Les Exilés (Révoil)/Un amour en serre chaude

La bibliothèque libre.
Pétion, libraire-éditeur (1p. 129-162).


UN AMOUR EN SERRE CHAUDE.


— Ce brouillard compact me donne le spleen, dites-moi donc, monsieur de Chateaubert, quelque nouvelle pour me distraire ?

C’est ainsi qu’un de ces jours de la fin de décembre, la brune et piquante madame de Genevry, assise dans un élégant salon d’hiver bleu et argent, s’adressait à un jeune homme à la taille svelte, à la mine décidée, et qui debout devant une gracieuse cheminée de marbre blanc, s’y accoudait au risque d’amener un choc entre les cristaux de Bohême et les bronzes de prix qui couvraient la tablette.

L’interlocuteur fît un sourire de satisfaction à la jeune femme.

— Quoi, vous ne savez pas, dit-il en affectant la surprise.

— Que se passe-t-il donc ?

— Tout Paris en parle.

— Qu’est-il arrivé ? Voyons, contez-moi vite cela !…

— Mais je ne suis pas le premier sans doute, à vous apprendre que M. de Valbrisé…

— Est toujours député, je pense ?

— Sans doute !

— La session s’ouvrira demain, il doit être arrivé ?

— Certainement il est arrivé, mais seul, sans sa femme.

— Que me dites-vous donc là ! Henriette ne l’a point suivi ? elle qui n’aime que Paris, elle si folle du monde, si brillante l’hiver passé… elle nous éclipsait toutes…

— Oh ! non , pas toutes, dit avec une intention bien marquée le jeune homme.

— Eh ! bien donc ?

— Madame de Valbrisé passe l’hiver dans ses terres du midi ; on se perd en conjectures.

— Mais c’est qu’en effet !…

— Les unes disent que le mari l’a exigé, les autres prétendent que c’est elle qui l’a désiré…

— Elle, mais c’est impossible ! vous savez que… voyons, on peut le dire, car tout !e monde en a parlé… Ce pauvre M. Théobald de Montgirard comment s’arrangera-t-il de cette absence ?

— Mais il n’est pas si à plaindre puisqu’il est allé la retrouver là-bas !

— Il est allé la retrouver là-bas !… Ah ! je comprends maintenant le scandale, je comprends que tout Paris en parle… et le mari ?…

— On dit qu’il hésite à prendre un parti ; en sa qualité de député il redoute la publicité, il comprend que les petits journaux vont aboyer, que son nom sera traîné dans tous les cafés et dans tous les cabinets de lecture ; je crois qu’il supportera son malheur en silence.

— En vérité il est très à plaindre, c’est un homme tout-à-fait distingué, et Henriette est bien coupable d’avoir pu…

— Mais aussi, madame, pourquoi M. de Valbrisé s’occupe-t-il, durant plus de six mois de l’année, de tout autre chose que de sa femme, pendant ce temps elle lit des romans…

— Oh ! oui, les romans du jour, tenez, je les ai en horreur, monsieur de Chateaubert, s’écria la jeune femme, qui avait pourtant un de ces livres abhorrés ouvert sur le guéridon placé à côté d’elle. Ne vaut-il pas mieux, ajouta-t-elle, une innocente conversation comme celle que nous avons ensembles ; cela nous distrait, et nous ne faisons de mal à personne.

— Nous nous contentons d’en dire un peu !

— Que voulez-vous, c’est sa faute aussi ; pourquoi cette pauvre Henriette s’est-elle perdue ? Mais voyons donnez-moi des détails ?

Ils en étaient là de leur charitable conversation lorsque la porte du salon s’ouvrit, et qu’un domestique annonça : madame de Sénécé ! c’était une femme de trente-cinq ans, fort belle encore, à l’air bienveillant et distingué.

— Quoi c’est vous, Herminie, s’écria madame de Genevry, avec toute l’apparence d’une joie sincère et en embrassant celle qui venait d’entrer ! Vous êtes donc arrivée ?

— Depuis hier seulement ; j’arrive de Valbrisé !

— De Valbrisé ? Vous avez passé par Valbrisé en revenant d’Italie ; ah ! c’est bien à vous d’avoir été consoler cette pauvre femme ! elle est vraiment très à plaindre ; tenez, je la défendais contre M. de Chateaubert, ajouta avec assurance madame de Genevry, les hommes sont si peu indulgents ; cette bonne Henriette , elle doit avoir été bien touchée de votre visite, car enfin tout le monde l’abandonne ; cet éclat, ce séjour de M. de Montgirard à la campagne seul avec elle ; c’est vraiment très-fâcheux. Voyons, contez-nous au juste comment cela s’est passé !

Pour toute réponse, madame de Sénécé fit un bruyant éclat de rire.

— Vous riez, Herminie ?

— Mais madame a raison, dit M. de Chateaubert, on ne doit pas prendre au tragique de pareilles aventures.

— Quelles aventures ? répliqua madame de Sénécé en riant toujours ; ô Paris ! Paris ! ville d’imagination perverse où l’on fait d’un soupçon un scandale ? Ainsi donc, parce que madame de Valbrisé passe une partie de l’hiver dans ses terres, et que M. Théobald de Montgirard n’est pas encore de retour, on s’étonne, on en est aux conjectures les plus étranges !… C’est bien la peine, ma foi !…

— On voit ma chère que vous arrivez d’Italie, et qu’aucune intrigue de ce genre-là ne vous surprend plus !

— Mais quelle intrigue ? expliquez-vous, pour que je puisse voir clairement ce qu’on suppose, ce qu’on invente ?

Cette question s’adressait à la fois à madame de Genevry et à M. de Chateaubert, la jeune femme se chargea d’y répondre pour deux avec empressement.

— Eh bien, ma chère, on assure généralement, et M. de Chateaubert me le confirmait à l’instant, qu’Henriette est resté à Valbrisé, parce qu’elle est folle de M. de Montgirard, que celui-ci partage sa solitude, que le mari a tout découvert, qu’il est furieux comme un galant homme doit l’être en pareille occurrence, qu’il voudrait se venger et demander la séparation ; mais il hésite, il se souvient qu’il est député, et il a peur du public.

— Certes, je le crois bien qu’il a peur du public, dit avec ironie madame de Sénécé, et des salons aussi, et de tout ce monde oisif et ennuyé plutôt que méchant, qui s’exerce chaque jour à médire et à décrier et qui souvent s’en prend à de pauvres femmes, tellement en paix avec leur conscience, et tellement indifférentes à tous les bruits qui se font autour d’elles, qu’elles ne se doutent même pas qu’on les perd de réputation.

— Mais, Herminie, on dirait que vous me raillez, que vous m’accusez d’avoir calomnié Henriette, répliqua madame de Genevry, m’a-t-on induite en erreur à son égard ! Me serais-je trompée moi-même ? Vous qui venez de la quitter, vous pouvez nous apprendre la vérité.

— La croirez-vous si je vous la dis ? La vérité est bien moins amusante que le mensonge, et avant tout, ma chère, vous avez besoin qu’on vous amuse, M. de Chateaubert le sait bien, ajouta-t-elle ; vous le rendez méchant.

Le jeune homme eut un sourire très-fat.

Madame Genevry prit un air réservé.

— Revenons à Henriette, dit-elle.

— Henriette, reprit madame de Sénécé, d’un ton parfaitement simple et véridique, est plus charmante que jamais, son esprit se cultive et s’élève dans la solitude, elle est fort embellie, et vous la reverrez dans deux mois, séduisante à faire envie.

— Elle reviendra donc ? répliqua madame de Genevry.

— Mais certainement !…

— Et son mari ?

— L’attend avec impatience, et ne lui accorde qu’à grand peine cette prolongation de retraite, il est venu ce matin chez moi chercher de ses nouvelles.

— Et M. de Montgirard n’est donc pas là-bas ?

— Il y a passé une heure !

— Et sait-on où il est maintenant ?

— Je le crois à Paris, car j’ai reçu sa carte tantôt !

— Il n’y avait donc rien de vrai dans tous ces bruits ? comme on exagère en répétant les choses !

— Mais oui, l’histoire allait assez bon train !

— Oh ! cette pauvre Henriette, combien je suis heureuse, ma chère Herminie, que vous puissiez la disculper.

— De quoi ?

— De quoi ! c’est justement là ce qu’il faut éclaircir, car enfin il y avait une cause à tous ces bruits ?

— Oui, il y avait les assiduités de M. Théobald de Montgirard durant tout un hiver, j’en conviens, répliqua madame de Sénécé.

— Ah ! vous ne pouvez pas le nier, dirent à la fois ses deux interlocuteurs, il ne la quittait pas.

— C’est exagéré ! mais enfin voulez-vous m’entendre et connaître la vérité ?

— De grand cœur, nous ne vous interrompons plus.

— Vous savez, dit madame de Sénécé commençant son récit, que cette belle Henriette, que j’aime depuis son enfance, est fille d’une Italienne d’un grand nom, célèbre par sa beauté et son imagination ; le mère a transmis à sa fille l’amour du grand et du beau, l’amour des arts et surtout un autre amour très-vif et très-exigeant, qu’on comprend peu à Paris, l’amour de la nature. Un beau ciel, un beau paysage, un soleil resplendissant, la vue de la mer et des hautes montagnes sont aussi nécessaires au bonheur d’Henriette, qu’à vous, ma chère, une loge aux Italiens, la promenade quotidienne au bois de Boulogne, et les visites habituelles de quelques hommes à la mode (M. de Chateaubert sourit imperceptiblement). Comprenez donc ce que doit souffrir Henriette pendant les hivers de Paris, toujours si sombres et si froids, et ce qu’elle a dû souffrir surtout l’an passé, durant cette affreuse saison qui empiéta sur le printemps, et qui fut plus glaciale et plus noire que jamais. Vous ne sauriez croire combien de fois j’ai surpris madame de Valbrisé se lamentant et pleurant dans ces jours de brouillards et de neige, lorsque transie auprès d’un feu vif elle cherchait en vain, de ses grands yeux noirs fixés sur sa fenêtre, un rayon de soleil à travers la brume épaisse.

Son mari passait la journée à la chambre, son fils, bel enfant de huit ans, était au collége, elle ne cherchait pas à attirer du monde autour d’elle, car vous lui rendrez la justice qu’elle n’a pas l’ombre de coquetterie, je la raillais parfois sur sa morne tristesse ; elle s’en irritait, elle souffrait réellement. Le malaise du corps influe tant sur l’âme ! Il lui aurait fallu le grand air, la lumière du midi, et elle vivait en serre chaude, n’ayant rien à aimer très-vivement, rien qui la passionnât ; avec son imagination il était à craindre qu’elle ne donnât le change à son cœur, et qu’involontairement elle n’acceptât une erreur pour une vérité. Elle me disait un jour :

— Par le temps mortuaire qu’il fait, une distraction serait bien bonne.

Je la comprenais et je la plaignis ; elle était, je ne dirais pas, hors de sa sphère, mais hors de son atmosphère. Sa puissante nature emprisonnée menaçait de faire explosion. Je lui amenai comme pare-tonnerres quelques personnes qui à leur tour en présentèrent d’autres.

La première fois que je rencontrai, chez madame de Valbrisé, Théobal de Montgirard, il me parut très-fade, très-préoccupé de lui-même, quoiqu’il s’occupât beaucoup d’elle, car il s’inquiétait surtout de l’effet qu’il produirait ! Quant à sa réputation de beau garçon, elle me paraissait en réalité peu méritée, et due en grande partie à la coupe de ses habits, aux jets de ses cheveux, à l’ajustement de toute sa personne. Loin de Paris il me semblait que c’était un causeur impossible, son esprit se bornant à savoir raconter avec grâce et en bons termes ces mille riens, petits scandales, primeurs de nouvelles qui alimentent une vingtaine de salons, dont se compose ce qu’on est convenu d’appeler le monde. En dehors de ces menus propos de société et d’un thême de galanterie qu’il répétait habilement, il me paraissait d’une nullité complète ; aucune originalité dans ses idées, aucune inspiration dans ses paroles ; c’était bien le Mouton de Panurge le plus monotone, mais le mieux exercé ; ce qu’il disait ou ce qu’il faisait, avait toujours été fait ou dit par beaucoup d’autres avant lui ; seulement il s’en acquittait avec plus de grâce et plus de soin. Je m’aperçus bientôt qu’il cherchait à plaire à Henriette et qu’elle le souffrait. Je le lui dis en riant, elle me répondit :

— Il me distrait un peu, quand il est là je m’aperçois moins que le ciel est noir ; l’amour et même l’apparence de l’amour jette du soleil dans la vie.

— Mais vous jouez un jeu dangereux repris-je.

— Bath ! me dit-elle, je ne l’aime pas, j’essaye seulement de ranimer mon cœur ; je n’y parviens pas.

Cependant Théobald se piquait d’honneur ; il voulait faire impression ; il y parvint surtout à l’endroit du monde qui remarqua ses assiduités, les nota, et lui fit la faveur de croire qu’il était arrivé à occuper le cœur de madame de Valbrisé. Quand je lui faisait part des remarques du monde, Henriette me répondait :

— On se trompe, je ne l’aime pas encore, mais je suis très-reconnaissante de ses soins désintéressés, il m’empêche de mourir du spleen.

Je suppose qu’il devint pressant, car un jour je surpris Henriette rêveuse et troublée, et elle me dit avec cette franchise qui fait passer toute son âme dans ses paroles :

— Pensez-vous que M. de Montgirard puisse éprouver une passion sérieuse ?

— En seriez-vous bien aise ? Permettez-moi cette demande avant que je ne vous réponde lui dis-je.

— Non, fit-elle, le printemps approche, je vais retourner dans les champs, et je voudrais ne rien emporter de Paris.

— Pas même des souvenirs ?

— Non, si ces souvenirs devaient m’empêcher de goûter, comme les années précédentes, le ravissement à la fois profond et recueilli, que me cause la vue de la Méditerranée, de mon beau ciel du midi, de cette lumière vivifiante qui double les facultés heureuses, et annulent celles qui disposent à la souffrance.

— L’amour pourtant n’a jamais gâté un beau paysage !

— Oui un amour vrai et grand comme la nature ? Croyez-vous que M. de Montgirard soit capable de ressentir un tel amour ?

— Ma chère, lui dis-je en éclatant de rire et en la raillant tendrement, on voit bien que cet hiver si rude fait sommeiller votre intelligence en refroidissant votre sang, M. de Montgirard lui ! capable d’une grande passion ?…

— Mais il en a toutes les apparences !

— Oui les apparences !…

Depuis ce jour elle devint beaucoup plus circonspecte avec moi. Je compris qu’elle redoutait mes sarcasmes. Je la trouvais souvent pensive ; un matin j’arrivai comme elle venait de pleurer.

— Est-ce toujours l’atmosphère ? lui dis-je en souriant, il y a pourtant aujourd’hui au ciel un rayon du soleil.

— La tristesse à présent vient du dedans, répondit-elle ; et elle ajouta avec un de ses élans de franchise qui la rend si charmante : je crois que je l’aime, quoiqu’en vérité je doute fort qu’il comprenne lui, tout ce qui est renfermé dans ce mot amour !

— Et alors que comptez-vous faire ?

— Partir, aller m’interroger en face de la nature ; ce n’est jamais que là j’ai pu bien me comprendre et me rendre raison de ce que j’éprouvais.

Le lendemain elle quitta courageusement Paris. J’ai su depuis qu’elle avait dû faire un grand effort sur elle-même pour accomplir cette résolution.

M. de Montgirard fut intérieurement furieux de ce départ, ce qui lui rendit très-facile de paraître fort affligé. Il mit un mois à rouler dans sa tête le plan d’un projet à effet qui lui permettrait de faire constater son amour pour Henriette par toute cette société dont le suffrage le préoccupait bien davantage, que la disposition du cœur de celle qui l’avait fui.

Pendant le temps que Théobald employa à méditer, monsieur de Valbrisé était allé rejoindre sa femme, et lui avait amené son fils.

Vous savez que la terre de Valbrisé est située dans le voisinage de ce beau domaine que lord Brougham possède dans le département du Var.

La position du château du noble Anglais est admirable : la Méditerranée, bleue et limpide, se déroule en face, et l’on découvre des fenêtres du château, l’île de Sainte-Marguerite qui se dessine gracieusement près du port de la jolie ville de Cannes. À cette île s’attache le souvenir d’un mystère romanesque, éternelle pierre d’achoppement des historiens et des poètes. C’est dans le fort de Sainte-Marguerite que fut enfermé le fameux Masque de fer. Pour moi, je ne doute pas que l’histoire ignorée de ce célèbre inconnu ne fût une histoire d’amour ; je regrette qu’elle soit à jamais perdue ; je me serais fait un devoir de la ranimer pour vous dans le cadre de cette île charmante que j’ai parcourue ; je sens que je vous dois une compensation pour être restée au-dessous de ce que vous attendiez de moi dans mon récit des Amours d’Henriette. Mais comme avant tout je suis un narrateur fidèle, je vous dirai seulement que j’ai trouvé dans cette île pittoresque une très-curieuse colonie d’Arabes, formée par les prisonniers que nous avons faits en Afrique. Nous sommes, en vérité, d’une philanthropie modèle ; non-seulement nous avons épargné la vie de tous nos prisonniers, mais encore nous leur avons refait l’existence à la manière de leur pays. Ils couchent là sous des tentes, ils tuent eux-mêmes, selon leurs coutumes, les animaux dont ils se nourrissent. Ils préparent leur froment ; les femmes filent et les hommes chassent ; hommes et femmes ont conservé le costume arabe, et nous avons poussé l’attention jusqu’à leur construire une petite mosquée pour qu’ils puissent prier selon leur rite. Une tante d’Ab-del-Kader faite prisonnière, règne pour ainsi dire sur cette colonie dont nous lui laissons la pacifique souveraineté, tandis que son neveu l’Émir fait massacrer nos soldats dans l’Algérie.

Après cette digression topographique et historique, qui aura tenu en haleine votre curiosité, j’en reviens à Henriette et à M. de Montgirard : Vous savez que lord Brougham convie chaque année une société d’élite à de grandes chasses, vraies fêtes de gentleman, qui se font dans les dépendances de son château.

Le printemps commençait, la dernière chasse allait avoir lieu ; M. de Montgirard parvint à s’y faire inviter, et il fit trois cents lieues pour y assister, tant c’était une satisfaction pour sa vanité d’être d’une de ces fêtes de la fashion, et plus encore de faire croire à Paris qu’il allait rejoindre madame de Valbrisé.

Quant à elle je ne dirai pas qu’elle l’eût oublié, mais il lui apparaissait déjà dans le lointain comme un être laissé dans un autre monde, et qui serait tout-à-fait déplacé dans ces belles campagnes éclairées par un soleil sans voile ; sa grâce, son esprit, son amour même, tout cela n’était-il pas un peu des fruits de serre-chaude que le grand air pourrait faire dissoudre ? Depuis qu’elle se retrouvait en contact avec la riche nature nécessaire à sa riche organisation, Henriette cherchait en vain dans le souvenir des émotions ressenties, de quoi suffire aux émotions présentes ; l’image de Théobald avait perdu son prestige, elle lui paraissait amoindrie, et ses facultés restreintes aux proportions des salons où elle l’avait connu ; dans le voisinage des Alpes, en face de la mer, il ne lui semblait plus que le produit d’une société factice, un homme sans naturel qui ne la comprendrait pas.


Elle aussi avait été invitée à la grande chasse de lord Brougham ; vous connaissez sa taille si gracieusement élancée, cette finesse et cette fraîcheur de formes, une amazone de drap vert la dessinait à merveille ; comme l’air printannier était déjà chaud, le corsage à revers laissait à nu la naissance de son beau cou de Diane chasseresse ; ses cheveux à demi-défrisés flottaient sous le chapeau rond ; elle était ainsi la plus séduisante des femmes. Elle suivait la chasse depuis une heure, et n’avait encore aperçu qu’une partie des invités tant ils étaient nombreux, lorsque descendue de cheval, et s’étant assise un instant sur un tertre isolé, elle vit venir à elle un cavalier qui courait à toutes brides ; en ce moment elle avait rejeté son chapeau pour livrer à la brise sa chevelure ; le cavalier approchait, elle le reconnut et, malgré elle, elle l’accueillit avec un sourire et un regard implacablement moqueur. Ce cavalier c’était Théobald déguisé en chasseur ; un vrai braconnier d’opéra, le Robin du Freyschütz, botté, frisé, ganté, comme s’il sortait de la coulisse ; — il lui parut ainsi si ridicule au milieu de cette vaste plaine inculte qu’elle ne put retenir un petit éclat de rire moqueur ; il parla, et ses paroles se trouvèrent tellement en désaccord, avec les impressions qu’elle ressentait en ce moment qu’elle le jugea dépourvu même de cet esprit d’à-propos qui lui donnait d’ordinaire une certaine grâce. Le cadre parisien lui manque, pensait-elle, et hors du cadre ce n’est plus qu’un mauvais tableau. Elle était si irritée contre elle-même d’avoir pu se préoccuper d’un tel personnage durant quelque temps ; qu’elle s’en moqua sans pitié. Ils furent bientôt guéris l’un de l’autre, lui en la croyant railleuse et méchante, ce qu’elle n’est point ; elle, en s’apercevant que sous les dehors du dandy, l’homme intelligent et passionné faisait défaut.

Il séjourna quelques jours dans les environs pour cacher sa défaite à Paris ; il y est revenu tard et seulement quand il a appris qu’elle n’y reviendrait pas encore, et qu’elle laisserait ainsi le champ libre à des conjectures qu’il pourrait diriger à l’avantage de sa vanité. Son calcul avait presque réussi ; sans moi, ma chère, vous croyiez Henriette amoureuse, et Montgirard le plus heureux des hommes.

— Mais aussi pourquoi cette retraite en hiver à la campagne, objecta madame de Genevry ? qui peut consentir à croire qu’elle aime… la nature !

— Elle fait pénitence de son émotion, ajouta M. de Chateaubert, toujours accoudé sur la cheminée, car enfin vous ne pouvez nier, madame, qu’elle ait failli aimer Montgirard ?

— Oui, un amour d’hiver, un amour en serre chaude, il a suffi d’un souffle vivifiant du printemps pour dissiper cette émotion factice.