Les Facultés françaises en 1889/03

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Les Facultés françaises en 1889
Revue des Deux Mondes3e période, tome 99 (p. 399-428).
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LES
FACULTES FRANCAISES
EN 1889

III.[1]
L’AVENIR : LES UNIVERSITÉS.

Il reste aux Facultés, disions-nous en terminant notre dernière étude, une phase décisive à traverser. Cette phase, c’est la constitution d’un certain nombre d’Universités. Là est l’aboutissant organique et nécessaire de leur évolution. Ce que tous les ouvriers de leurs progrès, en elles-mêmes et hors d’elles-mêmes, n’ont cessé de voir au bout de leurs efforts, avec une clarté croissante, à mesure que se développait cette épigenèse que nous avons décrite, ce sont ces communautés savantes où s’enseigne, se cultive, se perfectionne et s’accroît la science dans son ensemble, ateliers divers, sans doute, appliqués à des besognes différentes, mais largement ouverts les uns sur les autres, coordonnés les uns aux autres, desservis par le même arbre de couche et recevant tous la même impulsion de la même force motrice.

Il y a bien des raisons pour que la France, elle aussi, ait enfin des écoles de ce genre. J’indiquerai seulement les principales. La première est d’ordre international. Partout, l’enseignement supérieur a pris la forme universitaire. Il y a des Universités dans les pays de toute race ; il y en a chez les plus petits peuples comme chez les plus grandes nations, dans le nouveau monde, comme dans l’ancien ; il y en a même au Japon, partout, en un mot, où a pénétré la civilisation occidentale, partout, sauf dans le pays où elles ont pris naissance et où la formule en a été renouvelée à la fin du XVIIIe siècle. Aussi quand de l’étranger on nous dit : Université, nous répondons : Académie ; et l’on ne nous comprend pas, et nous faisons l’effet de gens qui auraient inventé le système métrique et seraient les seuls à ne pas s’en servir. Ou bien, il nous faut employer un vocable illégal et dire : l’Université de Paris ou l’Université de Lyon, alors qu’il n’y a d’Université ni à Lyon, ni à Paris. Et c’est une nécessité si impérieuse qu’elle s’impose même dans les harangues les plus officielles. Ainsi, à l’inauguration de la nouvelle Sorbonne, M. Gréard n’a pu s’y soustraire, et pour désigner, sans périphrase obscure, cet être complexe formé de cinq Facultés, à la tête duquel il est placé, il lui a bien fallu dire, en dépit de la loi, l’Université de Paris.

Non-seulement on ne nous comprend pas à l’étranger, quand nous parlons de nos Académies et de nos Facultés isolées, mais comme les noms par lesquels nous les désignons n’ont pas cours hors de chez nous, on les ignore. On connaît dans toute l’Europe savante et plus loin, la Sorbonne, l’École de médecine et l’École de droit de Paris, l’École normale et l’École polytechnique. On ne sait pas, ou l’on sait rarement qu’il y a des écoles de haut enseignement ailleurs qu’à Paris. Un étudiant suisse arrivait, il y a quelque temps, à Paris. On lui demande pourquoi il n’est pas allé de préférence à Lyon, à deux pas de chez lui. « A Lyon ? répond-il, mais il n’y a pas d’Université. « Il avait raison. A Lyon, il n’y a que des Facultés admirablement installées, comptant ensemble cent dix maîtres et dix-sept cents élèves, c’est-à-dire plus que n’en ont les trois quarts des Universités allemandes.

Ce n’est pas par simple esprit d’imitation que, l’une après l’autre, toutes les nations civilisées se sont donné des Universités, et ne se sont pas contentées, comme nous le faisons depuis un siècle, de Facultés isolées et d’écoles spéciales. Il y a à ce phénomène général des raisons plus profondes, les unes d’ordre scientifique, les autres d’ordre public. La forme universitaire qui unit en un même faisceau toutes les branches du savoir humain, comme sont unies en fait toutes les puissances de l’esprit et tous les phénomènes de la nature, est pour le développement et le progrès de la science, un milieu autrement favorable que des Facultés séparées. La Faculté isolée ne s’ouvre que sur un côté de la science et des choses. Dans le savoir total, elle ne voit que le fragment qui est sien ; du reste, elle ne prend ou ne reçoit que ce qui peut contribuer à son objet. Il en résulte fatalement qu’elle est spécialiste et professionnelle et que la rigidité est pour elle un état inévitable, et souvent aussi la stérilité. Souvent, en effet, sauf dans les mathématiques, ce n’est pas du dedans d’une science constituée que sortent les germes par lesquels elle se développe et se renouvelle, mais des alentours, des sciences circonvoisines. Voyez la médecine. C’est d’elle-même qu’elle a tiré l’auscultation. Mais, c’est d’ailleurs, de la chimie, de la physique, de la biologie que lui sont venues les méthodes expérimentales, qui pénétrant en elle, souvent malgré elle, en ont changé la face. Voyez aussi le droit. Longtemps la méthode en avait paru fixée d’une façon immuable, sur un type géométrique. Il s’y fait cependant, depuis un certain temps, de notables transformations sous l’influence de l’esprit historique. Mais ce n’est pas du droit lui-même, c’est d’ailleurs qu’a soufflé cet esprit.

Et puis, n’est-il pas dans le savoir humain des parties aux frontières indécises, comme la géographie, l’histoire, la philosophie elle-même, qu’on peut traiter tantôt comme une section des lettres, tantôt comme un chaînon des sciences ? Les placer à demeure fixe, en vertu d’une organisation conventionnelle, soit à la Faculté des lettres, soit à la Faculté des sciences, n’est-ce pas les condamner à d’inévitables arrêts de développement ? Enfin, entre les confins des sciences se rencontrent parfois les coins les plus fertiles. C’est là que se forme, comme dans la dépression des vallées, l’humus le plus fécond ; c’est là souvent que germe et que pousse avec le plus de vigueur, la moisson nouvelle. Dans le régime des Facultés isolées, il n’y a pas de ces coins-là.

Tout autre est la forme universitaire. L’idéal serait qu’elle fût modelée sur la classification naturelle des sciences. Nulle part, il n’en est ainsi, parce que partout elle s’est développée historiquement. En France, pas plus qu’ailleurs, il n’en sera ainsi, parce que les facteurs dont se feront les Universités sont donnés depuis longtemps. Mais dans l’Université, les Facultés, tout en restant individuelles, ne sont plus compartimens étanches et impénétrables. Comme ceux des fruits cloisonnés, ces compartimens distincts ont des parois communes et perméables, et tous s’ouvrent sur le même cœur. Aussi est-ce de l’un et à l’autre un échange perpétuel, une exosmose et une endosmose continues. Tout ce qui se passe dans l’un retentit dans les autres ; rien de ce qui surgit de nouveau dans l’un n’est perdu pour les autres. Ainsi agencées, toutes les parties réagissent les unes sur les autres, les mathématiques sur la physique, la physique sur la chimie, la chimie sur la biologie, les sciences de la nature sur les sciences de l’esprit, les sciences proprement dites sur l’art et la littérature. Les milieux les plus propres à l’éclosion et là la diffusion des idées nouvelles sont sans contredit ces studia generalia, comme nos anciens appelaient leurs Universités, d’où n’est absent rien de ce qui peut être objet de savoir et de recherche, et d’où se dégage l’esprit complet et vivant de la science.

Nul milieu également qui soit plus propre à la culture des esprits. Sans doute, plus nous allons, plus le travail se divise et se subdivise. Le temps de l’éducation encyclopédique est passé, et l’éducation intégrale est une chimère. Mais si la division du travail s’impose chaque jour davantage, avec elle s’impose aussi de plus en plus la nécessité d’ouvrir aux jeunes esprits, avant l’heure de la spécialisation inévitable, e spectacle total de la science, si l’on veut qu’ils soient autre chose que des manœuvres intellectuels, et qu’ils comprennent la dignité de leur œuvre particulière, en sachant par quels liens elle se rattache au tout, et de quel esprit général elle procède. Personne ne le contestera pour les apprentis savans, pour ceux dont ce sera la mission d’ajouter quelque chose à la science. Ce n’est pas plus contestable pour ceux qui ne demandent à l’enseignement supérieur que les connaissances nécessaires à l’exercice d’une profession déterminée. Il faut qu’ils reçoivent la dose de savoir dont ils auront pratiquement besoin ; mais il faut aussi qu’ils emportent cette conviction qu’au-dessus de ces savoirs spéciaux et particuliers, il y a un esprit commun auquel tout aboutit et duquel tout dérive. Or cela, la Faculté isolée ne peut le fournir. Elle enseigne le droit, la médecine, les sciences et les lettres ; mais elle tient les esprits comme entre deux. murs, ne leur laissant voir qu’une bande de la réalité. Seule, l’Université qui enseigne tout, peut, sans cependant appeler les esprits à tout apprendre, leur donner la vision de la science entière, et leur faire sentir, au-dessus des divers départemens du savoir, leur coordination et leur unité.

Par là, les Universités ne sont pas seulement des foyers de science ; elles sont aussi des écoles d’esprit public. De tout temps les politiques les ont tenues pour telles. Vers la fin de la guerre de Cent ans, il était fondé des Universités, par des Anglais, à Bordeaux et à Caen, pour combattre l’influence française. Plus tard, il en était fondé une, à Douai, par Philippe II d’Espagne, pour un semblable objet. De nos jours, l’Allemagne n’a pas eu de souci plus pressant, à peine les remparts de Strasbourg agrandis, que d’élever derrière eux une vaste Université, comme une forteresse avancée contre l’esprit de la France. Elle savait par expérience ce que peuvent les Universités sur les esprits, et comment elles contribuent à former l’âme des nations.

Les manifestations de cet office national varient sans doute suivant les pays et suivant les époques ; mais toujours elles consistent à mettre dans la jeunesse un idéal commun, à lui inspirer collectivement des façons de penser et de sentir qui soient à la fois un lien et une force. Cela, on ne saurait l’attendre au même degré des Écoles spéciales et des Facultés solitaires. Quand elles créent un esprit collectif, c’est l’esprit de corps, — et l’esprit de corps, si large qu’il puisse être, est exclusif et incomplet. Si l’École normale fait exception, cela tient précisément à ce qu’elle est un microcosme scientifique, où vivent mêlés des philosophes, des historiens, des littérateurs et des savans. Mais il n’y a pas seulement en France ses cent trente élèves : il y a les seize mille jeunes gens qui s’ouvrent à la vie d’homme dans les Facultés. Pour ceux-là, qui seront en majorité les cadres de demain, il importe au plus haut degré, surtout par ce temps de démocratie d’être élevés au large ; dans la vive atmosphère de la science, et non dans l’air confiné d’un compartiment du savoir.

« L’organisation de notre haut enseignement est vicieuse, écrivait, il y a quelques années, le père Didon dans son livre sur les Allemands ; elle produit fatalement la division dans l’ordre intellectuel ; et, par voie de conséquence, dans l’ordre politique et social. Tant que cette organisation ne sera pas réformée, nul progrès, nul essor puissant n’entraînerai le pays dans des voies nouvelles et meilleures. » J’ai tenu à citer ces paroles, parce qu’elles renferment un grand fonds de vérité. Ce n’est pas qu’il faille s’en remettre aveuglément à la science du soin de pacifier et de rapprocher les esprits. Dans cette œuvre nécessaire, la science, j’entends la science positive, celle qui est constituée d’une façon définitive, peut beaucoup ; mais elle ne peut pas tout, et encore faut-il qu’on se rende un compte exact de ses effets et qu’on n’ait pour elle qu’une foi sans idolâtrie.

Une première illusion serait de croire que, par une sorte de vertu naturelle et irrésistible, la science met l’unité dans les esprits par cela seul qu’elle y pénètre. Par essence, elle est unité. Elle ramène à des lois de plus en plus générales un nombre sans cesse croissant de phénomènes divers. Pour les sens, le monde est un ensemble de choses dissemblables et irréductibles. Pour la science, toutes ces choses se résolvent les unes dans les autres, la mécanique dans les mathématiques, la physique dans la mécanique, la chimie dans la physique. Partout où elle s’étend, elle porte avec elle l’unité. Le fait qu’elle a saisi a désormais sa place, une place fixe et immuable, dans le système universel des rapports et des lois. Il peut sembler qu’en saisissant les esprits elle doive exercer sur eux son office naturel, et de plusieurs et divers qu’ils sont, les faire concordance et unité. Mais cette unité qu’elle semble mettre partout, elle ne la crée pas ; elle la trouve. Elle en est la conséquence et l’expression, non le principe et l’origine. Si elle fait rentrer dans des lois communes les faits les plus divers, c’est qu’au fond ces faits sont semblables et dépendent des mêmes lois. Les esprits, au contraire, et par esprits j’entends surtout les volontés, ont ceci de particulier qu’ils n’obéissent qu’aux lois qu’ils se donnent eux-mêmes ou qu’ils acceptent, et qu’ils sont à leur gré discordans ou concordans. Leur intégration scientifique, si elle était possible, serait leur anéantissement.

Ce serait une autre illusion que d’attendre des doctrines scientifiques l’idéal national et social qui seul pourrait, au-dessus des formules desséchées du passé, dont il n’y a plus qu’à secouer la poussière, rallier les esprits et les volontés dans une formule supérieure et plus large. Il faut soigneusement distinguer entre les doctrines et l’esprit de la science. Les doctrines, ce sont des conceptions générales où se résume à un instant donné, et pour un temps donné, une masse donnée d’observations et de connaissances de détail. Il y a un ou deux siècles, c’étaient les tourbillons, le phlogistique, les créations successives. Aujourd’hui, c’est le déterminisme universel, l’unité des phénomènes, l’évolution du cosmos et la transformation des êtres particuliers ; c’est enfin la concurrence vitale, avec la défaite et la disparition des faibles, la victoire et la survivance des forts. Appliquées aux choses morales et sociales, ces doctrines aboutissent fatalement à une conception de ces choses, où les actes se lient et s’enchaînent dans un déterminisme aussi rigide que parait l’être celui de la nature, où tout ce qui apparaît sort, qu’on le sache ou non, d’antécédens déterminés, où l’homme n’a que le jeu que lui mesurent sa force musculaire et sa force cérébrale, où tout s’évalue en travail mécanique, où, partant, la force remplace le droit comme raison des événemens, où le faible est vaincu d’avance et par défaut originel, où il n’y a ni liberté, ni vertu, ni justice, ni pitié. Ce n’est pas à cette école du laisser-faire et du laisser-passer moral qu’il faut élever notre jeunesse, si nous voulons qu’elle vive et qu’elle agisse. C’est pour cela, précisément, qu’il faut l’élever dans la pleine clarté de la science, car seule la science peut redresser ses propres-mirages. Elle connaît ses pouvoirs, mais aussi ses limites. Elle sait que ses théories générales sont des conceptions provisoires, non des axiomes ou des dogmes, et, qu’en dehors d’un certain domaine, elles ne peuvent qu’égarer. Elle sait aussi qu’elle n’atteint que des faits et des lois, c’est-à-dire des faits encore, mais que le fond des choses lui échappe. Elle sait encore que dans les faits eux-mêmes il en est, — ceux qui nous importent et nous touchent le plus, les faits de l’ordre moral et de l’ordre social, — qui ont de tout autres lois que les phénomènes mécaniques. Elle ne confond pas la nécessité qui s’impose avec l’obligation qui s’accepte, et, se connaissant elle-même, elle n’entreprend pas sur la conscience.

Aussi plus notre esprit public paraît enclin à s’imprégner d’idées aux apparences scientifiques, plus on s’inspire, dans les choses de la politique et de la société, d’analogies ou de métaphores tirées des choses de la science, plus il importe, à l’âge où la jeunesse fait ses convictions, qu’elle vive dans des milieux où circulent librement tous les courans de la science.

C’est là, en effet, que les esprits s’affranchissent avec le plus de facilité, qu’ils se forment le mieux à la réflexion personnelle et s’habituent le plus sûrement à ne pas prendre « la paille des mots pour le grain des choses. » C’est là qu’ils peuvent le mieux acquérir les méthodes précises, et, avec elles, cette information générale et cette droiture de jugement qui dépouillent les réalités des apparences ; là encore que, s’appliquant chacun à un ordre particulier de travaux, mais vivant tous au même air, dans un air où se mêlent aux connaissances positives les idées et les sentimens qui viennent de la philosophie, de l’histoire, des lettres et des arts, ils peuvent, plus facilement que dans la demi-claustration et dans le demi-jour des écoles particulières, échapper aux préjugés d’origine, de classe et de métier, et se faire en commun une conception des hommes, des choses et de la vie. Tout les y excite et rien n’y fait obstacle. Tout les excite aussi, et la science, et l’histoire, et la philosophie, à ces énergies intérieures qui sont dans les individus le support des personnes, et dans les peuples celui des patries. Dans ces libres milieux où tout se reflète, le passé et le présent, le vrai et le beau, la patrie et l’humanité, où flottent aussi les germes de l’avenir, tout leur présente aux yeux les divers aspects de la dignité de l’homme, ses devoirs et ses responsabilités.

La belle charte intellectuelle et morale qu’on pourrait écrire pour nos Universités futures !

Aux Universités, les jeunes Français prendront les connaissances nécessaires à chacun, d’eux pour exercer avec compétence et dignité la profession qu’il aura, choisie ; mais ils apprendront aussi que ces connaissances ne sont que le fragment d’un tout, et qu’au-dessus d’elles il y a des idées générales auxquelles il faut s’élever pour penser par soi-même et librement.

Ils seront jeunes, parce qu’il est contre nature d’être vieux à vingt ans. Ils seront gais, parce que la gaîté est saine et parce qu’elle est française. Ils aimeront la vie, parce que la vie est bonne, et que le pessimisme n’est pas de leur race.

Ils apprendront que la science n’est pas la conscience, que l’esprit n’est pas la volonté, et que la volonté ne se règle pas de la même façon que l’esprit.

Ils apprendront qu’ils ont des devoirs envers leur patrie, le devoir militaire d’abord, puis le devoir civique.

Ils apprendront que leur patrie est un être vivant, qui ne peut vivre que par eux comme elle a vécu par leurs pères, qu’elle sera ce qu’ils voudront qu’elle soit, ce qu’ils seront eux-mêmes, faible s’ils sont faibles, forte s’ils sont forts ; qu’elle cesserait d’être s’ils venaient à s’abandonner ; et qu’au contraire elle continuera dans le monde sa mission de justice, de liberté et d’humanité, s’ils ont eux-mêmes la claire conscience de cette destinée et les énergies nécessaires pour en assurer le développement.

Ils apprendront aussi qu’ils ont des devoirs envers la démocratie, qu’ils doivent l’aimer, l’éclairer, la servir sans défaillance et sans bassesse, et que, s’ils sont les plus instruits, c’est pour être les meilleurs, et que les meilleurs sont les plus obligés.

Ils apprendront encore qu’il y a des devoirs sociaux ; que, dans la société, la nature et l’histoire n’ont pas fait à tous les parts égales, mais que les mieux partagés doivent aux autres bienveillance, justice et allégement.

Voilà ce qu’ont mis dans ce mot, Universités, tous ceux, qui l’ont pris pour mot de ralliement.. C’est beaucoup d’idéal, je n’en disconviens pas, car de l’idéal il en faut, et il en faut beaucoup, en tout pays, quand il s’agit de l’éducation de la jeunesse ; mais c’est moins d’utopie qu’on ne serait peut-être tenté de croire.

Qu’on veuille bien se rappeler nos précédentes études.. Entre ce qu’étaient, nos Facultés il y a quinze ans et ce qu’elles sont aujourd’hui, le contraste est saisissant. Elles ne vivent plus isolées ; elles font corps. En elles est né le sentiment de la solidarité intellectuelle et scientifique. Les décrets de 1885 ont été le produit de ce sentiment à sa naissance, et ils l’ont fortifié. Nos conseils généraux des Facultés ne diffèrent que par le nom des sénats des Universités étrangères : comme ceux-ci, ils sont des organes d’unité. En fait, nous avons des Universités, et quand la loi interviendra, ce sera non pour créer, mais pour confirmer et sanctionner.

Toute cette affaire aura été menée avec méthode et esprit de suite. Pour peu qu’on eût été aventureux, on pouvait tenter de faire les Universités beaucoup plus tôt. On le pouvait au lendemain même de la loi de 1875. La loi venait d’accorder aux Facultés libres le droit de prendre ce nom d’Universités, à la seule condition qu’elles fussent trois ensemble. Il eût paru tout naturel que l’Etat fît à ses propres établissemens le même privilège. On eut la sagesse d’attendre. Un projet de loi préparé par M. Waddington, et qui constituait sept Universités, ne fut même pas déposé. Il sembla que ni l’opinion, ni les Facultés elles-mêmes n’étaient encore prêtes à cette transformation. — On le pouvait en 1885, après cette enquête qui avait révélé chez beaucoup de Facultés, chez les plus vivantes et les plus agissantes, un vif désir de la constitution universitaire et un sens exact de ce qu’elle commande et de ce qu’elle peut donner. On attendit encore. On crut qu’il valait mieux mettre les Facultés à même de faire les preuves de leur vocation universitaire. On leur donna, pour les faire, une liberté qu’elles n’avaient jamais connue, des organes de vie commune entièrement nouveaux, et on leur dit : Vivez et agissez. Les Universités seront la fin, et elles seront la récompense.

Voilà cinq ans déjà que dure l’expérience, et sur plus d’un point elle a réussi au-delà des espérances les plus optimistes. Le moment de la consécration ne saurait tarder beaucoup. Peu à peu, nous sommes arrivés, à ce point qu’indiquait Paul Bert en 1874 : «… Si bien qu’un jour puisse venir enfin où il suffira de quelques articles de loi, ou même de quelques règlemens pour donner à ces Facultés d’une même ville une cohésion plus intime entre elles, une autorité plus efficace dans la gestion de leurs affaires, pour constituer en un mot ces centres universitaires dont tant d’esprits libéraux ont signalées avantages et réclamé la création. »

Il faut donc au fait surajouter le droit. Ce n’est pas, qu’on veuille bien le remarquer, simple affaire de mots ou vanités locales. Il ne faudrait pas dire : telles qu’elles sont aujourd’hui, avec leurs conseils généraux, nos Facultés ont un mode de vie comparable à celui des Universités de l’étranger ; elles n’auraient qu’un nom de plus le jour où elles deviendraient des Universités. Non ; aux groupes qu’elles forment aujourd’hui, il manque deux choses essentielles : l’unité et la personnalité. Ces groupemens se soutiennent sans doute, car ils reposent sur la bonne volonté et sur une espérance ; mais ils ne constituent qu’un état transitoire et non pas un état définitif. Chacun des élémens qui les constituent est plus fort que le tout. Il a l’unité légale ; le groupe ne l’a pas. Il a la personnalité civile ; le groupe ne l’a pas davantage. On peut donner à une Faculté ; on ne peut pas donner à un groupe de Facultés. Pour en faire un système solide, il faut à ces différens corps une même force de gravitation, capable de tenir en ordre les forces individuelles qu’ils recèlent. Autrement ce pourrait être, à plus ou moins brève échéance, de nouveau la dispersion. On n’est fort qu’en relevant de quelque chose de plus fort que soi-même. Quant à l’amour-propre des villes qui veulent avoir des Universités, il faut, non pas le dédaigner ou le railler, mais s’en réjouir. Il faut se réjouir surtout que les plus animées à en vouloir soient précisément celles qui, dans le passé, ont porté le moins d’intérêt à leurs Facultés, et n’ont vu longtemps en elles que des campemens de fonctionnaires. C’est une preuve qu’elles attendent des Universités autre chose que ce à quoi les avaient habituées autrefois les Facultés, quelque chose qui leur serve et qui vaille pour elles la peine de nouveaux sacrifices. C’est aussi un symptôme de cette décentralisation intellectuelle qu’on célèbre et qu’on réclame depuis cent ans, et pour laquelle il serait grandement temps de faire enfin œuvre efficace.

Du reste, à certains signes, on peut prévoir que le moment approche de la constitution des Universités. Je ne parle pas ici des changemens intérieurs accomplis dans les Facultés, de leur nouvelle façon d’être et de vivre. C’est la preuve expérimentale de leur maturité pour une réforme plus complète. Mais ce ne serait pas un indice qu’en dehors du public très spécial des professeurs, on y prît intérêt. Je parle de l’opinion. Eh bien ! partout l’opinion s’intéresse aux Universités de demain. A Lyon, par exemple, dans la presse, dans la société, et jusque dans le peuple des travailleurs, on parle couramment de l’Université lyonnaise ; on a foi dans son avenir, dans ses services. A Montpellier, on se prépare à fêter le sixième centenaire de la vieille Université d’autrefois. Ce sera la commémoration de quelque chose qui n’est plus ; mais on se propose bien d’en faire aussi une préparation à quelque chose qui n’est pas encore. Je parle aussi du sentiment maintes fois exprimé des ministres, de leurs actes, de leurs paroles. Comment oublier M. Jules Ferry posant aux Facultés, en 1883, la question des Universités ; M. Goblet, deux ans plus tard, présentant les décrets de 1885, comme la voie la plus sûre pour y atteindre ; M. Berthelot et M. Spuller, portant à Lille, où les appelaient les Facultés des sciences et de médecine, les Facultés de droit et des lettres de Douai ; M. Fallières, constatant, en tête de la statistique de 1888, que « déjà sur plus d’un point, se nouent, à n’en pas douter, de ces corps qui deviendront à un instant donné des Universités ; » le même ministre enfin, l’an dernier, dans la plus solennelle des circonstances, à l’inauguration de la nouvelle Sorbonne, en présence du chef de l’État, de la France savante, du monde savant tout entier, donnant bien haut l’assurance que « la constitution universitaire ne serait pas refusée, avec tout ce qu’elle comporte, aux mieux faisantes et aux mieux agissantes » d’entre les Facultés ?


II

On dira : « C’est aller contre notre tradition. » — On le dira faussement. C’est y revenir. Non pas que j’évoque ici le souvenir de l’antique Université de Paris, qui fut si longtemps la grande clarté du moyen âge, ni celui de ces autres universités moins brillantes, qui s’éteignirent toutes ensemble il y aura bientôt cent ans. Je ne remonte pas au-delà de la Révolution ; mais je dis, et les faits m’autorisent à dire, que les conceptions qu’il s’agit aujourd’hui de réaliser viennent en droite ligne de la Révolution et que, dans tout le cours du siècle, jamais, sauf aux périodes de despotisme, elles n’ont cessé d’être un idéal pour les penseurs et pour les politiques.

À la veille de la Révolution, les universités de l’ancien régime agonisaient. L’esprit de la théologie, qui avait fait autrefois leur force et leur vie, ne les animait plus depuis longtemps déjà, et, à sa place, l’esprit nouveau, l’esprit de Descartes et de Newton, l’esprit de la science, qui aurait été pour elles un principe de renouvellement et de durée, n’avait pas pénétré en elles. La Révolution les supprima, et ce ne fut pas un grand vide. Ce qu’elle mit en leur lieu, ce furent, au premier degré, les Écoles centrales, et, au degré supérieur, des Écoles spéciales, vouées chacune à l’enseignement d’une science particulière, le Muséum d’histoire naturelle, l’École polytechnique, les Écoles de santé. Or rien de plus contraire à ses desseins et à ses projets que ces Écoles spéciales. Mais souvent, surtout en temps de révolution, les hommes proposent et les événemens disposent. Ce que les hommes avaient proposé était juste le contraire de ce que disposèrent les événemens. Qu’on lise les projets de Talleyrand à l’Assemblée constituante, de Condorcet à l’Assemblée législative, certaines séances de la Convention, les rapports de Briot (du Doubs), de Roger Martin et de Daunou au Conseil des cinq-cents, partout la même idée, la même conception générale de l’enseignement supérieur, conception issue, à n’en pas douter, de la philosophie encyclopédique et qui était alors une formule entièrement nouvelle de l’enseignement supérieur. Sans doute le mot Université ne s’y trouve pas. On était à la veille ou au lendemain de la disparition des Universités de l’ancien régime, et ce mot eût été pour les choses si nouvelles qu’on méditait un mauvais passeport. Mais la chose y est. Elle y est pleine et entière, d’une telle plénitude qu’aucune des Universités qui existaient alors à l’étranger n’en avait fourni le modèle et n’en pouvait présenter l’équivalent.

C’est bien, au nom près, l’Université moderne, fille et mère à la fois de la science, que cet Institut national où Talleyrand proposait de réunir, organiquement coordonnés, tous les départemens du savoir, ce corps où se trouvera, disait-il, « tout ce que la raison comprend, tout ce que l’imagination, sait embellir, tout ce que le génie peut atteindre, qui puisse être considéré comme un tribunal où le bon goût préside, soit comme un foyer où les vérités se rassemblent,.. qui, par un commerce non interrompu d’essais et de recherches, donne et reçoive, répande et recueille toujours ; qui, fort du concert de tant de volontés, riche de tant de découvertes et d’applications nouvelles, offre à toutes les parties des sciences et des lettres, de l’économie et des arts, des perfectionnemens journaliers ; qui, réunissant tous les hommes d’un talent supérieur en une seule et respectée famille, par des correspondances multipliées, par des dépendances bien entendues, attache tous les laboratoires, toutes les bibliothèques publiques, toutes les collections, soit des merveilles de la nature, soit des chefs-d’œuvre de l’art, soit des monumens de l’histoire, à un point ; central et qui, de tant de matériaux épars, de tant d’édifices isolés, forme un ensemble imposant, unique, propre, à faire connaître au monde et ce que la philosophie peut pour la liberté, et ce que la liberté reconnaissante rend d’hommages à la philosophie… »

Ce sont bien encore les Universités, toujours au nom près, que ces Lycées où Condorcet, pénétré autant qu’homme de son temps de l’unité organique des sciences et sachant leurs divisions et leurs rapports, les groupait en un seul faisceau et autour d’un même centre, les distribuait en quatre classes : les sciences mathématiques et physiques, les sciences morales et politiques, les sciences appliquées aux arts, enfin les beaux-arts et les belles-lettres, et traçait pour chacune de ces classes un programme rationnel d’une telle ampleur scientifique qu’aucune nation ne peut, même à l’heure qu’il est, dire qu’elle l’a pleinement réalisé.

Sans doute à l’époque de la Révolution, les Universités allemandes valaient mieux que les Universités françaises, et l’esprit de la science y régnait. Mais leur grand éclat date surtout du XIXe siècle. Ce n’est pas de leur exemple que s’inspiraient Talleyrand et Condorcet. Ils construisaient a priori, comme les hommes de leur temps, et, il n’y a pas à dire, ce qu’ils ont construit, c’est la théorie des Universités modernes.

Ainsi la Révolution, sur ce terrain comme sur d’autres, nous a légué des faits et des idées en désaccord. Les faits ont duré ; les Écoles spéciales de la Convention sont devenues, en se multipliant, les Facultés de l’Empire. Mais en face des faits, les idées aussi ont duré ; et plus d’une fois, au cours du siècle, nous les voyons reparaître en ce qu’elles ont de général et d’essentiel, et bien qu’alors leurs origines historiques soient oubliées ou ignorées, même de ceux qui les remettent en avant, à n’en pas douter, c’est toujours la même filiation doctrinale.

La première fois qu’il en reparaît quelque chose, c’est en 1815, avec la première Restauration. Une ordonnance, préparée par Royer-Collard, supprimait l’Université impériale, cette corporation d’État, une et totale comme l’Empire, qui englobait tout l’enseignement de France, étoile mettait à la place dix-sept Universités régionales qui eussent porté le nom de leurs chefs-lieux et eussent eu chacune son chef et son conseil. Il y avait à cette mesure une fin plus politique que scientifique. On voulait avant tout réagir contre l’absolutisme impérial et contre une institution faite à son image et pour être son instrument. Mais à ce dessein hautement avoué, se mêlait aussi, c’est M. Guizot, un collaborateur de Royer-Collard, qui le dit, « le désir de créer hors de Paris, dans les départemens, de grands foyers d’étude et d’activité intellectuelle. »

Plus tard, sous le Gouvernement de juillet, l’idée reparaît avec deux ministres qui avaient été deux gloires de la Sorbonne, avec Guizot d’abord, puis avec Victor Cousin, et cette fois, c’est bien sans conteste, l’idée des Universités, claire, adulte et dépouillée de tout alliage de soucis politiques. Ni Guizot, ni Cousin ne l’a réalisée. Le temps leur a manqué et aussi une certaine faveur de l’opinion. Mais l’un et l’autre l’ont également tenue avec la même conviction, avec la même hauteur de vues, avec la même préoccupation de décentraliser la science, pour l’idée vraie, seule capable de fournir à l’enseignement supérieur sa forme naturelle. Il y aurait à citer de l’un et de l’autre plus d’une page excellente sur ce sujet. J’en détache quelques fragmens pour l’édification des gens bien informés qui répètent encore que l’idée des Universités est de semence germanique et qu’elle n’aurait jamais germé ni levé dans des cerveaux constitués à la française.

« Paris attire et absorbe moralement la France…. de tous les remèdes à employer en pareil-cas, la création de quelques Universités est l’un des plus praticables et des plus efficaces. Qu’il y ait sur divers points de la France de grands foyers d’étude et de vie intellectuelle, où les lettres et les sciences, dans toute leur variété et leur richesse, offrent à leurs adeptes de solides leçons, les instrumens du travail, d’honorables carrières, les satisfactions de l’amour-propre, les plaisirs d’une société cultivée ; à coup sûr les maîtres éminens et les jeunes gens distingués se fixeront volontiers là où ils trouveront réunis et à leur portée de tels avantages ; ils y attireront et y formeront peu à peu un public animé des mêmes goûts, sensible aux mêmes plaisirs ; et Paris, sans cesser d’être, parmi nous, le théâtre de l’activité littéraire et savante, cessera d’être le gouffre où viennent s’engloutir tant d’esprits capables d’une vie plus utile et dignes d’un meilleur sort. »

« Mais pour répondre à leur destination, de tels établissemens veulent être complets et un peu éclatans ; si la parcimonie scientifique ou économique s’en mêle, elle les tuera au moment même de leur naissance. Il faut que dans les nouvelles Universités et dans leurs diverses Facultés, Lettres, Sciences, Droit, Médecine, Théologie (si l’Église s’y prête), le nombre et l’objet des chaires soient en harmonie avec l’état actuel des connaissances humaines et que la condition des professeurs y soit assurée, commode, digne. » (Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps.)

« Conformément à tout ce que j’avais dit et répété dans mes ouvrages, je me proposais de substituer peu à peu aux Facultés isolées, éparpillées et languissantes sur une multitude de points, un système de grands centres scientifiques où toutes les Facultés fussent réunies, selon la pratique du monde entier. Oui, je ne le cache pas, si j’admire profondément l’unité de la France, je ne crois pas que cette précieuse unité fût en péril parce qu’il y aurait de la vie ailleurs qu’à Paris… Je suis convaincu qu’il est possible d’établir dans un certain nombre de villes des foyers de lumières, qui, en projetant leurs rayons autour d’eux, éclaireraient et vivifieraient de grandes provinces, au profit de la civilisation de la France entière. (V. Cousin, l’Instruction publique en France sous le Gouvernement de juillet. )

« L’intention du gouvernement est de créer sur quelques points de la France un certain nombre de grands centres d’instruction supérieure qui puissent devenir des foyers de lumières pour les provinces où ils seront placés. Des Facultés isolées peuvent avoir leur avantage ; mais la plus grande force de ces établissemens se tire de leur réunion. Une Faculté de droit ne peut guère se passer du voisinage d’une Faculté des lettres, et une Faculté des sciences est à la fois le fondement et le couronnement d’une Faculté de médecine. C’est ainsi que toutes les connaissances humaines se lient et se soutiennent l’une l’autre et communiquent à ceux qui les cultivent une instruction solide et étendue, de véritables lumières. Il n’est pas non plus sans quelque intérêt social et politique de retenir dans nos provinces une foule de jeunes gens dont les talens, mûris dans les grandes écoles de leur pays, peuvent tourner à son profit et concourir à former ou à fortifier cette vie provinciale, jadis si animée, aujourd’hui si languissante, et dont le retour serait un bien-lait sans aucun danger dans la puissante unité de la France. » (Victor Cousin, Exposé des motifs du projet de loi portant création d’une Faculté de médecine à Rennes.)

S’il faut des ancêtres, en voilà.

Et ce ne sont pas les seuls. — Lorsque le second Empire, près de finir, se montra disposé à concéder la liberté de l’enseignement supérieur, on s’aperçut que les Facultés faisaient eau par plus d’un endroit et l’on sentit qu’on ne pouvait vraiment pas les livrer à la concurrence en cet état de délabrement. On sait qu’une commission, présidée par Guizot, avait été chargée de préparer un projet de loi. Elle conclut à la liberté de l’enseignement supérieur. Mais à cette liberté, elle mit comme condition la réforme préalable des Facultés de l’État. Or, que proposa-t-elle ? Justement ce qu’avaient déjà voulu Guizot, Victor Cousin, Dubois (de la Loire-Inférieure), et Duvergier de Hauranne, ce dont nous poursuivons aujourd’hui la réalisation, à savoir : « l’organisation dans quelques-unes des principales villes de l’Etat, et avec leur concours : d’un enseignement supérieur complet, réunissant toutes les Facultés avec leurs dépendances nécessaires. » Traduisez la périphrase. C’est bien des Universités qu’il s’agit.

Ainsi tout le long du siècle, alors que les faits multiplient et dispersent les Facultés empiriquement, sans raison, sans mesure, sans relation à une conception d’ensemble, en face d’eux l’idée subsiste, et périodiquement elle reparaît pour indiquer la route, comme les feux de ces phares qui brillent et s’éclipsent tout à tour dans l’obscurité des nuits. Elle est aujourd’hui dans sa période de plus grand éclat. Cette fois on s’est laissé guider par elle. Encore un peu, et bientôt on sera dans le port.

On dira sans doute aussi : c’est rompre l’unité de l’Université de France, de ce corps public fait à l’image de la nation, un et indivisible, et fait ainsi pour maintenir par une éducation commune, inspirée du même esprit, l’unité nationale. — Je n’affaiblis pas l’objection. Mais immédiatement cette remarque vient à l’esprit, que, si l’Université de France était vraiment indispensable à l’unité de la patrie, il y a longtemps déjà que la patrie serait en péril de morcellement. Voilà longtemps en effet, au juste quarante ans sonnés d’hier, que l’Université de France, qui fut tour à tour impériale et royale, a légalement disparu. C’était à l’origine, telle que la firent la loi de 1806 et des décrets de 1808, une corporation laïque, vouée à l’enseignement, investie du monopole : de l’enseignement, ayant ses biens propres, son budget indépendant, sa juridiction spéciale, son conseil et son grand-maître. La Restauration fit brèche en elle en transformant son grand-maître en ministre. Le Gouvernement de juillet élargit la brèche, en fondant son budget dans le budget de l’État. Enfin la loi du 15 mars 1850 la démantela complètement. Son monopole fut supprimé ; sa dotation fut biffée du grand-livre ; ses biens furent incorporés. au domaine public ; son nom même fut rayé par prétérition. Lisez cette loi de 1850 : pas une fois vous n’y rencontrerez le nom d’Université. Ce qu’elle crée et ce qu’elle organise, c’est un double régime d’enseignement, d’un côté l’enseignement privé, de l’autre, l’enseignement de l’État. Celui-ci, elle l’appelle l’instruction publique et non plus l’Université ; son chef, ce n’est plus le grand-maître, c’est le ministre de l’instruction publique ; son conseil suprême, ce n’est plus le conseil de l’Université, c’est le conseil de l’Instruction publique, et, pour la première fois, il y entre des membres étrangers à l’enseignement. A partir de 1850, c’en est donc fini de la corporation impériale. Elle a fait place à une hiérarchie administrative, et il me reste plus d’elle qu’un nom, expression courante, dont on se servira désormais pour désigner l’enseignement de l’État par opposition à l’enseignement privé.

Mais eût-elle continué d’exister, qu’il n’y aurait ni contradiction, ni péril à ce que, tout en restant l’Université de France, elle comprît les Universités de Paris, de Lyon, de Bordeaux, de Montpellier, d’autres encore, comme la France comprend Paris, Lyon, Bordeaux, Montpellier. Remarquez en effet qu’il ne s’agit pas ici de l’unité absolue des philosophes, laquelle n’est pas de ce monde, mais bien de l’une de ces unités, concrètes et changeantes, toujours relatives, qui ne sont autre chose qu’un groupement d’éléments multiples et divers. Or, il n’y a pas pour ces groupemens de type absolument immuable ; ils se font de façons fort différentes, suivant les temps, suivant les lieux, et de ces façons la meilleure est celle qui sort de la réalité même et du développement organique des choses. Fait remarquable, en 1807, ce fut tout d’abord en Universités régionales que l’on proposa de subdiviser l’Université impériale dont la loi venait de décréter l’unité et l’indivisibilité. Et plus tard, lorsque Guizot et Victor Cousin songèrent sérieusement à créer des Universités provinciales, ce n’était pas, je pense, pour ruiner l’Université, eux qui avaient défendue en toute occasion, et plus d’une fois sauvée de périls imminens.

On dira peut-être encore : les Universités sont incompatibles avec les principes généraux de notre droit public. Ce serait mal entendre ce qu’elles peuvent être, ce qu’elles doivent être, ce qu’elles demandent à être. Outre qu’elles n’auront que la constitution que le législateur voudra bien leur donner, que redouterait-on de leur venue ? Un retour à l’ancien régime ? Mais nul ne s’est avisé et nul ne s’avisera de réclamer pour elles les privilèges qui furent ceux des Universités d’autrefois. Les professeurs paient et paieront les taxes comme tous les citoyens. Les étudians ne font pas et ne feront pas, comme jadis, entrer en franchise le vin de leurs récoltes. Maîtres et élèves sont et resteront justiciables du droit commun, n’ont et n’auront de juridiction spéciale que pour les fautes contre la discipline. Je ne crois pas non plus qu’ils soient disposés, comme autrefois, à en appeler, à l’occasion, au pape, contre le prince. Ils sont hommes de leur temps et citoyen français. Et si ce mot d’Universités remis en circulation a çà et là éveillé d’antiques réminiscences et provoqué de singuliers anachronismes, ce n’est pas chez eux, c’est à côté d’eux. Mais cela ne tire pas à conséquence. Qu’importe, par exemple, que le jour de Pâques dernières, un évêque ait dit en chaire : « Je garde mon titre de chancelier de l’Université, on ne peut pas me l’ôter ? » Ce n’est pas chez lui pour cela que le recteur fera signer les diplômes.

Les droits de l’État ne sont pas davantage on péril ou en question. Les futures Universités ne demandent pas la séparation, et je crois qu’elles auraient de bonnes raisons pour la refuser si, par impossibles, elle leur était offerte. C’est pour l’Etat et à ses frais qu’elles cultiveront la science. C’est en son nom qu’elles l’enseigneront. Par suite, elles seront naturellement soumises à son contrôle, à sa tutelle. Elles n’auront pas : l’impertinence de dire ou de penser : de tous vos fonctionnaires, je ne puis connaître qu’un, celui qui paie. Elles lui rendront donc compte, non-seulement de l’emploi de ses deniers, mais aussi, de leurs travaux, de leur vie, de leurs progrès. Elles ne se recruteront pas sans lui et contre lui.

De son côté, l’État ne se dépouillera d’aucune prérogative en leur donnant la personnalité civile, comme l’ont déjà les Facultés, en les laissant maîtresses de leurs biens, comme les Facultés le sont déjà en leur permettant de recevoir de toute main, comme font déjà les Facultés, en leur donnant la pleine indépendance scientifique et tout ce qu’elle entraîne de franchises administratives et en les laissant, à leur gré, avec des traits communs à toutes, prendre des physionomies propres, en rapport avec les coins de France où elles seront placées. Elles ne seront donc ni des » états dans l’État, ni des églises dans l’État. Elles seront des organes de l’État, constitués par l’État lui-même, pour remplir, avec toute l’indépendance qu’elle exige, une des fonctions morales de l’État.


III

Ici se pose une question à laquelle je ne puis éviter de répondre. Nous avons quinze groupes de Facultés, sans compter les Écoles d’Alger. Faudra-t-il, d’un coup de baguette, en faire autant d’Universités ? — Je n’hésite pas à répondre : Non, cent fois non. Tout, plutôt que cette folie ; tout, le statu quo et même le retour en arrière. L’avenir, du moins, ne serait pas compromis. Considérez chacun de ces groupes. Dans six seulement vous trouverez les quatre Facultés ; des autres, sept n’en ont que trois, et deux sont encore plus mal nantis, n’ayant que les sciences et les lettres. Or, comme l’Université est, par définition, l’école universelle, celle où se cultivent, où s’enseignent toutes les parties du savoir, pour avoir rien que les matériaux, je dis les matériaux bruts, de quinze Universités, il faudrait d’un seul coup improviser douze Facultés nouvelles, deux de droit et dix de médecine. À moins qu’on n’inventât des trois quarts d’Université. — Mais de ces quinze Universités, complètes ou incomplètes, combien seraient des touts artificiels et combien des touts naturels ?

Je ne sais si cette chimère dangereuse de quinze Universités hante sérieusement les esprits. Dans ce cas, il faudrait la décourager au plus vite. Il ne faudrait pas, en effet, que l’expérience de ces trois quarts de siècle fût entièrement perdue, et que, par ignorance de l’histoire de nos Facultés, par méconnaissance des conditions particulières qui sont faites en France à l’enseignement supérieur, et que nous indiquerons plus loin, on fût, une fois de plus, victime de cette fatalité qui, sous tous les gouvernemens, a fait créer, multiplier, disperser les Facultés à l’aventure, sans proportion, sans suite, sans vue d’ensemble, et le plus souvent pour des exigences qui n’avaient rien à voir avec les intérêts de la science et de l’enseignement supérieur. Ce serait une curieuse histoire à suivre depuis le commencement du siècle. J’en indiquerai seulement quelques épisodes. C’est l’Empire qui, changeant le nom des Écoles spéciales de la Convention, créa les Facultés. Il fit douze Facultés de droit et cinq Facultés de médecine. Ce n’était pas excessif ; mais il décréta vingt-sept Facultés des sciences et vingt-sept Facultés des lettres. Il en mit une paire au chef-lieu de chaque académie. Et pourquoi les semait-il sur tout le territoire avec cette profusion ? Pour l’unique raison que c’étaient, non pas des écoles de haut enseignement, mais des jurys de baccalauréat. — Dans ce nombre, la Restauration tailla et abattit. De ces cinquante-quatre Facultés, dont quelques-unes n’avaient d’ailleurs existé que sur le papier, elle ne laissa debout que six Facultés des lettres et sept Facultés des sciences ; mais elle le fit arbitrairement, à l’aveugle, sans souci de l’avenir, sans trace de système, fauchant Lyon, Nancy, Montpellier, Rennes, Bordeaux, mais ne touchant pas, on se demande pourquoi, à Besançon et à Dijon. — De 1830 à 1848, on créa bon nombre de Facultés nouvelles ; il en était de nécessaires, qui répondaient à des besoins de l’enseignement et de la science. Par malheur, ce ne fut pas le cas pour toutes. Le procès-verbal d’une séance de la chambre des pairs, en 1844, en dit long sur cette affaire. On proposait d’abolir les jurys de baccalauréat, par lesquels la Restauration avait remplacé les Facultés supprimées. Un pair, son nom n’importe pas, combattait la mesure et demandait comment on s’y prendrait pour recevoir les bacheliers. « Soyez sans inquiétude, interrompit le ministre, M. de Salvandy, on multipliera les Facultés ! » — « C’est fort grave, cela, monsieur le ministre. » riposta Victor Cousin. — C’était grave, en effet. Ce fut fait, cependant. — Ce fut fait encore sous l’empire, en 1854. D’une seule fournée, on institua huit Facultés nouvelles, cinq pour les sciences, trois pour les lettres, et voilà comment, jusqu’à ces dix dernières années, un si grand nombre de nos Facultés étaient points morts ou languissans ; comment aussi, malgré tant d’efforts pour les animer, plusieurs ne sont pas encore bien vigoureuses aujourd’hui.

La République elle-même, malgré un souci éclairé des intérêts du haut enseignement, n’est pas sans reproche à cet endroit. Elle n’a pas fait, il est vrai, de nouvelles Facultés des lettres ou des sciences ; mais elle a fait cinq Facultés de médecine. Sur ce nombre, il en était d’absolument nécessaires. Mais les autres ? Je me contente de dire : attendons l’avenir. Cependant, un fait déjà m’inquiète. Nous avons aujourd’hui trois Facultés de médecine de plus qu’en 1876, et, au total, nous ne faisons pas, bon an mal an, beaucoup plus de docteurs en médecine. Et puis, je ne vois pas que la pléthore d’étudians qui encombrait l’École de Paris se soit beaucoup écoulée sur les Facultés de province.

Ainsi, toujours la multiplication outrée, la dispersion, l’éparpillement. Tout autres n’ont cessé d’être les vues des partisans de l’autre système, des universitaires, de ceux qui, avant tout et par-dessus tout, ont eu en vue la fonction scientifique et l’office éducateur de l’enseignement supérieur. Quelques centres seulement, mais forts et bien pourvus, voilà ce que toujours ils ont proposé, réclamé. Condorcet en voulait trois, Guizot cinq, Victor Cousin pas davantage. Lisez et méditez ce fragment d’un discours de Cousin, perdu dans ses œuvres complètes et qu’il eût fallu graver sur un métal solide, dans le cabinet des ministres de l’instruction publique. « Il ne faut pas croire que l’homme éminent, M. Royer-Collard, qui, en 1816, a diminué le nombre des Facultés des lettres, ait pris cette mesure, comme l’a dit M.. le rapporteur, par pure économie. L’économie a pu être un des motifs, mais elle n’a pas été le fondement de cette décision. L’expérience avait prouvé qu’il n’était pas possible de multiplier les Facultés sans mettre en péril leur haute mission, qui est l’enseignement approfondi des sciences…. Ce n’est rien de créer des Facultés, il faut les faire grandes et fortes. Les éparpiller, c’est les annuler. Le principe incontestable en cette matière… c’est un petit nombre de grands foyers d’études, qui aient des professeurs éminens et beaucoup d’élèves. Multipliez les Facultés, vous abaissez l’enseignement et vous diminuez le nombre des élèves… Voulez-vous donc renouveler les Universités de Valenee et d’Orange ? Il vous plaira de créer une Faculté dans telle ville… Fort bien ; il suffit pour cela d’une allocation au budget ; mais il n’y a qu’un malheur, c’est que les grands professeurs, qui sont la vie des Facultés, vous manqueront ; et puis il n’y viendra pas d’élèves. Il faudra mettre les cours le soir, afin d’attirer les dames et un certain nombre d’hommes oisifs, qui viendront y chercher un délassement aux travaux de la journée. C’est là, messieurs, une Faculté d’agrément, c’est une sorte d’athénée où un bénévole auditoire vient écouter un frivole enseignement. Ce n’est pas là une institution sérieuse où se forme et s’élève la jeunesse d’un grand peuple. »

Est-ce d’hier ? est-ce d’aujourd’hui ? Mais que ce soit d’hier ou d’aujourd’hui, c’est vrai, aujourd’hui comme hier.

Je n’ignore pas qu’au ministère de l’instruction publique, il n’y a pas longtemps encore, ceux-là mêmes qui ont eu le plus à cœur le relèvement de l’enseignement supérieur et qui ont voué à cette noble tâche tout ce qu’ils avaient d’intelligence, de forces et de patriotisme, ont professé d’autres maximes. Je rends hommage à leurs grands services et à l’élévation de leurs intentions ; mais cela ne m’empêche pas de dire, sans hésitation et sans embarras, que, sur ce point d’importance capitale, ils ont fait fausse route. Ils s’étaient dit : l’empire d’Allemagne a vingt et une universités pour quarante-six millions d’habitans, et toutes sont prospères, toutes sont vivantes. Est-ce avoir trop d’ambition pour la France que de vouloir pour elle quinze ou seize, centres ? d’études ; supérieures ? Y renoncer, avant de l’avoir tenté, ce serait avoir « peu de souci de la dignité nationale. » « Avant de nous résigner à un rôle si humble, il faudrait s’être bien assuré qu’une nécessité sans merci nous y condamne. »

Vingt et une Universités et vingt-neuf mille étudians en Allemagne, pour quarante-six millions d’habitans, ce serait pour la France, si l’on raisonnait du même au même, seize ou dix-sept groupes de Facultés et vingt-deux mille cinq cents étudians. Mais ici, on ne peut raisonner de la sorte. C’est uniquement par analogie qu’il faut conclure, et l’on sait que l’analogie, sous peine d’erreur, doit tenir compte des différences autant que des ressemblances. Or, dans l’espèce, entre la France et l’Allemagne, nombreuses et profondes ont été de tout temps les différences ; nombreuses. et profondes elles sont restées.

Tout d’abord, c’est la façon dont sont organisées les études secondaires. En Allemagne, on les tient pour une partie, non pour un tout, pour un acheminement, non pour une fin, en un mot, pour la préparation aux études supérieures qui se font à l’Université. En France, au contraire, organisées à une époque où, en dehors des études professionnelles de droit et de médecine, il n’y avait pas à proprement parler d’enseignement supérieur, on y a mis, en outre de ce qu’elles devraient normalement contenir, quantité de choses qui rentrent vraiment dans le domaine des Facultés, la philosophie, l’analyse géométrique, certaines parties élevées de la physique et de la chimie. On les y a mises, et on les y laisse, un peu par habitude, beaucoup aussi parce que, pour nombre d’élèves, ce n’est pas la Faculté, mais l’Ecole spéciale, qui est l’aboutissant naturel du lycée. Aussi, qu’en résulte-t-il ? En Allemagne, la Faculté de philosophie, sciences et lettres ensemble, est la plus peuplée de toutes. Au sortir du gymnase, les esprits vont s’y mettre pour quelque temps au régime de la science libre. Chez nous, au contraire, le baccalauréat, avec son appareil encyclopédique, est tenu pour une quittance générale et définitive envers les lettres et les sciences. On se spécialise aussitôt, et rarement on s’avise avant de le faire qu’il y a, au-dessus du collège, des écoles largement ouvertes, où il serait bon de passer quelque temps. Par suite, à l’inverse de l’Allemagne, nos Facultés des lettres et des sciences, si longtemps sans élèves réguliers, n’ont encore aujourd’hui entre toutes les autres que le plus faible contingent, et composé pour la majeure partie d’aspirans professeurs, maîtres-répétiteurs, boursiers et candidats, aux grades. J’ai confiance que la nouvelle loi militaire, qui donne à la licence ès lettres et aux licences ès sciences une prime égale à celles du doctorat en médecine et du doctorat en droit, apportera à cet état de choses d’heureux changemens. Mais pour longtemps encore nos meilleures recrues, les plus nombreuses, les plus stables, seront les futurs professeurs.

Si encore ils passaient tous par les Facultés avant d’avoir licence d’enseigner ! Mais non, et ceci est un second trait de différence avec l’Allemagne. Là, nul professeur de gymnase qui n’ait étudié à l’Université, et de ce fait résulte maint avantage. Autres sont nos mœurs, autres nos règlemens. Le tout est d’avoir le grade, licence ou agrégation, qu’on y soit parvenu par l’École normale ou par les Facultés, ou bien qu’on l’ait acquis par un travail solitaire. Et encore, je ne vise que l’enseignement public, celui des lycées et des collèges. Car dans l’enseignement libre, inconnu en Allemagne ou du moins fort différent du nôtre, la possession d’un diplôme n’est imposée qu’aux directeurs. On y peut enseigner, et beaucoup y enseignent, surtout dans les maisons ecclésiastiques, sans preuve universitaire d’aucune espèce. Il suffit que le gérant responsable, eût-il vingt maîtres sous ses ordres, soit bachelier. Eux peuvent se passer de l’être. Ainsi l’a permis la loi. Nouvelle cause de pauvreté pour nos Facultés des sciences et des lettres.

Et ce n’est pas la dernière. En voici une autre, des plus puissantes, qui tient à nos mœurs, et de laquelle l’Allemagne, où toute science théorique se donne à l’Université, n’offre pas l’analogue. Je parle des Écoles spéciales, de celles surtout au profit desquelles s’est constitué un monopole inflexible. Il faut louer sans réserve leur glorieux passé, leurs éclatans services. Mais il faut bien aussi constater qu’elles sont, en particulier pour les Facultés des sciences, une terrible concurrence. Quand sur les quinze cents jeunes gens qui chaque année affrontent ses concours, l’École polytechnique a prélevé sa dîme, du meilleur froment, puis après elle l’École centrale, puis après celle-ci l’externat de l’École des ponts et chaussées et de l’École des mines, que peut-il bien rester, à de rares exceptions près, pour les Facultés des sciences ? Les échoués, et qui n’ont pas même l’espoir à force de travail, à force de mérite, de se retrouver aux prises, pour l’accès des carrières savantes, avec leurs concurrens heureux de la première heure, à qui s’ouvre une seule perspective, laquelle d’ailleurs va se rétrécissant chaque jour, les fonctions de l’enseignement, car l’École normale, il faut le dire à sa louange, n’a jamais revendiqué de monopole, tandis que l’École polytechnique, qui n’est au fond qu’une Faculté des sciences close et casernée, interdit à quiconque n’a pas franchi son seuil, l’entrée des écoles publiques d’application.

Il est encore toute une catégorie d’étudians, fort nombreuse en Allemagne, qui nous échappe, les théologiens. Ils sont six mille dans les Universités allemandes, près de cinq mille protestans et plus de douze cents catholiques, pour la plupart laborieux, instruits et appliqués aux études de philologie. En regard, nous n’avons que la toute petite troupe des théologiens protestans de Paris et de Montauban, moins d’une centaine. Les autres, les gros bataillons, tous les catholiques, et ils sont des milliers, sont élevés en vase clos, dans des séminaires, loin du plein air de la vie scientifique, loin des Facultés, et c’est à peine si de loin en loin il en vient quelques-uns aux Facultés des lettres.

Et puis il y a Paris, Paris la ville unique, l’attrait et le gouffre. Nous avons environ seize mille étudians de tout ordre. Bien répartis, ce serait assez pour faire vivre utilement une douzaine de centres. Mais sur ce nombre, combien sont à Paris ? Près de dix mille. Allez donc persuader au trop-plein qu’il ferait bien, dans son propre intérêt, d’abandonner une ruche encombrée et d’essaimer vers Caen, Dijon, Besançon, Poitiers, Rennes ou Clermont ? On ne peut pourtant pas parquer de force les étudians dans telle ou telle académie, suivant leur lieu d’origine, et leur interdire Paris, ses ressources et ses plaisirs, parce qu’ils sont de Dunkerque ou de Bayonne. L’unique moyen d’opposer à cette force excessive d’attraction, une force centrifuge efficace, ce n’est pas d’affaiblir les contrepoids, en les subdivisant, en les éparpillant, mais d’en avoir seulement quelques-uns, placés aux bons endroits, coordonnés ensemble, et tous d’une masse assez puissante pour être, sur un rayon moins étendu que Paris, des centres d’attraction. C’est le bon sens et c’est aussi l’expérience. En dehors de Paris, où avons-nous le plus d’étudians ? A Lyon, à Bordeaux, à Montpellier, c’est-à-dire là où les locaux sont les plus vastes, l’outillage le plus complet, les ressources les plus abondantes, les maîtres les plus nombreux, l’enseignement le plus varié.

Rien en Allemagne, même après l’hégémonie de la Prusse et la colossale croissance de Berlin, rien d’égal à cette aspiration centrale de Paris. L’Université de Berlin s’est beaucoup accrue depuis vingt ans, mais pas au point de rompre tout équilibre avec les autres. Elle a 6,000 élèves et plus ; mais il en reste aux autres 23,000 ; plus de 3,000 à Leipzig ; autant à Munich et nulle part moins de 650. Et cette jeunesse circule d’une ville à l’autre, passant un semestre à Berlin, un autre à Leipzig, un troisième à Heidelberg, portant de l’une à l’autre sa curiosité et son mouvement. En France, rien de semblable. On choisit sa Faculté et l’on s’y fixe à demeure, ou, s’il se produit quelque mouvement, c’est un flux de la province sur Paris, jamais un reflux de Paris sur la province, jamais un échange des villes de province entre elles. Cette immobilité a bien des causes ; d’abord nos habitudes générales qui sont peu voyageuses, puis l’uniformité de nos programmes d’examen qui impose l’uniformité des études, et partant empêche de se créer ici ou là de ces spécialités qui seraient des attractions ; enfin, l’absence de rivalité entre les Facultés des département, et la marche convergente de leurs meilleurs maîtres sur Paris, et sur Paris seulement. Sans doute, on réagira ; on réagit déjà. Il ne sera pas impossible d’assouplir les études et de leur donner plus de jeu, de spontanéité et de variété. Rien n’empêchera non plus, une fois les Universités créées, qu’elles prennent chacune sa physionomie propre et qu’il y soit fait aux maîtres de tels avantages moraux et matériels, qu’ils aiment à y rester et à y faire école. Les associations d’étudians pourront aussi devenir quelque chose comme ce qu’étaient les mères pour les compagnons du tour de France et inviter les étudians à être à leur façon de ces compagnons-là. Mais tout cela, c’est l’espérance, c’est l’avenir, et un avenir que l’on compromettrait d’une façon irrémédiable en faisant trop d’Universités. Le fait d’hier, le fait d’aujourd’hui, c’est, sur ce point encore, une dissemblance marquée avec l’Allemagne.

Ce serait donc mal raisonner que de conclure, en cette matière, du même au même, entre les deux pays. Il a été légitime de s’inspirer de l’Allemagne d’une façon générale. Il serait faux et dangereux de transformer les analogies en identités. Il sera bon d’avoir des Universités comme l’Allemagne en a. Il serait détestable d’en vouloir en proportion de ce qu’elle en a. Il faut tenir compte des conditions de temps et de lieu, des mœurs et de l’expérience, et pas un de tous ces faits qui n’aboutisse droit à cette conclusion : pour être vivantes, pour être viables, les Universités françaises devront être en petit nombre.

Mais de cette conclusion sort aussitôt la plus grosse des difficultés. Nous avons quinze groupes de Facultés. S’il faut de quelques-uns seulement faire des Universités, que deviendront les autres ? La solution la plus logique, et, je n’hésite pas à le dire, la plus efficace, ce serait de les supprimer. Mais elle n’a qu’un défaut : c’est d’être impraticable. Je ne parle pas des résistances qu’y opposerait le régime parlementaire, de la coalition qui ne manquerait pas d’unir contre elle les représentans des centres menacés. Rien que pour transférer à Lille les Facultés de Douai, il a fallu tout le courage de M. Berthelot et de M. Spuller. Que ne faudrait-il pas le jour où il s’agirait de supprimer sur huit ou dix points à la fois ! Mais, encore un coup, je ne parle pas de cela. Je parle seulement de la probité de l’État. L’État doit être honnête homme. Le serait-il le jour où, au mépris des sacrifices faits par certaines villes pour leurs Facultés, il viendrait les leur enlever ? Cela était possible, cela eût été souhaitable, il y a quinze ou vingt ans, alors que l’enseinement supérieur, mal logé, mal outillé, languissait à peu près partout dans les départemens. On pouvait alors, si l’on avait eu un plan d’ensemble bien arrêté, et si l’on s’était proposé, comme les faits y poussent aujourd’hui, de constituer sur certains points d’élection quelques Universités bien pourvues et bien dotées, tirer argument des charges de l’État et de la nécessité de n’éparpiller ni les ressources ni les forces. Qu’avaient fait alors la plupart des villes pour leurs Facultés ? Si peu qu’elles n’eussent pu sans invraisemblance crier à la spoliation. Mais aujourd’hui, c’est autre chose. On a pendant dix ans soufflé l’émulation entre elles ; on leur a demandé beaucoup pour l’enseignement supérieur, et elles ont donné beaucoup, les petites proportionnellement plus que les grandes, parce que, pressentant qu’un jour elles pourraient être menacées, elles sentaient bien aussi que leurs sacrifices seraient ce jour-là leur plus forte défense. Voilà des villes comme Grenoble, comme Caen, comme Rennes, pour n’en pas citer d’autres, qui ont dépensé des millions à bâtir des palais ou des ateliers à la science. Elles l’ont fait à la demande de l’État, avec l’aide de l’État. Entre elles et l’État, il y a contrat tacite, et, pour le rompre, il faudrait de ces nécessités publiques qui changent parfois l’assiette du droit. Sans compter que le jour où l’État viendrait à retirer ses Facultés de tel ou tel lieu, immédiatement y surgiraient des Facultés catholiques, les seules qu’ait enfantées jusqu’à présent la liberté de l’enseignement supérieur.

Il faudra donc une autre solution. M. Waddington, après la loi de 1875, en avait imaginé une qui avait le mérite de ne rien détruire, de ne rien supprimer. On eût fait de tous les établissemens d’enseignement supérieur, Facultés et Écoles préparatoires, disséminées sur tout le territoire, un certain nombre, assez limité, de groupes. Chaque groupe se fût appelé Université. Chaque Université eût eu comme un siège métropolitain et des sièges suffragans. C’eût été une sorte de système sidéral, avec un astre central et des satellites. Ainsi, l’Université de Paris eût compris autour des Facultés de Paris, les Facultés de Caen, l’École de médecine de Rouen et celle de Reims ; l’Université de Lyon eût englobé autour des Facultés de Lyon, celles de Grenoble, celles de Dijon, celles de Clermont ; l’Université de Montpellier eût fait graviter, autour des Facultés de Montpellier, celles de Toulouse, celle de Montauban, celles d’Aix, celle de Marseille, et jusqu’aux écoles d’Alger. Au centre de chaque Université, un chancelier, un curateur et un conseil, un conseil où eussent siégé deux fois l’an, des représentans-de tous les établissemens compris dans l’Université. De la sorte, tout était conservé et tout s’ordonnait autour de quelques points. Mais était-ce bien là l’ordonnance universitaire ? — L’Université est un être vivant. Toutes les parties doivent en être disposées comme des organes, se toucher, s’unir, vivre ensemble, se compléter l’une par l’autre, réagir l’une sur l’autre et concourir harmoniquement à une résultante commune. Est-ce à cela qu’eussent conduit les idées que je viens d’esquisser ? N’auraient-elles pas plutôt constitué, sous le nom d’Universités, de simples juridictions, des circonscriptions géographiques et administratives, quelque chose comme les garnisons de nos corps d’armée ?

Il ne m’appartient pas d’indiquer de solution. Mais peut-être, quand le moment sera venu, songera-t-on que, s’il n’est pas possible de supprimer nombre de nos Facultés, il n’est pas nécessaire de leur laisser à toutes, à celles qui seront dans les Universités et à celles qui seront en dehors, même constitution et mêmes prérogatives. A la fin de l’ancien régime, il y avait en France vingt-deux Universités. C’était trop pour qu’elles fussent prospères. Dès le milieu du XVIIe siècle, on avait réclamé contre cet excès : « Ce grand nombre d’Universités, avait dit en 1645 François le Maire, conseiller au présidial d’Orléans, ce grand nombre d’Universités, en France, n’apporte que désordre, trouble et mépris des bonnes lettres. » Cent ans plus tard, Guyton de Morveau disait de même : « La multiplicité des Facultés… serait peu favorable, peut-être même inutile et souvent pernicieuse aux progrès des sciences. « Il parut alors à un réformateur, sage et prudent entre tous, au président Rolland, que le meilleur remède serait d’avoir deux sortes d’Universités, les unes complètes et les autres incomplètes, celles-ci pourvues des enseignemens fondamentaux et essentiels, mais de ceux-là seulement, les autres « réunissant dans leur sein l’enseignement de toutes les sciences. » « Les Universités qui seraient complètes devraient être très rares, et placées seulement dans les villes principales, que leur grandeur, leur opulence, leur position, semblent destiner au dépôt des sciences. »

N’y aurait-il pas là les élémens d’une solution ? L’enseignement supérieur a une double fonction, l’une professionnelle, l’autre savante. Il faut que l’éducation professionnelle soit dirigée d’après des principes et des méthodes scientifiques ; mais il ne s’ensuit pas que partout où elle se donne doive être aussi tout le vaste appareil des enseignemens savans et des recherches scientifiques. Il suffit que les maîtres chargés de la donner aient été formés à l’école de la science et soient imbus de son esprit. Partant de cette distinction, serait-il déraisonnable d’avoir deux sortes de Facultés, et comme le doctorat est le grade scientifique par excellence, d’en faire le privilège des Facultés d’universités ? A celles-ci, outre les enseignemens relativement élémentaires et professionnels qui doivent être partout, on donnerait avec toute l’ampleur et toute la multiplicité qu’exige la science, les enseignemens purement scientifiques, ceux qu’on ne doit pas disséminer faute de ressources et de sujets. Y aurait-il donc si grand mal à ce qu’un étudiant commençât ses études à Poitiers ou à Clermont, et, une fois sa vocation affermie et éclairée, allât la compléter ailleurs ? N’y aurait-il pas au contraire à cette pratique toute sorte d’avantages ? Ne deviendrait-il pas possible par elle de constituer fortement quelques centres savans, de les mieux doter, de les pourvoir de ce luxe qui est le nécessaire de la science, d’en faire pour la carrière des maîtres un degré et un intermédiaire entre les autres Facultés et Paris, de susciter de l’un à l’autre de ces rivalités qui tournent au profit du pays tout entier, et de provoquer d’un point à l’autre, au lieu de l’immobilité quasi-générale d’aujourd’hui, une circulation incessante des étudians ? Serait-ce d’ailleurs bien autre chose que confirmer, renforcer et généraliser des faits existant déjà ? Toutes nos Facultés des lettres et des sciences sont-elles également pourvues ? N’en est-il pas qui ont deux fois plus d’enseignemens que les autres ? N’en est-il pas qui n’ont jamais fait un docteur ? N’en est-il pas qui ont le privilège, parce qu’elles ont plus de ressources, de préparer à l’agrégation ? Ne prend-on pas soin, depuis quelques années, de leur envoyer, à elles seules, les boursiers de cet ordre ? Ne reçoivent-elles pas, des Facultés voisines, moins complètement outillées, des licenciés dont elles font des agrégés ? N’en est-il pas de même dans la médecine ? Des centaines d’étudians ne commencent-ils pas leurs études dans les écoles, pour aller les compléter ensuite auprès des Facultés ? — Il n’y aurait là rien d’impossible, puisqu’en partie déjà c’est fait, et, en somme, il n’y aurait là rien que de conforme à la fois aux intérêts de la science et aux exigences des faits accomplis.


IV

Jusqu’ici, je n’ai envisagé les Universités que dans leurs rapports avec l’État. Pour qu’elles soient, pour qu’elles vivent, pour qu’elles prospèrent, il faut qu’elles en aient d’autres, solides et multipliés, avec leurs propres milieux, et ceux-là, si l’État peut en favoriser l’établissement par une large liberté, il n’est en son pouvoir ni de les créer, ni de les soutenir. C’est des Universités elles-mêmes et de leurs milieux qu’ils doivent sortir.

On s’est demandé plus d’une fois déjà, et l’on se demandera certainement encore, si ce n’est pas une chimère que de rêver des Universités sans la vie provinciale et sans son cortège d’institutions particulières. J’avoue que l’objection, ainsi formulée, m’inquiète peu. Il y a cent ans, nous avions des provinces, des institutions provinciales, et partout, à cette date, je trouve les Universités pauvres, languissantes et presque éteintes. Mais, au fond, il reste vrai que notre centralisation politique peut être un obstacle, sinon à l’établissement, du moins au succès de ces institutions. Dans un pays unifié comme le nôtre, l’État agit partout par les mêmes voies, et sous peine d’être un dispensateur partial des ressources communes, il doit agir partout avec égalité, deux conditions, ce semble, qui se prêtent assez mal à l’expansion de ces corps qu’on voudrait voir rivaliser entre eux de vie et de fécondité. Il ne peut non plus se passionner pour ceci ou pour cela, contre ceci ou contre cela. La passion est essentiellement individuelle, et si l’État moderne est une personne, il l’est à la façon dont les panthéistes conçoivent la personnalité divine, diffuse et rayonnante. Il est donc à craindre que les Universités provinciales, car c’est de celles-là seulement qu’il s’agit, Paris étant hors de pair et hors de cause, manquent de ces stimulans qui dans l’ancienne Europe ont fait longtemps la force des Universités. Dans l’Allemagne unifiée, si Berlin est l’empire en même temps que la Prusse, Leipzig reste toujours la Saxe et Munich la Bavière.

« La question, disait Albert Dumont, est de savoir si la démocratie française trouvera pour les Universités des principes de vie différens de ceux que le passé a connus. » Ces principes, ce n’est pas de l’État qu’il faut les attendre. Quand il aura donné aux Universités toutes les libertés compatibles avec leur caractère d’établissemens publics, quand il leur aura garanti des subventions en rapport avec leur importance et leurs services, il serait chimérique à elles de lui demander la vie, parce que la vie ne s’ordonnance pas à distance comme un paiement, et parce que, pour naître, grandir et produire, il lui faut, sur un point donné, des germes, un milieu et des forces intérieures.

Or de tout cela, rien, a priori, n’est interdit par la forme de notre État moderne. Bien n’empêche qu’en dehors de ce cerveau qui est Paris, il ne s’organise de puissans ganglions. La centralisation a son contrepoids dans les départemens, dans les communes et surtout dans les individus. Pourquoi, sur certains points et, autour de ces points, sur des régions entières, départemens, communes et individus ne ‘contribueraient-ils, sous les formes les plus variées, à donner aux Universités aliment, substance et force ?

Pour cela, il faut tout d’abord que les Universités, outre leurs devoirs généraux envers le pays, sachent qu’elles ont des devoirs particuliers envers la cité qui les porte et la région sur laquelle elles rayonnent… Sans doute, M. Renan a eu raison de dire que « l’esprit, humain n’a pas de région » et que « la bonne méthode n’a rien de local. » Sans doute, il n’y a pas une science parisienne et une science provinciale, pas plus qu’il n’y a, au fond, une science allemande et une science française. Mais il y a un génie allemand et un génie français, et, dans le génie français, à des traits communs se mêlent, suivant les régions, des traits particuliers de race et de terroir qui n’ont rien d’inquiétant pour l’unité de la patrie, qui sont au contraire une richesse et un charme. De plus, si la science est une et générale, il ne s’en fait pas partout les mêmes applications. Il n’y a qu’une chimie : on l’enseigne à Bordeaux et à Lyon, la même qu’à Paris ; mais à Bordeaux elle guérit la vigne et les vins ; à Lyon, elle forme des chimistes pour les industries de l’agglomération lyonnaise.

Que les Universités, et, avant qu’elles soient, les Facultés qui les constitueront, se pénètrent bien de ces devoirs particuliers, qu’elles les remplissent avec zèle, qu’autour d’elles on sente leur action, leur influence que cette influence soit surtout une influence morale, et nul doute que, par un effet de la loi des actions en retour, leurs milieux ne comprennent qu’ils ont, eux aussi, des devoirs envers elles. Le rôle de ces milieux n’est pas simplement de les porter, mais de les réchauffer et de les nourrir en partie. Elles conserveront toujours avec l’Etat un cordon nourricier ; mais il faut aussi qu’elles soient enveloppées d’un placenta local. Il faut qu’elles trouvent sur place des sympathies, des stimulans, des sucs particuliers et de l’argent, beaucoup d’argent s’il se peut. L’argent, pour elles, ce sera l’indépendance, et l’indépendance est une condition essentielle de tous les services moraux. On a peu donné jusqu’ici aux Facultés. Malgré les décrets de 1885, elles n’ont encore, au total, pour toute la France, que 200,000 francs de revenus, dont les deux tiers en subventions sans perpétuité, alors que l’Institut jouit de 550,000 francs, de rentes perpétuelles, sans compter Chantilly. On donnera plus aisément et davantage aux Universités, précisément parce qu’elles tiendront davantage, au cœur des villes et des régions, et qu’elles ne seront plus considérées comme des colonies de fonctionnaires.

Mais, de tout ceci, est-ce vraiment au futur qu’il faut parler ? Ne voyons-nous ; pas déjà de ces adoptions et de ces assimilations, et là justement où les Facultés sont le plus près d’être des Universités ? Pour montrer comment une Université vit, autant par les citoyens que par l’État, je pourrais citer l’exemple de Bâle. A quoi bon sortir de France ? Nous n’en sommes plus à prêcher et à former des vœux. Sur plus d’un point, les réalités espérées sont sorties de terre et commencent à s’épanouir. Voyez Lyon, par exemple. Nulle part n’est plus visible cette double épigenèse, à la fois interne et externe, par laquelle se forme, comme un être vivant, une Université adaptée à son milieu. Des Facultés venues au monde l’une après l’autre, se rapprochant, s’unissant, mettant en commun certains de leurs enseignemens, s’imprégnant peu à peu de l’esprit de solidarité, ne négligeant aucune occasion de l’accroître et de le manifester, créant des publications communes pour leurs travaux, groupant autour d’elles, à leur propre image, des étudians chaque année plus nombreux ; en dehors d’elles, une municipalité, soucieuse de tous ses devoirs, bâtissant pour elles, largement, splendidement, tout un quartier ; une Chambre de commerce leur demandant des chimistes et leur allouant des subventions ; une Société se constituant sous ce nom si expressif d’Amis de l’Université lyonnaise, pour leur donner patronage et assistance ; l’idée de l’Université germant peu à peu dans l’âme pensive et profonde de la cité, y poussant des ramifications partout, à la Croix-Rousse comme aux Brotteaux, pénétrant des classes riches dans les classes laborieuses, si bien que naguère un groupe d’ouvriers tisseurs parlait de donner mandat impératif aux conseillers municipaux de la faire, cette Université de Lyon ; les représentans les plus authentiques de l’esprit lyonnais disant d’elle : « Si nous pouvons obtenir pour notre ville la fondation de la première Université provinciale, ce sera peut-être une grande date dans l’histoire morale de notre pays[2], » voilà des faits, des faits qui prouvent que, créer des Universités, ce ne sera pas courir une aventure, mais répondre à des aspirations réelles et donner un état civil à des êtres déjà formés.

J’ai pris Lyon comme exemple. J’aurais pu prendre aussi Bordeaux ou Montpellier, d’autres villes encore. Partout l’examen des faits aurait montré qu’aux quatre coins de la France, comme au centre, on se rend compte, avec les nuances inévitables et nécessaires, du rôle et des services des Universités. L’idée, qui est essentiellement une idée de décentralisation, est décentralisée. C’est une preuve qu’elle est mûre. Ceux qui la réaliseront peuvent avoir la certitude qu’ils ne feront rien d’artificiel, et l’espérance qu’ils feront œuvre durable. Je ne redirai pas qu’en mettant ce faîte à l’édifice de nos lois scolaires ils feront œuvre nationale.


Louis LIARD.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1889 et du 15 février 1890.
  2. Aynard, Lyon en 1889.