Les Enfances de Lancelot/02

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Librairie Plon (1p. 196-200).


II


À peine le roi Ban s’était-il éloigné, le sénéchal fit demander un sauf-conduit à Claudas. Celui-ci le lui accorda volontiers, car il voyait bien qu’il ne prendrait jamais le château que par ruse ou accord. Et quand Aleaume fut devant Claudas, il lui dit qu’il l’aiderait à s’emparer de la place s’il voulait lui promettre de le récompenser.

— Ah ! sénéchal, dit Claudas, quel malheur que vous soyez à un seigneur tel que le vôtre, de qui nul bien ne vous peut venir ! J’ai tant ouï parler de vous, qu’il n’est chose que je ne fisse si vous vouliez venir avec moi. Je vous donnerais ce royaume et vous le tiendriez sous ma souveraineté. Tandis que, si je vous prends de force, il me faudra vous faire souffrir, car j’ai juré sur les saints que je ne ferai de captif en cette guerre qui ne soit tué ou emprisonné pour le reste de ses jours.

Il parla ainsi quelque temps et le sénéchal finit par lui promettre de l’aider de tout son pouvoir, pourvu qu’en retour Claudas le fît roi de Benoïc. Et quand Claudas eut juré sur les reliques, le sénéchal lui apprit le départ du roi Ban.

— Sire, ajouta-t-il, je laisserai en rentrant les portes décloses et je dirai que nous avons bonne trêve ; nos gens l’apprendront volontiers et ils iront se dévêtir et se reposer, car ils ont souffert assez de fatigues et de peines en ces derniers temps.

Ce qu’il fit ; mais un chevalier nommé Banin, qui était filleul du roi Ban et qui faisait le guet, chaque nuit, tout armé, le vit rentrer et lui demanda d’où il venait et pour quelle besogne il était sorti à pareille heure.

— Je viens, dit le traître, de voir Claudas pour recevoir de lui la trêve qu’il octroie au roi mon seigneur et le vôtre.

En entendant cela, Banin frémit de tout le corps.

— Sénéchal, fit-il, qui veut loyalement agir ne va pas à pareille heure demander trêve à l’ennemi mortel de son seigneur.

— Comment ? me tenez-vous pour déloyal ?

Banin n’osa répliquer : le sénéchal était le plus fort et pouvait le faire tuer. Mais il se hâta de monter dans une tourelle pour guetter et il ne tarda pas à voir vingt chevaliers ennemis, bientôt suivis de vingt autres, et ainsi de suite, qui gravissaient silencieusement la butte du château. Aussitôt il descendit les degrés en criant de toutes ses forces :

— Trahison ! Trahison !

À ce cri, les gens de la garnison sortirent de leurs logis et coururent aux armes en toute hâte, mais avant même qu’ils eussent pu prendre leurs hauberts, déjà les chevaliers de Claudas passaient la première porte. Le sénéchal sortit à son tour, faisant semblant d’être tout surpris de l’aventure et regrettant hautement son seigneur. Mais il n’eut guère le temps de lamenter, car Banin qui passait lui courut sus en criant :

— Ah ! félon, meurtrier ! vous avez trahi votre seigneur lige qui du néant vous avait élevé à ce rang et vous lui avez ôté l’espoir de recouvrer sa terre ! Mais vous irez où est Judas qui vendit Celui qui était venu en ce monde pour le sauver !

Et ce disant, d’un seul coup il lui fit voler la tête ; puis, voyant que les chevaliers de Claudas arrivaient dans le petit château, il courut de toutes ses forces au donjon dont il leva le pont en grande hâte ; et là, avec les trois sergents qui gardaient la tour, et dont l’un lui avait ouvert la porte, il se prépara à faire bonne défense.

Maintenant toute la forteresse était aux mains de Claudas, hors la tour, et des bâtiments commençaient de flamber, au grand courroux du roi qui ne savait lequel de ses hommes y avait mis le feu. Banin et les trois sergents repoussèrent tous les assauts pendant quatre jours. Le cinquième, le roi fit dresser une perrière, mais elle eut beau battre le donjon à coups de pierres, les murs résistèrent et jamais les assiégés n’eussent été pris s’ils avaient eu de quoi boire et manger. Malheureusement, ils ne tardèrent pas à manquer de vivres. Une nuit, ils capturèrent une hulotte dans un trou, et ils s’en réjouirent fort, car les coups de la perrière sur les murs en avaient chassé tous les oiseaux. Mais enfin le moment vint où il fallut penser à se rendre. Chaque jour, le roi Claudas, qu’émerveillait la prouesse de Banin, lui criait :

— Rends-toi, Banin ! Tu ne peux plus tenir ! Je te donnerai château, armes et les moyens d’aller où tu voudras, s’il ne te plait de rester avec moi, car, pour la grande prouesse et la loyauté qui sont en toi, je t’aime plus que chevalier que j’aie connu.

— Sire, répondit enfin Banin, j’ai pris conseil de mes compagnons, et nous avons décidé de vous livrer la tour. Mais vous nous donnerez quatre bons chevaux et nous laisserez aller à notre guise.

Sur-le-champ, Claudas fit apporter les reliques et jura ce que voulait Banin. Ainsi entra-t-il dans le donjon et se trouva maître de toute la terre de Benoïc. Mais le conte retourne maintenant au roi Ban dont il s’est tu depuis quelque temps.