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Les Entretiens de la grille/La malice favorisée

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(attribution contestée par P. Pia)
(p. 63-72).

Nous fîmes un jour une partie de divertiſſement de ſept perſonnes à ſçavoir de trois jeunes hommes & de quatre filles. Aprés avoir bien couru la Campagne dans deux caroſſes nous nous rendîmes à Saint Cloud où la nuit nous ſurprit. Il nous fut preſque impoſſible de trouver une hoſtellerie qui nous voulût receuoir quoique nous fuſſions aſſez en équipage, parce qu’une Foire & quelque divertiſſement & quelques Feſtes extraordinaires qui ſe celebroient chez Monſieur avoit inondé le village où il ſembloit que tout Paris s’étoit rendu. Nous trouvâmes par bonheur une chambre à l’enſeigne ou pluſieurs gens étoient & ſont encore logez, à ſçavoir de la corne. Nous ſoupâmes là & nous apprîmes qu’on nous y preparoît un lit pour ſept. Il n’y avoit point de remede. Il fallut ſe conſoler, il auroit été inutile de declamer contre le deſtin. Dés que la table fut levée, nous fîmes compliment aux hommes & nous les priâmes d’agréer des fauteuils & que le lit nous fut reſervé. Pas un ne voulut recevoir nôtre propoſition. Ils proteſtoient tous de concert, qu’ils aimeroient mieux renoncer à la complaiſance qu’au repos & qu’il falloit que les Femmes ſe reſoluſſent de coucher avec eux ou de paſſer incommodement la nuit. Nos prieres & nos menaces n’eurent aucun effet. Il falut en paſſer par là & tant d’amitié que de force nous fîmes deſſein de coucher tous enſemble, ſelon ce que Monſieur l’Abbé qui étoit le venerable Pere que voila, diſoit-elle en me monſtrant, en ordonneroit. Il eut commiſſion de regler à qui écheroit le chevet & les pieds du lit. Pandant que nous conteſtions agreablement enſemble, chacun voulant coucher à côté de celle pour qui il avoit le plus d’inclination, Monſieur l’Abbé comme le plus ſerieux pour monſtrer ſon indifference & combien le ſexe luy étoit indifferend & incapable de le tenter ou pluſtôt pour taſter un peu de toutes ſe deshabilla & ſe campa au milieu du lit. Quelque reſpect que les autres hommes euſſent pour luy, nous autres femmes, le condamnerent à ſe r’habiller juſqu’à ce qu’on eut reglé l’ordre qui s’obſerveroit dans la diſtribution des places. Il eſt vray que comme grand Ordonnateur il luy étoit libre d’occuper telle place que bon luy ſembleroit ; Mais nous nous opiniatrâmes à vouloir le voir debout. Luy de reſiſter, de nous conjurer de le laiſſer en repos & de nous dire cent choſes plaiſantes pour nous rendre favorables à ſon repos & nous de le chatoüiller, de le tourmenter, de jetter par terre draps & couvertures & de le berner même entre nous ſix dans le drap ſur le quel il étoit étendu. Il fallut enfin ceder à la force avec la quelle les Femmes luy remirent ſon calçon, & ce fut en ſuite, que diſſimulant ſon reſſentiment, il reprit ſa belle humeur & ordonna des places que chacun devoit occuper dans le lit. Il ſe deſtina la premiere, qui luy fut adjugée librement. Il me deſtina un de ſes côtez & poſta la fille d’un advocat qui étoit la plus belle de toutes de l’autre. Le pied du lit tomba en partage à nos deux autres compagnes & les deux hommes qui reſtoient à placer à la faveur de quelques fauteuils dont on élargit le lit devoient coucher de travers, c’eſt à dire d’un côté à l’autre. On peut s’imaginer ſi nous demeurâmes en repos dans le lit & ſi quatorze jambes l’une ſur l’autre purent longtemps demeurer en bonne intelligence. On badina toute la nuit & on ne commencea à s’endormir que ſur le matin que la fraicheur inſpire en eſté le ſommeil. Monſieur l’Abbé qui avoit été le mieux placé avoit auſſi le plus dormi. Pandant que les autres commençoient à s’abandonner au ſommeil, il ſortit doucement du lit, s’habilla & nous fit le plus vilain tour du monde. Il raſſembla tous nos habits, mit nos bas les uns dans les autres, fit des nœuds de toutes nos jartieres, mit cottes & cotillons dans les calçons, joignit les corps de juppes aux pourpoints & juſte-au-corps, enveloppa le tout dans un manteau & jetta le pacquet dans un petit jardin qui repondoit aux feneſtres de la chambre. Aprés ce bel exploit, il ſe cacha derriere une tapiſſerie & attendoit avec patience l’evenement c’eſt à dire les grimaces des uns & des autres lors qu’ils ne verroient plus leurs hardes. Nous nous éveillâmes. Chacun cherche ſes habits & perſonne ne les trouve il les avoit mis. Ils étoient tous diſparus. Un jeune Advocat de nôtre compagnie ſe leve en chemiſe, met la teſte à la feneſtre & voit le ballot en bas. Il n’eut pas pluſtôt fait ſon rapport que le procez de l’Abbé fut fait & parfait, mais le Galand ſe railloit de nos menaces. Il étoit queſtion de deſcendre en bas. Les Femmes ſe crurent exemptes de le faire & les hommes s’en excuſoient ſur ce que leurs chemiſes étoient fenduës trop haut. On conteſta long temps & il fut arreſté enfin qu’on tireroit à la courte paille à qui iroit querir le pacquet. Le ſort tomba ſur moy. Je m’en deffendis le plus que je pus & comme je n’obtenois rien de leur dureté ou pluſtôt de l’envie qu’ils avoient de ſe divertir à mes depens, je conjurai l’Advocat qui me ſembloit le plus obligeant des deux de me vouloir rendre ce bon office. Il voulut bien ſe charger de cette commiſſion pourvû que je voulus bien luy prêter ma chemiſe. Comme c’eût été diſputer inutilement, je conſentis à la luy preter à condition que les autres Femmes me repondoient de la ſageſſe de celuy qui reſtoit au lit. J’étois donc toute nuë entre les draps quand le troiſiéme qui nous tenoit compagnie & qui faiſoit ſemblant de ſe r’endormir ſe leva tout d’un coup & emporta avec luy la couverture & le drap. Ce fut pour me derober aux yeux des autres que je me ſauvay toute en colere ſous une tapiſſerie. Je m’enfonçois derriere quand je me ſentis arreſtée par nôtre malicieux Abbé qui s’y tenoit caché. Je fus ſaiſie à ſa rencontre d’une ſi grande peur que je tombay paſmée entre ſes bras. Le pacquet des hardes remonta & l’Abbé me rapporta ſur le lit où on eut toute la peine du monde à me faire revenir. Je ne ſçay quelle fut la force des ſentimens d’amour ou de compaſſion que j’inſpiray à toute la Compagnie, mais je ſçay que le plaiſir de m’avoir vuë toute nuë deſarma ceux qui avoient formé de deſſeins de vangeances contre l’Auteur du deſordre.

L’on peut juger de nos diſpoſitions par le caractere de nos entretiens. Je me flattois que leur liberté nous porteroit plus loin & me faciliteroit les choſes ; Mais le ſort jaloux de mon bonheur s’oppoſa à mes deſſeins & rompit toutes mes meſures. Une Sœur des Amies de Placidie trahit ſa confidence & informa l’Abbeſſe de nôtre libre commerce. Cette Superieure judicieuſe à demi-convaincüe, pour ne pas faire éclatter un ſcandale qui ne pourroit que rendre les deux sœurs odieuſes au reſte de la Communauté, ſe reſolut bien à la verité d’interrompre nos pratiques, mais de le faire à petit bruit. Pour cet effet, elle nous laiſſa encore la liberté de conferer une fois privement enſemble & ne nous envoya aucune ſœur Ecoute incommode qui put s’inſtruire & luy faire un raport de ce qui ſe paſſoit entre nous. Elles me donnerent avis toutes deux du danger où nous étions d’eſtre ſurpris, me jurerent que la crainte leur avoit ôté la commodité de méditer & me conjurerent de ſuppléer hardiment ce jour là à leur deffaut, avec aſſurance que ſi nos entrevuës dans la ſuite ne pouvoient pas eſtre ſi frequentes, les lettres nous ſeroient d’un ſecours avec le quel nous tromperions la prevoyance de l’Abbeſſe & nous ſurprendrions ſa prudence. Je prevoiois bien que nôtre commerce alloit eſtre interrompu & c’eſt ce qui me fit reſoudre de joüer de mon reſte & de leur faire des Hiſtoires qui leur laiſſeroient des traces de liberté fort avant imprimées dans l’ame. Je voulus bien contribuer pour elles au divertiſſement ce jour-là & je m’armai d’une reſolution à l’épreuve pour leur faire part des trois hiſtotiettes qui ſuivent. Voicy la premiere.