui procurer une heure de repos… Quant au bonheur, elle ne le connaîtra jamais. — Vos prévisions sur le malheur futur de miss Mowbray sont, j’imagine ; fondées sur le caractère de mon ami. Vous le regardez comme un homme sans principes, et, parce qu’il a mieux réussi que vous dans une intrigue de jeunesse, vous concluez que maintenant, dans un âge plus avancé et plus calme, le bonheur de celle à qui vous prenez tant d’intérêt ne doit pas lui être confié ? — Je puis avoir d’autres raisons, » répliqua Tyrrel vivement ; « mais celles que vous avez énoncées suffisent pour autoriser mon intervention. — Eh bien donc, si je vous proposais quelque arrangement d’après cette base ? Lord Étherington n’a pas l’ardeur d’un amant ; il vit beaucoup dans le monde et désire ne pas le quitter. La santé de miss Mowbray est délicate, son humeur changeante, et la retraite serait probablement de son choix… Supposez qu’un mariage entre deux personnes placées dans une telle position devînt nécessaire ou avantageux pour l’une ou pour l’autre… supposez que ce mariage dût assurer à l’une des parties contractantes un patrimoine considérable, et garantir l’autre des conséquences d’une triste publicité : ce double avantage pourra s’obtenir par la pure formalité d’une cérémonie. Il pourrait y avoir un contrat préalable de séparation avec l’assurance d’un revenu convenable pour la dame, et stipulation de la part du mari de renoncer à vivre jamais avec elle. De pareilles choses arrivent chaque jour, sinon le jour même du mariage, du moins avant que la lune de miel soit passée. Miss Clara aurait ainsi richesses, liberté, et le titre même qu’il vous plairait de lui laisser en supposant vos réclamations fondées. »

Suivit un long intervalle de silence, pendant lequel Francis changea plusieurs fois de physionomie. Jekill, qui l’examinait avec attention, ne le pressait pas de répondre. Enfin il répliqua : « Votre proposition renferme beaucoup de motifs qui pourraient me tenter d’y accéder, comme un compromis par lequel la tranquillité future de miss Mowbray serait en quelque sorte assurée : mais je me fierais plutôt à un serpent venimeux qu’à votre ami. En outre, je suis certain que la malheureuse Clara ne survivrait point s’il lui fallait contracter une pareille union, quand même elle ne devrait passer avec lui que le moment de paraître à l’autel. Il y a encore d’autres objections… »

Il se contint, puis continua d’un ton calme : « Vous pensez peut-être que j’ai des vues d’intérêt personnel dans cette affaire ; et vous pouvez vous croire autorisé à concevoir envers moi les mêmes soupçons que je forme à l’égard de toute proposition venant de votre ami… Je ne puis combattre ces fâcheuses impressions qu’en agissant avec honneur et franchise, et c’est dans un tel esprit que je vous fais à vous-même une autre proposition. Votre ami est attaché au rang, à la fortune, aux avantages du monde, dans la proportion ordinaire du moins où ils sont recherchés par le commun des hommes… Vous m’accorderez ce point, et je ne vous offenserai pas en supposant qu’il le soit davantage. — Je connais peu de gens qui ne désirent pas de tels avantages, et j’avoue franchement que, sous ce rapport, il n’affecte aucunement une indifférence philosophique.

— Soit, à vrai dire la proposition que vous venez de me faire indique que la prétendue réclamation à la main de cette jeune dame est dictée par des motifs d’intérêt, puisque vous pensez que votre ami se contenterait d’une séparation complète dès le jour même de son mariage, pourvu toutefois qu’on lui assurât la possession du domaine de Nettlewood. — Mon ami ne m’avait pas autorisée faire cette proposition ; mais il est inutile de nier que j’ai pu vous donner à penser que lord Étherington n’est pas un amant passionné. — C’est bien. Considérez ceci, monsieur, et que votre ami y pense sérieusement : le titre et la fortune qu’il possède aujourd’hui dépendent de ma volonté et de mon plaisir… si je fais valoir les droits dont ce papier vous donne une idée, il lui faudra descendre du rang de comte à celui de roturier, il lui faudra perdre la meilleure moitié de sa fortune… perte qui serait loin d’être compensée par le domaine de Nettlewood, en supposant qu’il en devînt possesseur, ce à quoi il ne pourrait parvenir qu’au moyen d’un second procès, incertain dans son issue et très déshonorant par son essence même. — Bien, monsieur ; j’entrevois la valeur de votre argument… Quelle est votre proposition ? — Que je m’abstiendrai de faire valoir mes prétentions à ce titre et à ces biens… que je laisserai Valentin Bulmer en possession du rang qu’il a usurpé et des richesses qu’il ne mérite pas… que je m’engagerai, sous les peines les plus rigoureuses, à ne le troubler jamais, à condition qu’il cessera de tourmenter Clara Mowbray, soit par sa présence, soit par lettre, soit enfin par l’intervention d’un tiers, et qu’il sera désormais pour elle comme s’il n’existait pas. — C’est une offre bien singulière : puis-je vous demander si vous la faites sérieusement ? — Je ne suis ni offensé ni surpris de cette question. Je suis un homme, monsieur, comme tous les autres, et je n’affecte pas un dédain complet pour ce que tout le monde désire… savoir, une certaine considération, un certain rang dans la société. Je ne suis pas un fou assez romanesque pour méconnaître la grandeur du sacrifice que je veux faire. Je renonce à un rang qui m’est et qui doit m’être d’autant plus précieux qu’il intéresse (et il rougit à ces mots) la réputation d’une mère honorable… d’autant plus qu’en omettant de le réclamer, je désobéis aux ordres d’un père mourant, qui désirait que je publiasse aux yeux du monde le repentir qui peut-être l’a précipité dans le tombeau, repentir dont il pouvait considérer la publicité comme une expiation de ses fautes. Je descends de mon plein gré du rang élevé que j’occupe dans le monde pour devenir un exilé sans nom ; car, une fois certain que le repos de Clara Mowbray est assuré, l’Angleterre ne me verra plus. Tous ces sacrifices, je les fais, monsieur, non par suite d’un moment d’enthousiasme exagéré, mais en appréciant tous les avantages auxquels je renonce… j’y renonce cependant très volontairement pour épargner de nouveaux malheurs à une infortunée à qui j’en ai déjà occasioné trop, beaucoup trop. »

Sa voix faiblit en dépit de ses efforts, lorsqu’il terminait cette phrase ; et pour cacher une grosse larme qui s’échappait de ses yeux, il se tourna un moment vers la fenêtre.

« Je suis honteux de cet enfantillage, » dit-il en revenant vers le capitaine Jekill ; « s’il vous semble ridicule, monsieur, que ce soit du moins une preuve de ma sincérité. — Je suis bien loin de concevoir une idée semblable, » répliqua Jekill d’un ton respectueux… (car, dans le cours d’une vie remplie par toutes les folies de ce qu’on appelle le beau monde, son cœur ne s’était pas encore complètement endurci)… « j’en suis bien loin. Vous ne pouvez vous attendre que je réponde sur-le-champ à une proposition aussi extraordinaire que la vôtre : je vous ferai seulement observer que le caractère de la pairie est indélébile, et ne peut être ni quitté ni pris à plaisir. Si vous êtes réellement comte d’Étherington, je ne vois pas comment votre renonciation à ce titre pourrait profiter à mon ami. — À vous-même, monsieur, elle ne profiterait pas, » répondit Tyrrel gravement, « parce que vous dédaigneriez d’exercer un droit et de porter un titre qui ne vous appartiendraient pas légalement. Mais votre ami n’aura point tant de scrupules, s’il peut jouer le rôle de comte aux yeux du monde : il a déjà montré que sa conscience et son honneur sont aisément satisfaits. — Puis-je prendre copie de cette note qui contient la liste de vos titres pour la communiquer à mon commettant ? — Cette note est à votre service, monsieur, gardez-la, ce n’est qu’une copie… Mais le capitaine Jekill, » ajouta-t-il avec une expression sardonique, « n’est qu’imparfaitement, à ce qu’il me semble, dans les confidences de son ami… Il peut être sûr que son commettant connaît, à une virgule près, le contenu de ce papier, et qu’il possède des copies exactes des pièces qui s’y trouvent mentionnées. — Je ne crois pas la chose possible, » dit Jekill d’un air mécontent. — Elle est non seulement possible, mais certaine. Mon père, peu avant sa mort, m’envoya, avec l’aveu touchant de ses erreurs, cette liste de pièces, et m’informa qu’il avait fait une pareille communication à votre ami. Qu’il l’ait réellement faite, je n’en doute pas, quoique M. Bulmer ait pu juger convenable de ne pas vous instruire de cette circonstance. Un fait entre autres dénote son caractère, et me confirme dans l’opinion qu’il redoutait beaucoup mon retour en Angleterre. Il a trouvé moyen, par l’intermédiaire d’un misérable agent qui, du vivant de mon père, avait coutume de m’envoyer mes remises, de retenir celles qui m’étaient nécessaires pour revenir du Levant, et j’ai été forcé d’emprunter à un ami. — Vraiment ? c’est la première fois que j’entends parler de ces papiers… Puis-je vous demander où sont les originaux, et entre les mains de qui ? — Je me trouvais en Orient lors de la dernière maladie de mon père, et ces papiers ont été déposés par lui dans une respectable maison de commerce avec laquelle il était en rapport ; il les avait cachetés sous double enveloppe, l’une portant mon adresse, et l’autre celle du chef principal de cette maison. — Vous devez sentir que je ne puis prendre aucune décision relativement à l’offre extraordinaire qu’il vous a plu de proposer ; à savoir : de renoncer aux prétentions fondées sur ces documents, à moins que je n’aie été préalablement à même de les examiner. — Vous ne tarderez pas à les connaître… je vais écrire qu’on me les envoie par la poste… ils ne forment qu’un petit paquet. — Voici donc qui résume tout ce qu’on peut dire, quant à présent… supposé que ces pièces fussent d’une authenticité inattaquable, je conseillerais certainement à mon ami Étherington de couper court à des prétentions aussi fondées que les vôtres, au risque même de renoncer à sa stipulation matrimoniale. Je présume que vous avez dessein de persister dans votre offre ? — Je n’ai pas l’habitude de rétracter ma parole, » répliqua Tyrrel avec une espèce de hauteur.

« Nous nous quittons amis, j’espère, « dit Jekill, en se levant et en prenant congé de Tyrrel. — Pas ennemis, certainement, capitaine, capitaine Jekill ; je vous avouerai que je vous dois des remercîments pour m’avoir tiré de cette ridicule affaire aux Eaux… rien n’aurait pu me gêner plus que l’obligation de pousser jusqu’au bout cette sotte querelle. — Vous reviendrez donc nous y visiter ? — À coup sûr je ne désire pas avoir l’air de me cacher ; c’est une circonstance qu’on pourrait tourner contre moi… J’ai un ennemi qui sait profiter de tous les avantages. Je n’ai qu’un sentier à suivre, capitaine Jekill, celui de la vérité et de l’honneur. »

Le capitaine s’inclina et sortit. Aussitôt après son départ, Tyrrel ferma à clef la porte de la chambre ; et, tirant de son sein un portrait, il le contempla avec un mélange d’affliction et de tendresse, et les larmes tombèrent de ses yeux.

C’était le portrait de Clara Mowbray, telle qu’il l’avait connue au temps de leur jeune amour ; les traits de la séduisante jeune fille pouvaient encore se retrouver maintenant sur la jolie figure de l’original. Mais qu’étaient devenues les vives couleurs qui avaient embelli ses joues ? Qu’était devenu cet enjouement malin qui pétillait malgré elle dans ses yeux ? et le joyeux contentement qui donnait à toute sa physionomie une expression ravissante ? Hélas ! tous ces charmes s’étaient depuis long-temps évanouis !

« Quelle catastrophe ! s’écria-t-il, et tout cela est l’ouvrage d’un misérable. Puis-je mettre la dernière main à l’œuvre, et devenir l’instrument de la justice divine ? Je ne le puis !… Je resterai ferme dans la résolution que j’ai prise… je sacrifierai tout, rang, position, fortune et renommée, vengeance même !… Oui, la vengeance, dernier bien qui me reste, je la sacrifierai pour assurer à Clara le repos dont elle est encore capable de jouir ! »

Il s’assit dans cette détermination, et écrivit une lettre à la maison de commerce où les documents concernant sa naissance et les autres pièces étaient déposées : il demanda que le paquet qui les contenait lui fût transmis par la poste… Tyrrel n’était ni sans ambition ni sans ce désir de considération personnelle qui accompagne souvent une profonde sensibilité et un esprit ardent. Ce fut d’une main tremblante, mais avec un cœur fermement résolu, qu’il cacheta et envoya la lettre, premier pas vers la renonciation en faveur de son mortel ennemi, de ce rang et de cette position dans le monde qui lui appartenaient par droit d’héritage, et qui étaient restés si long-temps incertains entre eux.