Les Exilés (Révoil)/Le Gardien de Fontainebleau

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Pétion, libraire-éditeur (1p. 5-128).


LE GARDIEN DE FONTAINEBLEAU.



I.


J’étais à Fontainebleau vers la fin de l’automne. Une autorisation spéciale et toute gracieuse du commandant me permettait de visiter chaque jour, et dans tous ses détails, le château ; je m’y rendais souvent avec ma fille durant les matinées, lorsque la fraîcheur de l’atmosphère interdisait les excursions dans la forêt. J’allais sonner à la cour du Cheval-Blanc, et un des gardiens, assis au soleil, se levait pour m’accompagner. Je traversais cette vaste cour, je montais l’escalier d’honneur où l’ombre de Napoléon semble planer encore, et j’arrivais dans les appartements royaux par cette charmante galerie en boiseries incrustées de médaillons de porcelaine de Sèvres, qui fut construite à l’époque du mariage du duc d’Orléans et de la princesse Hélène.

Dès le premier jour la figure du gardien qui m’accompagnait m’avait frappée. C’était un beau vieillard droit, robuste, à chevelure blanche, mais ayant encore des moustaches d’un noir d’ébène, et des yeux très-vifs, aussi noirs que ses moustaches, l’ensemble de son visage était noble et grave, sa parole polie mais brève : tel il me parut d’abord.

Insensiblement, quand je le connus mieux, car ce fut toujours lui qui vint m’ouvrir la porte du palais et m’y accompagna, je découvris sous cet air sérieux une bonté touchante ; il commença par faire connaissance avec ma fille, il causait avec elle, il expliquait à cette enfant de quatre ans les sujets des tableaux et des fresques, la faisait se mirer dans les grandes psychés qui ornent les chambres des princesses, l’asseyait sur le trône où s’étaient assis plusieurs rois, où s’était assis l’empereur ! Enfin il se prêtait à tous ses caprices : un jour nous étions arrivés dans ce délicieux appartement du rez-de-chaussée qui fut habité par madame de Maintenon, par cette femme reine de fait, qui eut plus que le pouvoir d’une reine, mais sans en obtenir jamais le titre.

Cet appartement a gardé le nom de l’ambitieuse maîtresse de Louis XIV, et mieux que son nom ; on y sent encore comme un reflet de toute sa personne, dignité un peu raide, dehors de componction, tout s’y révèle dans la couleur des tentures, les ornements des plafonds, les tableaux, et jusque dans la forme des meubles. C’est le seul appartement d’un aspect vraiment chaste qui soit dans le palais ; en tout, cette femme songeait au masque. J’aimais à me reposer dans cette calme enceinte après avoir parcouru le château. Ce jour-là je m’étais assise dans le petit boudoir rond qui sert d’antichambre à l’appartement. La porte-fenêtre ouverte devant moi, donnait accès aux exhalaisons du parterre ; la brise m’apportait par bouffées les parfums des roses et des jasmins ; tandis que je rêvais à la destinée de cette femme, à son point de départ si humble, puis à son élevation, à sa fortune, à tant de puissance et de vanités, puis enfin au néant de toutes ces choses dont il ne survit pas même pour nous un sentiment touchant. Le vieux gardien, toujours attentif auprès de ma fille, parcourait avec elle la chambre de madame de Maintenon et lui faisait admirer chaque objet. Tout-à-coup l’enfant se mutina, elle venait de découvrir devant le lit majestueusement drapé une délicieuse chaise basse en forme de lyre, qui avait servi de prie-dieu à la favorite dévote. Ma fille voulait jouer avec cette petite chaise à sa taille, la prendre dans ses bras et l’apporter dans le boudoir pour s’asseoir près de moi. Le gardien résista :

— Cette chaise sert à prier Dieu, dit-il, elle ne sort point d’ici. À ces mots, l’impatient désir de l’enfant parut céder, elle s’agenouilla sur la chaise, entoura de ses deux petits bras la lyre qui se dessinait au dossier et se recueillit quelques instants ; ses beaux cheveux blonds se déroulaient en boucles abondantes autour de son front, de ses joues fraîches, de son joli cou, et se détachaient en se déployant sur l’azur de sa robe de laine ; ainsi, dans l’attitude de la prière, ses yeux bleus grand-ouverts et levés vers le ciel, on eût dit un ange en extase. Cette pose ne dura que quelques secondes ; je regardais mon enfant avec un ravissement maternel, mais ce qui m’étonna, ce fut le regard du gardien ; dans ce regard il y avait tant d’attendrissement, tant d’admiration, que j’en fus surprise, puis émue, en voyant une larme rouler sur sa joue ridée ; je m’approchai de lui :

— Ma fille vous rappelle un souvenir doux et triste, un enfant peut-être que vous avez perdu ?

— Oui, je l’ai perdue… je les ai perdus, dit-il, comme se parlant à lui-même, car ils m’ont oublié, j’ignore où ils sont !

— Vous avez des enfants éloignés de vous ?

— Des enfants ; oui, tous deux étaient mes enfants… Puis, comme s’arrachant à lui-même, il ajouta :

— Votre fille, madame, cette jolie enfant de quatre ans vient de me rappeler une jeune fille belle, touchante, et que j’ai vue là agenouillée sur cette chaise. Oh ! cette ressemblance est frappante ! Quoique la jeune fille eût vingt ans, elle avait l’expression de candeur de cette enfant, son regard, le pur incarnat de ses joues. Quel doux souvenir ! Et lui, comme il l’aimait… Il s’arrêta, j’écoutais encore, mon silence l’interrogeait.

— C’est une simple et touchante histoire, me dit-il ; vous la raconter, ce sera parler d’eux ; durant une heure je croirai les revoir encore, se ressouvenir est le seul bonheur des vieillards : Écoutez-moi, madame, avec indulgence.

En ce moment ma fille jouait devant la porte-fenêtre avec le sable fin des allées du parterre, je repris ma place, le gardien s’assit vis-à-vis de moi et commença son récit :

— Avant que je vous parle d’eux, me dit-il, il est nécessaire que je vous apprenne qui je suis ; je serai bref. J’ai fait toutes les campagnes de l’empire ; ne sachant pas lire, je ne pus devenir officier ; mais l’empereur, à Marengo, me donna lui-même la croix que je porte. Durant les campagnes d’Italie, je connus à Gênes une femme d’une rare beauté ; elle m’aima, je l’épousai, je fus le plus heureux des hommes ; j’eus dix-huit mois de félicité, puis je la perdis. Elle mourut en me donnant un fils, il devait plus tard me rappeler sa mère ; il fut beau comme elle. Mon enfant devint enfant de troupe, je ne voulus pas m’en séparer, il me suivit dans mes campagnes. Tant qu’il fut au maillot, la cantinière en prit soin ; sitôt qu’il put marcher, chaque soldat se le disputait, mon sergent lui enseigna à lire ; à six ans il apprenait tout ce qu’on voulait, il chantait la Marseillaise, faisait l’exercice sans broncher, il était ma joie et l’orgueil du régiment. Un jour mon colonel me dit : Ton enfant est plein d’intelligence, il ne faut pas qu’il reste ignorant ; je le recommanderai à l’empereur, il sera placé dans une école militaire, il en sortira officier : cela te va-t-il ?

— Oui, mon colonel, sans doute… et je sentais mes larmes m’étouffer à l’idée de me séparer do mon fils ; mais je sentais aussi que c'était mon devoir de consentir et de préparer à cet enfant une belle carrière. On me l’enleva, il avait dix ans ; je pleurai à cette séparation comme j’avais pleuré à la mort de sa mère. Dix ans après, c’était un des plus beaux et des plus intrépides sous-lieutenants de la garde de l’empereur. Moi, j’étais mis à la retraite , et lui partit plein d’ardeur ; je ne pus le suivre dans cette désastreuse campagne de Russie. Madame, il ne revint pas !... Ici le le vieillard s’interrompit quelques instants comme vaincu par l’émotion, puis il reprit d’une voix ferme :

J’avais eu une sorte de pressentiment de sa fin prochaine. Avant ce fatal départ, nous vécûmes un an réunis ; je fus bien heureux , et je m’efforçais de rendre sa vie douce et brillante ; j’étais si fier de lui ! moi, le Page:Revoil - Les Exiles.djvu/21 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/22 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/23 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/24 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/25 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/26 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/27 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/28 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/29 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/30 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/31 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/32 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/33 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/34 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/35 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/36 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/37 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/38 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/39 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/40 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/41 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/42 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/43 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/44 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/45 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/46 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/47 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/48 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/49 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/50 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/51 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/52 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/53 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/54 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/55 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/56 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/57 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/58 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/59 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/60 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/61 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/62 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/63 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/64 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/65 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/66 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/67 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/68 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/69 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/70 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/71 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/72 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/73 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/74 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/75 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/76 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/77 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/78 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/79 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/80 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/81 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/82 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/83 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/84 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/85 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/86 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/87 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/88 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/89 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/90 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/91 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/92 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/93 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/94 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/95 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/96 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/97 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/98 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/99 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/100 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/101 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/102 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/103 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/104 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/105 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/106 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/107 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/108 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/109 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/110 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/111 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/112 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/113 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/114 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/115 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/116 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/117 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/118 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/119 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/120 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/121 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/122 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/123 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/124 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/125 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/126 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/127 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/128 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/129 Page:Revoil - Les Exiles.djvu/130 parole, une larme ; il restait morne et indifférent aux sourires et aux caresses de ma fille ; je revins les jours suivants, il était toujours dans cet état d’effrayante stupeur. Un soir il me dit :

— Je sens que tout est fini ; adieu, madame, que Dieu bénisse votre fille !

Le lendemain je me rendis au château plus tôt que de coutume, mais je ne le trouvai ni dans les cours, ni dans sa chambre.

Je revins dans la soirée m’informer s’il avait reparu ; ses camarades inquiets me dirent qu’on l’avait vainement cherché dans le palais, dans le jardin et dans le parc. Je ne sais quel instinct me poussa à faire le jour d’après une longue excursion dans la forêt, j’allai jusqu’à cette partie du bois qu’on appelle le Rocher des Deux-Sœurs, en m’en approchant j’aperçus un homme immobile assis contre le tronc d’un frêne colossal. Je sentis mes jambes fléchir en reconnaissant ce corps inanimé ; c’était le vieux gardien. Ma fille me dit avec l’ignorance heureuse de son âge :

— Maman, n’approchons pas, nous l’éveillerions !

Hélas ! selon le vœu qu’il m’avait exprimé, il s’était endormi pour toujours au milieu des bois, la face tournée vers l’Orient, en regardant se lever un beau jour d’automne.