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Les Entretiens de la grille/Le faux Juif

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(attribution contestée par P. Pia)
(p. 81-85).

Une Jeune Eſpagnole devient éperduëment amoureuſe du fils d’un marchand, jeune-homme bien fait de ſa perſonne mais fort ſimple d’eſprit. Comme il n’avoit point d’inclination pour le mariage & que toute autre galanterie luy étoit indifferente, il ne s’appercevoit pas que cette jeune fille avoit pour luy quelque choſe de plus que de l’amitié. C’eſt pourquoy, elle s’efforcoit envain de luy plaire & à le rendre amoureux. Sa paſſion cepandant augmentant de jour en jour & apprenant que cet idiot alloit faire un voyage, elle ſe reſolut de ſe traveſtir en homme, de l’aller attendre à quelques lieuës de la ville & de l’accompagner juſqu’à ce qu’elle eut trouvé l’occaſion de paſſer la nuit avec luy en quelqu’endroit où ſaute de lits ils ſe verroient obligez de coucher enſemble. Ce deſſein luy reüſſit. Nos voyageurs deſcendent dans un village où ils ſont contraints de paſſer la nuit. La Fille n’étoit nullement reconnoiſſable ſous ce déguiſement à ce Jeune-homme qui ne l’avoit jamais fort pratiquée. Ils ſoupent, & ſe mettent au lit. La jeune Eſpagnole devenu cavalier ſe tourne & retourne ; Elle eſt dans un mouvement continuel. Elle s’approche du Garçon, jusqu’à luy eſtre fort incommode. Il ne ſçait où il en eſt, il la répouſſe de la main qu’elle luy prend doucement & qu’il retire promptement. Elle continue de le perſecuter, il la prie de ſe reculer & la repouſſe derechef de la main, qu’elle luy prend & conduit jusqu’à un certain endroit, dont elle eſpere que le ſentiment luy pouroit rendre l’importunité plus ſupportable. Il taſte & touche par haſard ou de deſſein, & ne ſentant rien où il croioit devoir eſtre quelque choſe, il crut que cet homme avoit été circoncis & qu’il étoit aſſurement couché avec un Juif, ne s’imaginant rien autre choſe ſinon qu’on luy avoit coupé le prepuce qu’il jugeoit eſtre le totoquinti. Ce ſot qui croyoit que le Diable l’alloit emporter par ce qu’il étoit couché avec un Juif fit le ſigne de la croix & ſe leva avec une promptitude qui marquoit aſſez ſon épouvante. Il fit alors un ſi grand bruit, qu’il éveilla toute la maiſon. Tout le monde courut au bruit, on s’informe de ce qui s’eſt paſſé, le Jeune-homme fait ſes plaintes, la Fille-garçon eſt accuſé d’eſtre Juif & deferé le landemain à l’inquiſition où il a demeuré trois mois en priſon auparavant que d’eſtre examiné, au bout du quel temps n’y ayant point de preuve contre luy que celle de la circonciſion pretenduë, il fut dépoüillé en preſence de Meſſieurs les Inquiſiteurs qui n’étoient pas aſſez éclairez pour voir le fonds de l’affaire & de quelques vieux chirurgiens qui furent extremement ſurpris de voir, qu’ils ne voyoient rien.

A peine j’achevois cette Hiſtoriette qu’une vieille Sycophante, s’approcha de la porte du Parloir pour y entendre quelle étoit la matiere de nos entretiens ; Mais il étoit trop tard. Je ne ſçay pas cepandant aſſurément ſi elle en avoit entendu quelque choſe, ou ſi le grand ſilence que nous gardâmes à ſes approches luy fut d’un mauvais augure & qu’elle alla fortifier Madame l’Abbeſſe dans les premieres impreſſions qu’on luy avoit donnez de nous, mais il n’eſt que trop vray, que cette même vieille s’etant éclipſée un moment, revint ſur ſes pas dire à mes deux cheres Sœurs qu’on leur interdiſoit doreſnavant le Parloir & qu’elle les vouloit bien laiſſer encore un moment en liberté pour nous dire adieu ſans précipitation, ce qu’ayant dit elle ſe retira. Lors qu’on fut certain de ſon éloignement voyant qu’il falloit faire de neceſſité vertu, il fallut ſe reſoudre à une cruelle ſeparation. Nous nous donnâmes les mains & nous nous baiſâmes de la meilleure maniere qu’il nous fut poſſible. Placidie me conjura de luy écrire un Billet doux en vers pour la divertir dans ſon accablement, ce que luy ayant promis de faire, nous nous ſeparâmes, les larmes aux yeux, le dépit dans l’ame & le projet du recouvrement de nôtre liberté dans l’eſprit. Des deux jours aprés, pour ne pas manquer de parole à Placidie, je luy écrivis en ces termes.