Les Entretiens d’Épictète/I/16

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Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 55-57).

CHAPITRE XVI




De la Providence.

Ne vous étonnez pas que les autres êtres animés trouvent tout prêt ce qui est nécessaire à leur corps, non-seulement les aliments et les boissons, mais encore le coucher ; ne vous étonnez pas qu’ils n’aient besoin ni de chaussures, ni de couvertures, ni de vêtements, tandis que nous nous avons besoin de tout cela. Ces êtres ne sont pas nés pour eux-mêmes, mais pour servir ; il n’était pas bon dès-lors de les créer ayant besoin de quelque chose. Car vois un peu ce qui arriverait, si nous avions à nous occuper non-seulement de nous-mêmes, mais encore de nos brebis et de nos ânes, pour leurs vêtements, pour leur chaussure, pour leurs aliments et pour leur boisson. Les soldats sont mis à la disposition du général, chaussés, habillés et armés (que d’embarras pour le chiliarque, s’il lui fallait courir de tous les côtés pour chausser et pour habiller ses mille hommes !) ; il en est de même des êtres nés pour notre service : la nature les a créés tout équipés, pourvus de tout, et n’ayant besoin d’aucun soin, c’est ce qui fait qu’un petit enfant conduit les brebis avec un simple bâton. Mais nous maintenant, au lieu de remercier Dieu au sujet de ces animaux, parce que nous n’avons pas à nous occuper d’eux autant que de nous-mêmes, nous l’accusons à notre sujet. Et cependant, par Jupiter et par tous les dieux, ce serait assez d’une seule créature pour révéler la Providence à un homme honnête et reconnaissant. Je n’ai que faire pour cela des grandes choses : il m’y suffit du lait qui provient de l’herbe, du fromage qui provient du lait, de la toison qui provient de la peau. Quel est celui qui a fait, qui a conçu tout cela ? — Personne, dis-tu. — Quelle imprudence et quelle absurdité !

Eh bien ! laissons les œuvres utiles de la nature, et contemplons ses hors-d’œuvre (apparents). Qu’y a-t-il de plus inutile que les poils qui naissent au menton ? Mais quoi ! la nature ne les a-t-elle pas fait servir eux aussi à l’usage le plus convenable possible ? N’a-t-elle point par eux distingué l’homme de la femme ? Par eux la nature de chacun de nous ne crie-t-elle pas de bien loin, « Je suis un homme ; c’est de telle façon qu’il faut m’aborder, de telle façon qu’il faut me parler ? Ne cherche pas ailleurs : voici mes signes. » Et d’autre part, en même temps qu’elle donnait aux femmes quelque chose de plus doux dans la voix, elle les a privées de ces poils. Il n’aurait pas fallu que cela fût peut-être ! Il aurait fallu que les sexes fussent laissés sans signe distinctif, et que chacun de nous eût à crier : « Je suis un homme ! » Et ce signe n’est-il pas beau ? Ne nous sied-il pas ? N’est-il pas imposant ? Combien il est plus beau que l’aigrette du coq ! D’un plus grand aspect que la crinière du lion ! Nous devions donc conserver ces signes donnés par Dieu ; nous devions ne pas y renoncer, et ne pas confondre, au tant qu’il est en nous, les sexes qu’il a distingués.

Sont-ce donc là les seules choses que la Providence ait faites en nous ? Et quel discours pourrait suffire à louer convenablement tout ce qu’elle y a fait, ou même à l’exposer ? Car, si nous avions le sens droit, quelle autre chose devrions-nous faire, tous en commun et chacun en particulier, que de célébrer Dieu, de chanter ses louanges, et de lui adresser des actions de grâces ? Ne devrions-nous pas, en fendant la terre, en labourant, en prenant nos repas, chanter cet hymne à Dieu ? « Dieu est grand, parce qu’il nous a donné ces instruments, avec lesquels nous travaillerons la terre ! Dieu est grand, parce qu’il nous a donné des mains, un gosier, un estomac ; parce qu’il nous a permis de croître sans nous en apercevoir, et de réparer nos forces en dormant ! »

Voilà ce que nous devrions chanter à propos de chaque chose ; mais ce pourquoi nous devrions chanter l’hymne le plus grand, le plus à la gloire de Dieu, c’est la faculté qu’il nous a accordée de nous rendre compte de ces dons, et d’en faire un emploi méthodique. Eh bien ! puisque vous êtes aveugles, vous le grand nombre, ne fallait-il pas qu’il y eût quelqu’un qui remplît ce rôle, et qui chantât pour tous l’hymne à la divinité ? Que puis-je faire, moi, vieux et boiteux, si ce n’est de chanter Dieu ? Si j’étais rossignol, je ferais le métier d’un rossignol ; si j’étais cygne, celui d’un cygne. Je suis un être raisonnable ; il me faut chanter Dieu. Voilà mon métier, et je le fais. C’est un rôle auquel je ne faillirai pas, autant qu’il sera en moi ; et je vous en gage tous à chanter avec moi.