Les Enfances de Lancelot/15

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Librairie Plon (1p. 233-240).


XV


En apprenant que Claudas avait emprisonné leurs droits seigneurs, beaucoup de chevaliers du pays de Gannes et des bourgeois de la ville avaient couru aux armes sous la conduite de Pharien et de Lambègue. Claudas cependant ne songeait qu’à plaindre la mort de son enfant.

— Beau très doux fils, disait-il en gémissant, beau chevalier preux sans mesure, si vous eussiez vécu, nul ne vous eût égalé, car vous aviez plus que personne les trois qualités par où un homme brille dans le siècle : débonnaireté, largesse et fierté. Et je ne vous aimais pas tant parce que vous étiez mon fils qu’en raison de la grande valeur qui était en vous.

Pour l’amour de vous, j’avais amendé mes anciennes façons, et moi qui jamais ne fus généreux, je l’étais devenu. Ha ! certes, je n’attendais plus que ma propre prouesse me valût aucune nouvelle conquête ; mais par votre grand courage ne m’eussiez-vous mis au-dessus de tous, vous qui passiez tout le monde comme l’or les métaux et le rubis les pierres ? Nulle force n’existe en comparaison de celle de Dieu ; aussi convient-il de souffrir ce qu’il nous envoie. Hélas ! je m’émerveille de sentir mon cœur battre encore !

Cependant que Claudas lamentait ainsi, il entendit le grand tumulte que faisaient devant son palais les chevaliers et les bourgeois de Gannes, auxquels s’étaient joints beaucoup des barons de Benoïc, anciens sujets du roi Ban. Il n’avait avec lui que peu de gens de sa terre de la Déserte pour le défendre. Mais il jeta un haubert sur son dos, laça son heaume, pendit son écu à son col, ceignit son épée et prit une hache au fer tranchant et au manche renforcé, car il était l’homme du monde qui savait le mieux s’en escrimer dans la mêlée ; puis il se fit voir à une fenêtre de son palais.

— Pharien, cria-t-il, que voulez-vous, vous et ces gens ?

— Sire, nous voulons que vous nous rendiez nos droits seigneurs, les fils au roi Bohor, à qui vous aviez juré de restituer ce royaume sous votre suzeraineté.

— Chacun fasse donc du mieux qu’il pourra, car ils ne seront rendus devant que force m’en soit faite.

Aussitôt les arcs, les arbalètes et les frondes de commencer leur jeu, et les flèches, les carreaux et les pierres de voler en pluie sur le palais. Quand Claudas s’aperçut que ceux du dehors se préparaient à mettre le feu à la porte, il se fit ouvrir et, accompagné des siens, il sortit à pied, la hache au poing, dont il commença de frapper à si grands coups que les assaillants reculèrent.

À le voir ainsi mettre à mal ses compagnons, Lambègue sentait la colère le gagner. Tout à coup, il fait amener son destrier, l’enfourche, et armé de toutes armes, heaume en tête, lance sur feutre, il charge Claudas à bride abattue. Il le frappe si rudement de son fer qu’il lui traverse l’épaule ; mais son cheval emporté par son élan vient heurter le mur de la tête et tombe mort, tandis que lui-même, tout étourdi du choc, demeure étendu à côté de sa monture. Cependant Claudas, le tronçon de la lance dans l’épaule, perdant son sang, s’adosse à la muraille, sous une pluie de pierres et de flèches, et bientôt si affaisse sur les genoux. Déjà Lambègue, relevé et ranimé, lui courait sus l’épée à la main pour l’achever, lorsque Pharien l’arrêta par le bras :

— Beau neveu, qu’allez-vous faire ? Voulez-vous tuer l’un des meilleurs chevaliers et des plus braves princes de ce temps ?

— Comment, traître que vous êtes, prétendez-vous sauver celui qui vous a jadis honni et qui veut occire les fils de notre seigneur le roi Bohor ? Certes vous n’avez qu’un vieux et mauvais cœur au ventre !

— Taisez-vous, beau neveu, reprit Pharien. Quelque méfait qu’il ait commis, on ne doit poursuivre la mort ou le déshonneur de son seigneur à moins de lui avoir loyalement repris sa foi. À celui-ci j’ai fait hommage, je suis son homme : mon devoir est de le garantir de mort et de toute honte selon mes forces. Je ne cherche que le salut des enfants du roi Bohor, parce qu’ils sont les fils de mon ancien seigneur, et pour l’amour d’eux.

Claudas l’entendait : il se mit à crier, comme celui qui a grand peur pour sa vie :

— Beau doux ami, merci ! Voici mon épée : je vous la rends comme au plus loyal chevalier qui soit. Et je vous livrerai les enfants. Sachez que, les eussé-je même tenus dans ma cité de Bourges, ils n’auraient eu aucun mal de moi.

Ce mot finit la mêlée. Pharien fit retirer les combattants des deux parts et entra dans le palais avec Claudas, qui s°évanouit. Mais ses gens se hâtèrent de lui ôter son heaume et de l’arroser d’eau froide, si bien qu’il reprit ses sens ; puis les médecins lui bandèrent et soignèrent ses plaies comme ils savent faire, et il souffrit tout de grand courage,

Cependant, la nuit était venue, et au moment même où Saraide désenchantait Lionel et Bohor bien loin de là, les deux lévriers qui en avaient la semblance reprenaient leur forme première dans le palais de Claudas, au grand ébahissement de tout le monde et du roi lui même. Lorsqu’il vit tout à coup deux chiens à la place des princes qu’on venait d’amener, Pharien sentit une telle angoisse en son cœur que pour un peu il en fût mort.

— Ha ! sire Claudas, s’écria-t-il, vous aviez juré de me rendre les fils du roi Bohor, et vous me baillez ces lévriers

— Hélas ! répondit le roi, ce sont les deux lévriers que la demoiselle amena devant moi tantôt, et je vois bien qu’elle a enlevé les enfants par enchantement ! Beau doux ami, ne m’accusez pas : je suis prêt à me rendre votre prisonnier sur parole et à vous servir d’otage jusqu’à ce que vous ayez nouvelles croyables de Lionel et de Bohor, Mais jurez sur votre foi de me garantir jusque-là.

Pharien hésitait, car il craignait de ne pouvoir protéger le roi contre son neveu Lambègue qui le haïssait à mort, ni peut-être contre les gens de Gannes et de Benoïc qui ne l’aimaient guère, et il pensait que, s’il arrivait malheur à Claudas après qu’il l’aurait pris sous sa garde, il en serait déshonoré à jamais. Aussi voulut-il consulter les barons avant de s’engager, et il fut sur la place leur soumettre le cas. Il faisait nuit, mais on avait allumé tant de torches et de lanternes qu’on y voyait comme en plein jour.

— Comment, bel oncle, s’écria Lambègue après que Pharien eut parlé, vous voulez prendre sous votre garde le traître qui a tué nos seigneurs liges et qui jadis vous a tant méfait à vous-même ? Si le peuple savait ce que je sais, vous ne seriez certes pas écouté !

— Beau neveu, que tu aies si peu de raison, je n’en suis pas surpris : grand sens et grande prouesse ne font pas bon ménage, à l’âge que tu as. Toutefois, afin que tu voies un peu plus clair au miroir de sagesse, je t’enseignerai ceci : à la bataille, n’attends personne et pique des éperons le premier pour accomplir, si tu peux, un beau coup ; mais au conseil, tant que tu seras jeune, garde de faire entendre tes avis avant que tes anciens aient parlé ; ces prud’hommes qui m’entourent savent mieux que toi où est raison. Je ne vois parmi eux nul baron qui n’ait rendu à Claudas, de bon gré ou de force, foi et hommage à mains jointes, et qui ne doive par conséquent garder le corps du roi et en défendre la vie comme la sienne propre. Car il n’est plus laide déloyauté que d’occire son seigneur. Si le suzerain a commis quelque méfait envers son homme, celui-ci doit le citer devant les barons à quarante jours ; et au cas où il ne pourrait le rappeler au droit, alors, qu’il dénonce son hommage, mais publiquement, devant ses pairs, et non pas en secret. Encore n’a-t-il pas pour autant le droit de le tuer, car qui répand le sang de son seigneur est traître et parjure et meurtrier et foi mentie, à moins qu’il n’en ait eu meurtre ou félonie. Seigneurs, si vous voulez jurer que Claudas n’aura rien à redouter de vous, quoiqu’il ait forfait, je le prendrai en ma garde et baillie. Si non, chacun agisse de son mieux ! Pour moi, je sais ce que je ferai. Ores me dites ce que vous décidez.

Les chevaliers de Gannes, après s’être consultés, se rangèrent à l’avis de Pharien et jurèrent sur les saints de respecter la vie de son prisonnier. Mais Lambègue s’était éloigné, afin de ne pas faire le serment. Et quand il vit entrer Claudas accompagné de son oncle dans la tour où logeaient naguère les enfants, il n’y put tenir, et sautant sur un épieu qui se trouvait là, accroché à un ratelier, il en frappa le roi en pleine poitrine, d’une telle force qu’il lui faussa son haubert et que Claudas affaibli par ses blessures tomba sur le sol. Aussitôt, Pharien dégaine l’épée que son prisonnier lui avait rendue et qu’il tenait à la main : d’un seul coup il fend le heaume de son neveu et lui déchire la joue, en criant :

— Ha ! vous êtes mort, traître ! Certes vous m’avez déshonoré et me ferez tenir pour félon !

Il se préparait à redoubler sur Lambègue gisant, lorsque sa femme courut se jeter entre eux en le suppliant d’épargner la jeunesse de son neveu.

— Tuez-moi plutôt, lui dit-elle, car il ne mourra pas sans moi devant mes yeux.

Alors Pharien songea que jamais dans le passé il n’avait rien eu à lui reprocher, et, prenant pitié de son parent, il lui pardonna l’insulte qu’il en avait reçue et il commanda à sa femme de le soigner. Mais ici le conte se tait de lui et de Lambègue, et parle des enfants qui sont en compagnie de Lancelot, leur cousin, auprès de la Dame du Lac.