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Les Entretiens de la grille/Le bon office

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(attribution contestée par P. Pia)
(p. 72-77).

J’avois toutes les peines du monde à engager une jeune Demoiſelle d’aller prendre le bain & je brulois de la voir dans ſes charmes naturels. Ce fut pour donner à mon ardeur cette ſatisfaction que je me ſervis de la familiarité de deux autres jeunes filles qui la menerent à la Comedie que je leur donnay où il fut conclu que je leur donnerois le landemain un caroſſe ſur le ſoir & que nous nous rendrions vers la porte de Saint Bernard. J’avois fait proviſion de biſcuits, de maquarons, de maſſepains, de piſtaches & de bouteilles de vin d’Eſpagne que je crus pouvoir exciter la belle humeur de ces belles & les rendre incapables de ces incommodes reflexions que la pudeur fait faire. Nous montâmes à l’heure arreſtée en caroſſe & nous fîmes quelque tours de Roule, où nous fîmes ſa collation & où nous bumes juſqu’à avoir la langue plus deliée qu’à l’ordinaire. Auſſitôt que nous fumes arrivez au bord de la riviere, nous y loüâmes un petit batteau couvert, qui nous derobant aux yeux de tout le monde, nous permettoit de tout faire ſans apprehender que qui-que-ce-ſoit ſe divertit de nos petites folies. Car de quelles badineries un amour folaſtre & ardent n’eſt-il pas capable ? Comme j’étois celuy qui étoit le plus échauffé, j’étois auſſi celuy qui avoit le plus beſoin de rafraichiſſement. En un moment je fus deshabillé & aurois repreſenté au naturel la vive image d’Adam, ſi j’avois été auſſi bien formé que luy. La plus jeune de nos trois Nayades qui diſputoit avec moy de celuy ou de celle qui ſeroit le pluſtôt à l’eau, m’imita dans mon depouillement & ſe jetta entre mes bras dans un endroit d’eau aſſez baſſe où je l’avois precedée. La plus agée qui n’avoit pas encore vingt ans fit quelque difficulté de vouloir paroître aux yeux dans le bel équipage où Eve vivoit dans le temps de l’innocence originelle & ceda enfin à nos railleries, tirant ſa chemiſe par deſſus ſa teſte, dans les manches de la quelle ſes bras demeurerent exprés embaraſſez pour faire honte à la honte même & pour ébranler la reſolution de ma Belle Amante, & luy faire paſſer par deſſus ces ſentimens de pudeur, dont elle avoit gardé les impreſſions d’un Cloître où elle avoit été élevée & dont elle n’étoit ſortie que depuis peu. Celle-cy ſurpriſe de nos manieres libres, qu’elle traittoit de licentieuſes & que nous appellons vertus civiles, ſe deshabilloit lentement, elle proteſtoit qu’il n’y avoit vertu au monde qui la pût faire reſoudre à ſe baigner nuë & croyoit qu’il luy devoit eſtre permis de garder une chemiſe, par ce qu’elle en avoit apporté une avec ſoy. Pour ne la point effaroucher d’abord nous la laiſſâmes faire juſqu’à ce qu’elle fut en chemiſe en quel équipage elle s’alloit mettre au bain. Nous luy dîmes cent petites choſes pour luy inſpirer nôtre liberté & c’étoit ce ſemble inutilement que nous nous efforçions de la faire conſentir de ſe depoüiller à nôtre exemple, elle ne pouvoit s’accommoder à cette mode qui luy ſembloit offencer la pudeur. Son obſtination nous obligea de remonter dans le batteau ou nous la perſecutâmes ſi agreablement qu’elle promit de repondre à nos deſſeins. En effet, elle tint ſa parole, auſſitôt que nous fûmes redeſcendus dans la riviere, elle nous y ſuivit auſſi. Vous remarquerez que nous avions l’eau jusqu’à la ceinture. Elle qui n’avoit jamais priſe le bain, ſentit un petit boüillement d’eau en certain endroit qui luy cauſa une ſi grande peur, qu’elle s’ecria en tremblant : Ah, Mon Dieu, l’eau entre, l’eau entre. Ce cry nous fit tourner la teſte & ſes compagnes ſe raillant de ſa ſimplicité, je leur fermay la bouche en parlant le plus haut & faiſant fort l’étonné je demanday à cette belle innocente, ſi elle ne s’étoit pas munie de deux tampons ? A quoy fort effrayée m’ayant répondu que non & qu’elle ne ſçavoit pas ce que c’étoit ni quel en étoit l’uſage, je luy repliquay : Helas ! A quoy vous expoſez vous ? Vous vous joüez à devenir hydropique, vous aurez dans un moment le ventre comme un tambour ; Helas ! A quoy penſez-vous ? La peur que je luy cauſois par un accent de voix pitoyable, jointe à la crainte que luy donnoit l’eau qui joüoit toûjours ſon petit jeu, & qui ſembloit ſe plaire en paſſant de donner de petits baiſers à de certains endroits, la fit reſoudre à s’en retourner au batteau avec precipitation. Comme nous en étions un peu éloignez & que la crainte qui la ſaiſſiſſoit la portoit à me conjurer de ne la point quitter, faute de tampon, de peur d’accident, je luy prêtai en la ſuivant par derriere le pouce & le doigt du milieu de la main droite & la garenti d’inconvenient jusqu’au batteau où je la conduiſis ainſi, dans lequel elle remonta en me rendant autant d’actions de graces que ſi je l’avois tirée du plus inevitable naufrage qui ſe vît jamais. Je vous laiſſe à penſer ſi elle fut raillée & ſi nous nous refuſâmes à cette matiere de divertiſſement. Nôtre joye cepandant fut de courte durée parce que la Belle ſe gendarma tout de bon contre tout le monde, ce qui fit que nous nous r’habillâmes ſans prendre le bain autant qu’il étoit neceſſaire pour en profiter.

Cette avanture ſembla ſinguliere à nos deux Sœurs & ſur tout à Placidie, dont le temperament s’accommodoit fort à ces ſortes de recits, qui me prioit inſtamment de vouloir encore plaiſanter ſur la même matiere. Comme je m’apperçus qu’elles goutoient fort ma liberté, je crus que je ne devois rien farder & que ce qui m’arriva un jour en joüant avec les jeunes filles d’une Comteſſe ne leur déplairoit ſans-doute pas. C’eſt ce qui fit que je continuai ainſi.