Les Entretiens d’Épictète/I/24

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 78-81).


CHAPITRE XXIV




Comment doit-on lutter contre les circonstances difficiles ?

Ce sont les circonstances difficiles qui montrent les hommes. À l’avenir, quand il s’en présentera une, dis-toi que Dieu, comme un maître de gymnase, t’a mis aux prises avec un adversaire redoutable. « Pourquoi ? » me dis-tu. Pour faire de toi un vainqueur aux jeux olympiques ; et tu ne peux l’être sans sueurs. Or, personne, ce me semble, ne s’est jamais trouvé dans des circonstances meilleures que celles où tu es, pourvu que tu veuilles en tirer parti, comme l’athlète de son adversaire. Voici qu’aujourd’hui nous t’envoyons dans Rome à la découverte ; or, on n’envoie jamais un lâche à la découverte, car s’il entendait le moindre bruit ou apercevait l’ombre de quoique ce fût, il reviendrait en courant, hors de lui, et disant que les ennemis sont là. Si, à son exemple, aujourd’hui tu revenais nous dire : « Quelles épouvantables choses il y a à Rome ! La mort est bien terrible ! Terrible est l’exil ! Terrible l’ignominie ! Terrible la pauvreté ! Fuyez, ami ; l’ennemi est là ! » nous te dirions : Va-t’en ! garde tes avertissements pour toi ! notre seul tort à nous, ç’a été d’envoyer un pareil individu à la découverte.

Diogène y a été envoyé avant toi ; mais ce qu’il nous a rapporté est bien différent : il dit que la mort n’est pas un mal, parce qu’elle n’est pas une honte ; il dit que la gloire est un vain bruit, que font des insensés. Quelles belles choses sur la peine, quelles belles choses sur le plaisir, quelles belles choses sur la pauvreté nous a dites cet explorateur ! Il dit que la nudité vaut mieux que tous les habits de pourpre ; et que le sol où l’on dort à la dure est le plus doux des couchers ! Et, à l’appui de chacune de ses paroles, il présente son propre courage, sa propre tranquillité d’âme, sa propre indépendance, son propre corps brillant de santé et aux formes pleines. « Pas un ennemi près de nous, dit-il ; paix complète partout. » — Comment le sais-tu, Diogène ? — « Voici, » dit-il. « M’a-t-on fait le moindre mal ? M’a-t-on fait la moindre blessure ? Ai-je fui devant quelqu’un ? » Voilà comme doit être celui qui va à la découverte. Toi, quand tu reviens vers nous, tu nous débites nouvelles sur nouvelles. Ne retourneras-tu pas, et ne verras-tu pas mieux, guéri de ta lâcheté ?

— Que ferai-je donc ? — Que fais-tu, quand tu descends d’un navire ? Est-ce que tu emportes le gouvernail ou les rames ? Qu’emportes-tu donc ? Ce qui est à toi, ta fiole à l’huile et ta besace. Eh bien ! ici aussi, rappelle-toi ce qui est à toi, et tu ne désireras pas ce qui est aux autres. Te dit-on : « Quitte ta toge à large bande de pourpre ? » — « Voici, je n’ai plus que ma toge à bande étroite. » Te dit-on : « Quitte celle-là aussi ? » — « Voici, je n’ai plus que mon manteau. » Te dit-on : « Quitte ton manteau ? » — « Me voici nu. » — « Mais, tu m’es insupportable. » — « Prends mon corps tout entier. Comment craindrais-je celui à qui je puis jeter mon corps ? »

« Un tel, d’autre part, ne me fera pas son héritier ! Mais quoi ! ai-je oublié qu’aucune de ces choses n’était à moi ? » De quelle façon disons-nous donc qu’elles sont à nous ? comme nous le disons d’un lit dans une auberge. Si l’hôtelier en mourant te laisse ses lits, ils seront à toi ; s’il les laisse à un autre, ils seront à cet autre, et tu chercheras ailleurs. Si tu n’en trouves pas, tu dormiras par terre, mais tu y dormiras le cœur tranquille, et jusqu’à ronfler, parce que tu te rappelleras que c’est chez les riches, chez les rois, chez les tyrans, qu’il y a place pour la tragédie ; tandis que les pauvres ne jouent jamais de rôle dans les tragédies, si ce n’est comme choristes. Les rois débutent par des prospérités : « Décorez ces maisons, » disent-ils ; mais au troisième ou au quatrième acte : « Ô Cithéron, pourquoi m’as-tu reçu ? » Esclave, que sont donc devenues tes couronnes ? Qu’est devenu ton diadême ? Tes gardes ne te servent de rien.

Lors donc que tu abordes un de ces hommes, rappelle-toi que tu te trouves en face d’un personnage de tragédie, et non pas de l’histrion, mais d’Œdipe lui-même.

« Un tel, dis-tu, est bien heureux, car il a nombreuse compagnie quand il se promène ! » — Eh bien ! je n’ai qu’à me mêler à la foule, et moi aussi je me promènerai en nombreuse compagnie.

Mais, voici l’essentiel : souviens-toi que la porte t’est toujours ouverte. N’aie pas moins de cœur que les enfants ; quand un jeu cesse de leur plaire, ils disent : « Je ne jouerai plus. » Eh bien ! toi aussi, quand tu te trouves dans une situation analogue, dis « je ne jouerai plus ; » et va-t’en. Mais si tu restes, ne te plains pas.