Les Enfances de Lancelot/01

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Librairie Plon (1p. 193-196).


I


En la marche de Gaule et de Petite Bretagne, il y avait anciennement deux rois qui étaient frères germains et qui avaient épousé les deux sœurs germaines. L’un avait nom Ban de Benoïc et l’autre Bohor de Gannes. Le roi Ban était alors un assez vieil homme ; mais la reine Hélène, sa femme, était encore jeune et vaillante dame, bien aimée des bonnes gens. Ils n’avaient eu qu’un seul enfant, nommé Galaad en baptême, mais qu’on appela toujours Lancelot : le conte dira plus loin pourquoi, car ce n’en est encore le lieu ni le moment.

Le roi Ban avait pour ennemi mortel son voisin Claudas, roi de la Terre Déserte, qui était bon chevalier et sage, mais traître, et qui lui faisait rude guerre. Or le roi Artus se trouvait empêché de secourir Ban de Benoïc, parce qu’il était alors occupé à combattre ses barons en Bretagne la grande. Au contraire Claudas avait rendu hommage à l’empereur de Rome, lequel lui avait envoyé des troupes : et par ce moyen il s’était emparé de toutes les villes et de toute la terre du roi Ban, hormis le château de Trèbe, où il le tenait assiégé. Si bien que le roi Ban se voyait en grand péril d’être pris par famine ou autrement.

Quand la mi-août fut venue, il dit à la reine sa femme :

— Dame, savez-vous à quoi j’ai songé ? C’est d’aller moi-même demander aide au roi Artus et lui remontrer comment je suis déshérité : il aura plus grande pitié si je me présente à sa cour en personne que si je lui envoie un messager. Préparez-vous donc, car vous viendrez avec moi, et nous n’emmènerons que mon fils et un écuyer. Prenez tout ce que j’ai céans d’or, de joyaux et de vaisselle. Ce château est si fort que je ne crains guère qu’avant mon retour il ne soit emporté d’assaut, mais nul ne se peut garder de trahison.

Le reine approuva le projet de son seigneur. Et, tandis qu’elle préparait le bagage, le roi fut trouver son sénéchal auquel il confia sa forteresse en le priant de la garder comme le cœur de sa poitrine. Puis il choisit pour lui servir d’écuyer celui de ses valets auquel il se fiait le plus ; et, quand le moment fut venu, trois heures avant l’aube, il sortit secrètement par un ponceau de bois, après avoir recommandé à Dieu son sénéchal et ses gens. Car sachez que le château n’était assiégé que d’un côté, étant de l’autre défendu par des marais tellement vastes et profonds que Claudas n’avait pu l’entourer. Le roi Ban s’en fut donc par une très étroite chaussée qui courait à travers les eaux et qui était longue de deux bonnes lieues pour le moins. Sa femme était montée sur un grand palefroi amblant, très doux. L’écuyer, qui était preux et de grand service, portait l’enfant dans un berceau, sur un coussin, et l’écu du roi. Un garçon à pied menait en main le destrier et tenait la lance. Un autre garçon conduisait un sommier chargé de joyaux, de vaisselle, de deniers et des bagages. Enfin le roi lui-même, coiffé de son heaume, vêtu de son haubert et de ses chausses de fer, ceint de son épée, couvert de son manteau de pluie, chevauchait sur un bon palefroi bien éprouvé.

En cet équipage, la petite troupe traversa le marais et entra dans la forêt voisine qui était la plus grande de toutes celles de la Gaule et de la Petite Bretagne, car elle avait bien dix lieues galloises de long et six ou sept de large. Au centre était un lac qu’on nommait le lac de Diane. Cette Diane, qui fut reine de Sicile et qui régna au temps de Virgile, le bon auteur, était la dame du monde qui aimait le plus à courir les bois, et elle chassait tout le jour : aussi les païens qui vivaient en ce temps-là l’appelaient la déesse des bois, tant ils étaient fols et mécréants. Le roi, qui connaissait bien le lac de Diane, résolut de faire reposer là la reine et ses gens jusqu’au jour. Cependant, il entreprit de gravir une colline voisine pour apercevoir encore une fois, au lever de l’aube, son château qu’il aimait plus que chose au monde. Mais le conte laisse un peu de parler de lui et revient à Aleaume, son sénéchal.