Les Enfances de Lancelot/16

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Librairie Plon (1p. 240-243).


XVI


Trois jours après leur arrivée au Lac, Lionel et Bohor étaient en fort mauvais point, et à leur trouver si piètre mine, les yeux rouges et enflés, les joues creuses, la Dame s’inquiéta. Mais elle les interrogeait en vain : ils ne lui osaient rien dire. Au seul Lancelot, qu’elle pria de s’en enquérir, ils avouèrent la vérité : c’est qu’ils ne pouvaient s’habituer à vivre loin de leurs maîtres.

— En nom Dieu, leur dit-elle quand elle sut ce qu’ils avaient, vous n’aurez point mal longtemps : j’enverrai chercher Pharien et Lambègue cette nuit. Mangez donc, réconfortez vous, afin que vos maîtres ne supposent pas, à vous voir si maigres, qu’on vous a laissé mourir de faim céans.

— Dame, dit Lionel, nous mangerons autant que vous voudrez si vous jurez sur votre foi que vous enverrez cette nuit même.

La Dame le leur jura en riant, et sur-le-champ elle appela une de ses demoiselles, non pas Saraide, mais une autre, à qui elle commanda d’aller à Gannes et d’en ramener Pharien et Lambègue, mais si secrètement et par des chemins si détournés que personne ne pût savoir où ils étaient allés. Et Lionel donna à la messagère sa ceinture et celle de son frère, afin qu’elle pût se faire reconnaître.

Accompagnée de deux valets, elle chevaucha en toute hâte vers la cité de Gannes, et grande fut la joie des deux maîtres quand ils surent d’elle que leurs seigneurs étaient sains et saufs et hors du pouvoir de Claudas. Ils s’empressèrent de rendre au roi sa parole et sa liberté ; puis ils se mirent en route sous la conduite de la demoiselle.

Le soir tombait quand ils arrivèrent à l’orée de la forêt de Brocéliande et il faisait déjà nuit lorsqu’ils parvinrent au Lac. En voyant la pucelle les mener droit à cette eau profonde et noire, ils s’émerveillèrent. Néanmoins, comme ils y croyaient entrer avec elle, le lac disparut et ils se trouvèrent devant la porte du château. Et il ne faut pas demander si les enfants eurent joie à revoir leurs maîtres : ils les embrassèrent plus de cent fois.

Sur ces entrefaites, Lancelot arriva pour le manger, car il avait passé sa journée dans les bois. La Dame n’aurait jamais consenti à dîner ni à souper, s’il n’avait tranché du premier mets et versé à boire ; après quoi elle lui permettait de s’asseoir. Il entra dans la salle, coiffé d’une couronne de roses vermeilles. Et l’on était pourtant au mois d’août, qui n’est plus le temps des roses ; mais le conte affirme que, tant qu’il demeura au Lac, été comme hiver, il ne se réveilla pas une fois sans trouver un chapelet de roses fraîches à son chevet, hors les vendredis et veilles des grandes fêtes, et durant le carême. Jamais il ne put apercevoir qui lui apportait les fleurs, bien qu’il eût souvent fait le guet. Et chaque matin, depuis l’arrivée des deux enfants, il faisait trois couronnes de ses roses, pour eux et pour lui.

Le premier qui l’aperçut fut Bohor, qui était assis sur les genoux de son maître. L’enfant courut à lui et lui dit joyeusement :

— Sire, voyez-ci mon maître qui est venu !

Puis la Dame se leva devant lui, et tous ceux qui étaient la firent de même l’un après l’autre, car ils lui portaient très grand honneur. Après quoi on vint aux tables pour manger, et quand Lancelot eut fait son service pour sa Dame, il s’assit et tout le monde ensuite, car nul n’eût été si hardi que de prendre place avant lui, non pas même les deux fils de roi.