Les Entretiens d’Épictète/III/14

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Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 271-274).

CHAPITRE XIV




Ça et là.

Les mauvais acteurs ne peuvent chanter seuls; ils ne chantent qu’avec d’autres. Il est de même certaines gens qui ne peuvent se promener seuls. Homme, si tu vaux quelque chose, sache te promener seul, converser avec toi-même, et ne pas te cacher dans un chœur.

Sois quelquefois l’objet des railleries, et promène alors autour de toi un regard tranquille. Il faut qu’on te secoue, pour que tu apprennes à te connaître.

Quand quelqu’un boit de l’eau, ou fait quelque chose pour s’exercer, il va à tout propos dire à tout le monde: Je bois de l’eau. « Bois-tu donc de l’eau à la seule fin d’en boire? O homme! si c’est ton bien d’en boire, bois-en; mais si ce n’est pas ton bien, tu es ridicule. Si c’est ton bien, et que tu en boives, n’en parle pas devant ceux qui n’aiment point qu’on fasse autrement qu’eux. Veux-tu leur plaire par là? »

Parmi les choses que l’on fait, il en est que l’on fait par principes, d’autres que l’on fait par circonstances, d’autres par calcul, d’autres par déférence, d’autres par parti pris.

Il est deux choses qu’il faut enlever à l’homme, la présomption et la défiance de soi-même. La présomption consiste à croire qu’on n’a besoin de quoi que ce soit; la défiance de soi-même, à se dire qu’on ne peut arriver à être heureux dans un pareil milieu. On détruit la présomption en la confondant; et c’est ce que Socrate commence par faire. Quant à la possibilité d’être heureux, regarde et cherche. C’est une recherche qui ne te fera pas de mal; et même, presque toute la philosophie consiste à chercher les moyens de n’être pas entravé dans ce qu’on désire et dans ce qu’on veut éviter.

L’un dit: « Je suis au-dessus de toi, car mon père est un consulaire. » Un autre: « J’ai été tribun, et tu ne l’as pas été. » Si nous étions des chevaux, dirais-tu donc: « Mon père était plus léger? » Dirais-tu: « J’ai beaucoup d’orge et de foin, » ou bien: « J’ai de beaux harnais? » Et si je te disais, quand tu parlerais ainsi: « Soit! mais courons! » Eh bien! n’y a-t-il rien qui soit pour l’homme ce qu’est la course pour le cheval, et qui fasse connaître celui qui vaut le mieux et celui qui vaut le moins? Est—ce qu’il n‘y a point l’honnêteté, la loyauté, la justice? Montre que tu m’es supérieur par elles, si tu veux m’être supérieur comme homme. Si tu me disais que tu rues fort, je te dirais, moi, que tu es fier de ce qui appartient aux ânes.

[1]Toute grande puissance est un péril au début. Il faut en porter le poids suivant ses forces, mais d’une manière conforme à la nature[2]. . . . . . . . mais non pas pour le poitrinaire. Étudie—toi parfois à te conduire comme si tu étais malade, pour savoir un jour te conduire comme un homme bien portant. Jeûne, bois de l’eau, interdis—toi toute espèce de désir, pour savoir un jour désirer conformément à la raison. Et, quand tu désireras conformément à la raison, quand le bien sera ainsi en toi, tes désirs seront bons. Mais ce n’est pas là ce que nous faisons: dès le premier jour nous prétendons vivre comme des sages et servir l’humanité. Eh! comment la sers—tu? Que fais—tu? Quels services, en effet, as—tu commencé par te rendre à toi—même? Tu veux les exhorter au bien! Mais t’y es-tu exhorté toi—même? Tu veux leur être utile! Montre—leur par ton propre exemple quels hommes la philosophie sait faire, et ne bavarde pas inutilement. Par ta façon de manger, sois utile à ceux qui mangent avec toi; par ta façon de boire, a ceux qui y boivent: cède-leur; fais abnégation de toi-même; supporte tout d’eux; sois-leur utile ainsi, et ne crache pas sur eux.


  1. Des éditions portent dans le chapitre précédent ce paragraphe tronqué qui n’a guère l’air de lui appartenir.
  2. Il y a ici des mots passés.