Les Entretiens d’Épictète/I/17

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Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 58-61).

CHAPITRE XVII




De la nécessité de la logique.

Puisque c’est la Raison qui est la régulatrice de tout le reste, et qui en tire parti, et puisqu’elle ne pouvait être elle-même sans régulateur, quel a été ce régulateur ? Il est évident que ce doit être elle-même ou un autre. Or, cet autre est une Raison à son tour, ou quelque chose-de meilleur que la Raison ; ce qui est impossible. Mais si c’est une raison, quel sera à son tour son régulateur ? Car si elle est son régulateur à elle-même, la première pouvait l’être aussi ; et, si elle ne l’est pas, cela est sans fin et sans terme.

— Soit ; mais il est plus pressant de guérir (ses passions) et tout le reste. — Veux-tu donc m’écouter sur ce sujet-là ? Écoute-moi. Mais ne va pas me dire : « Je ne sais pas si tu raisonnes bien ou mal ; » et, au cas où je prononcerais une parole ambiguë, ne me dis pas non plus : « Précise ; » car je ne te supporterai pas, et je te dirai : « Mais il est plus pressant de…, etc. » C’est en effet, je crois, pour cette raison que l’on place la Logique en tête, comme nous voulons qu’on apprenne à connaître les mesures avant de se mettre à mesurer le blé. Car, si nous ne commençons pas par savoir ce que c’est qu’un boisseau et par savoir ce que c’est qu’une balance, comment pourrons-nous mesurer ou peser quoique ce soit ? Ici de même, si nous n’avions pas étudié et ne connaissions pas exactement ce qui nous sert à juger et à connaître tout le reste, comment pourrions-nous connaître exactement quelque autre chose ? Est-ce que cela se pourrait ? — Non ; mais un boisseau n’est que du bois stérile ! — Oui, mais c’est par lui que nous mesurons le blé. — La Logique aussi est stérile ! — C’est ce que nous verrons ; mais, alors même qu’on l’accorderait, ce serait encore assez pour elle que de servir à juger et à discuter le reste, et d’y tenir lieu, pour ainsi dire, de poids et de mesure. Et qu’est-ce qui parle ainsi ? N’est-ce que Chrysippe, que Zénon, que Cléanthe ? N’est-ce pas aussi Antisthènes ? Et quel est celui qui a écrit que le point de départ de l’éducation était l’étude des mots ? N’est-ce pas aussi Socrate qui parle ainsi ? Et de qui Xénophon a-t-il écrit qu’il commençait par étudier la signification des mots ?

La grande chose, la chose digne d’admiration, serait-elle donc de comprendre ou d’expliquer Chrysippe ? Mais qu’est-ce qui dit cela ? Quelle est donc la chose digne d’admiration ? C’est de comprendre la volonté de la nature. Eh bien ! peux-tu la démêler par toi-même ? De quoi aurais-tu besoin alors ? Car s’il est vrai qu’on ne faillisse jamais que malgré soi, et si tu as su découvrir la vérité, il est impossible que dès lors tout ne soit pas bien chez toi. « Mais, par Jupiter, je ne sais pas découvrir la volonté de la nature. Qui donc sait l’exposer ? On dit que c’est Chrysippe. » Je vais, et je cherche ce que dit cet interprète de la nature. Contrarié de ne pas comprendre ce qu’il dit, je cherche quel qu’un qui me l’explique. « Vois et examine ce qui est écrit là, me dit-on, comme si ce l’était en latin. »

Mais de quoi donc l’explicateur s’enorgueillit-il ici ? Chrysippe lui-même n’aurait pas le droit de s’enorgueillir, s’il n’arrivait qu’à m’expliquer la volonté de la nature, sans la comprendre lui-même. À combien plus forte raison, celui qui explique Chrysippe ! Car ce n’est pas pour Chrysippe lui-même que nous avons besoin de Chrysippe, mais pour comprendre la nature. Nous n’allons pas trouver le devin pour l’amour de lui-même, mais parce que nous croyons apprendre par lui l’avenir, et ce que présagent les dieux. Ce n’est pas non plus pour l’amour d’elles-mêmes que nous allons regarder les entrailles, mais pour ce qu’elles présagent. Ce n’est ni le corbeau ni la corneille que nous honorons ; c’est le Dieu qui nous avertit par eux. Je vais trouver celui qui explique tout cela, le devin, et je lui dis : « Examine pour moi les entrailles ; que me présagent-elles ? » Il les prend, les ouvre, les interprète, et me répond : « Ô homme, tu as en toi une faculté de juger et de vouloir, dont la nature est de ne pouvoir être entravée ni contrainte ; voilà ce qui est écrit ici, dans ces entrailles. Je te le montrerai d’abord au sujet du jugement. Quelqu’un peut-il t’empêcher d’adhérer à la vérité ? — Personne. — Quelqu’un peut-il te forcer à recevoir pour vrai ce qui est faux ? — Personne. — Vois-tu que sur ce terrain ton libre arbitre est au-dessus de toute entrave, de toute contrainte, de tout empêchement ? Eh bien ! sur le terrain du désir et de la volonté, en est-il autrement ? Qu’est-ce qui peut triompher d’une volonté si ce n’est une autre volonté ? D’un désir ou d’une aversion, si ce n’est un autre désir ou une autre aversion ? — Mais, dis-tu, si tu emploies la crainte de la mort, tu me contraindras. — Ce n’est pas ce que j’emploierai qui te contraindra, mais c’est que tu juges qu’il vaut mieux faire telle chose que de mourir. C’est donc ton jugement qui t’aura contraint, c’est-à-dire que c’est ton libre arbitre qui aura contraint ton libre arbitre. Car, si Dieu eût fait que cette partie spéciale, qu’il a détachée de lui-même pour nous la donner, pût être contrainte par lui ou par d’autres, il ne serait pas Dieu, et n’aurait pas de nous le soin qu’il en doit avoir. Voilà (dit le devin) ce que je trouve dans les victimes ; voilà ce qu’elles t’annoncent. Si tu le veux, tu es libre ; si tu le veux, tu n’accuseras personne, tu ne feras de reproche à personne. Tout arrivera conformément à ta volonté et à celle de Dieu tout ensemble. » Voilà la réponse en vue de laquelle je vais trouver le devin et le philosophe ; et ce n’est pas devant lui que je m’incline à cause de son talent d’explication, mais devant les choses qu’il m’explique.