Aller au contenu

Les Facultés françaises en 1889/02

La bibliothèque libre.
Les Facultés françaises en 1889
Revue des Deux Mondes3e période, tome 97 (p. 864-891).
◄  03
01  ►
LES
FACULTES FRANCAISES
EN 1889

II.[1]
LA VIE ET L’ORGANISATION INTÉRIEURES.


I

En passant du dehors au dedans, nous nous trouvons en présence de changemens d’un autre ordre, mais tout aussi considérables. Tout ce que nous avons précédemment décrit, transformations et créations, les constructions, les laboratoires, les collections, l’outillage scientifique, les bibliothèques, les nouveaux enseignemens, l’accroissement du personnel, l’augmentation des budgets, tout cela n’était qu’un ensemble de moyens. Le but, c’était la vie nouvelle qu’on attendait de ces nouveaux organes. Cette vie, elle s’est produite : elle se développe chaque jour avec plus d’intensité et plus de variété, et bien qu’elle soit encore loin d’avoir donné tous ses effets, nous avons d’elle, à cette heure, des manifestations assez nombreuses et assez sûres, pour pouvoir affirmer qu’elle est aujourd’hui agissante et durable. Elle s’est produite dans des conditions qui en rendaient particulièrement difficiles l’éclosion et l’épanouissement. Sans doute elle avait pour elle cette force idéale, cette force interne qui crée et dirige, et qui finit toujours, en dépit des obstacles, par susciter et organiser les moyens de sa propre réalisation. Mais elle avait contre elle, en grande partie du moins, le milieu même, où ses germes étaient épars, milieu depuis longtemps préexistant, aux manières d’être anciennes et résistantes, partant peu favorables aux cultures nouvelles. D’autres causes augmentaient encore la difficulté de la formation. S’il fallait modifier les mœurs des facultés, il fallait changer aussi celles de l’administration. S’il fallait ici réagir contre des habitudes tellement invétérées qu’elles avaient fini par faire considérer comme la (orme naturelle et normale de l’enseignement supérieur ce qui n’en est qu’une déviation, il fallait là rompre avec des pratiques tellement étroites que M. Guizot avait pu dire dans la commission de 1870 : « L’enseignement supérieur a toujours été asservi tantôt à l’Église, tantôt à l’État. « Il fallait en un mot habituer l’administration et le corps enseignant à se considérer non comme deux forces antagonistes, mais comme les coordonnées d’un même dessein.

Toutes ces difficultés ont été aplanies ou vaincues. Il faut en rapporter le mérite et l’honneur à quiconque a pris part à cette œuvre, au corps enseignant tout entier, même à ceux qui d’abord se défiaient et résistaient, et forçaient ainsi les autres à avoir deux fois raison ; aux ministres de l’instruction publique, dont pas un n’a considéré comme la moindre cette partie de sa tâche ; aux pouvoirs publics qui ont eu confiance et se sont montrés généreux ; au Conseil supérieur de l’instruction publique, où pour la première fois tous les ordres d’enseignement avaient des représentais élus ; aux inspecteurs généraux de l’enseignement supérieur, qui furent, dans ces années, les missionnaires de l’esprit nouveau ; à la Société de l’enseignement supérieur, qui depuis dix ans est à l’avant-garde de tous les progrès ; à son secrétaire-général, M. Lavisse, qui aura été le Fichte de nos facultés régénérées. Mais dans ce concours, une place à part est due à ceux qui eurent alors la charge de diriger l’enseignement supérieur, à M. du Mesnil, d’abord, pour qui c’est une récompense méritée d’assister à la réalisation d’idées dont il fut des premiers à voir l’importance scientifique et la portée sociale ; puis à son successeur Albert Dumont, enlevé prématurément, en plein travail, la moisson commençant. Ce fut une bonne fortune pour les facultés d’avoir, à ce moment précis, Albert Dumont à leur tête. À tout autre moment, en toute autre fonction, ses rares qualités eussent rendu des services de premier ordre. À la direction de l’enseignement supérieur, entre les années 1879 et 1884, elles en rendirent d’uniques. Albert Dumont fut de tout point l’homme de l’œuvre à laquelle il se trouva préposé, et son nom en est inséparable.

Cette vie nouvelle des facultés dont nous allons essayer de tracer à larges traits les phases principales ne s’est pas manifestée et ne pouvait se manifester partout par des signes et par des effets identiques. Rien de plus dissemblable, il y a vingt ans, que nos divers ordres de facultés, le droit, la médecine, les sciences et les lettres. Chacun avait ses origines propres et gardait ses affinités particulières, le droit avec le barreau et la magistrature, la médecine avec l’Assistance publique, les lettres et les sciences avec l’ancienne Université et l’École normale. Par suite, chacun avait sa conception spéciale de l’enseignement supérieur, ses habitudes, ses traditions, ses idées, ses préjugés. Il ne s’agissait pas d’effacer entre eux toute différence, il en est d’essentielles et qui doivent subsister, mais de leur inspirer à tous sur le rôle et la fonction de l’enseignement supérieur, une pensée commune, assez large pour comprendre toutes les variétés nécessaires, assez haute pour les dominer toutes, et de faire de chaque faculté prise à part une véritable école de haut enseignement, au sens plein du mot, et de chaque groupe de facultés un corps pénétré du même esprit, vivant tout entier pour la science.

Le point de départ fut et ne pouvait être qu’une réforme des programmes. L’idéal, pour l’enseignement supérieur, serait l’absence de tout programme officiel. On ne canalise pas la science en des règlemens ; elle surgit où elle veut ; elle va où elle veut, par les chemins qu’elle veut ; qui veut la suivre la suit. En France, cet idéal semblerait encore aujourd’hui une chimère dangereuse. Cela tient à l’idée qu’on se fit à l’origine du but des facultés. Créées dans un dessein plus pratique que scientifique, on leur assigna une double destination d’inégale importance, l’une sociale, l’autre savante ; d’abord et avant tout, la collation des grades exigés par la loi pour l’exercice de certaines professions, puis, l’enseignement des sciences approfondies. Fatalement, de ces deux fins, la première devait promptement devenir la mesure de la seconde, et la science ne pouvait prétendre, sauf exception, à monter plus haut que le grade. Il n’est pas possible d’éviter que là où des grades publics sont le but des études, les programmes des examens ne soient les régulateurs de l’enseignement. Un remède héroïque et radical eût été la suppression des grades d’état et la création à leur place, hors des facultés, d’examens d’état pour l’exercice des professions auxquelles l’État croit de son devoir d’attacher des garanties, et, dans les facultés, de grades purement académiques et savans, relevant des facultés seules et laissant à la science toute liberté d’essor et de direction.

On s’était demandé, en 1870, au moment où s’agitaient les problèmes qui se rattachent à la liberté de l’enseignement supérieur, si là n’était pas la solution du plus épineux de tous : la conciliation des droits de l’État et de la liberté même de l’enseignement et de la science. Mais on avait reculé devant la perturbation qu’on en redoutait dans nos mœurs publiques et devant la crainte d’enlever à l’État une de ses prérogatives essentielles. A plus forte raison devait-on se trouver arrêté par les mêmes scrupules et par d’autres encore, une fois qu’eut été proclamée la liberté de l’enseignement supérieur. Mais du moins si l’on maintenait aux facultés la charge de conférer, au nom de l’État, des grades professionnels, fallait-il alléger le poids dont ils avaient pesé sur elles et relâcher les contraintes qu’ils leur avaient imposées. Pour cela, il n’y avait qu’un moyen : mettre dans les grades plus de science que par le passé. C’est ce qu’on fit partout où il sembla nécessaire. Peut-être cette transfusion n’a-t-elle été ni assez complète ni assez hardie ; mais comme elle a réussi, nul doute qu’on ne soit encouragé à la renouveler le jour où elle paraîtrait de nouveau nécessaire.

C’est par la médecine que l’on commença. Nulle part la discordance entre les programmes d’études et d’examens et l’état de la science n’était plus sensible. On en était toujours aux règlemens de la Révolution et du Consulat. Rien de meilleur, pour le temps où ils parurent, que ces règlemens. Par eux s’était accomplie une révolution radicale et féconde dans cet ordre d’enseignement. A la tradition, à l’empirisme, à la routine, à renseignement par le livre, ils avaient substitué la clinique et l’observation. Mais depuis lors, dans la science, à l’observation avait succédé l’expérience. Peu à peu le champ de la médecine s’était élargi ; peu à peu ses procédés d’investigation s’étaient transformés ; peu à peu s’étaient infiltrées en elle des sciences qui d’abord paraissaient sans rapport avec elle, et une révolution totale s’y était achevée le jour où, à la suite de travaux mémorables, Claude Bernard avait formulé ces conclusions : La médecine, pour être une science positive, doit devenir une science expérimentale. Il ne suffit pas qu’elle établisse, par l’observation, les caractères des phénomènes morbides ; il faut qu’elle en détermine, par l’expérience, les raisons et les lois. Il ne suffit pas qu’elle constate empiriquement l’action des médicamens ; il faut qu’elle l’explique rationnellement, comme fait la chimie des phénomènes chimiques, comme fait la physique des phénomènes physiques.

Cette révolution, bientôt confirmée avec tant d’éclat par les découvertes et les doctrines de Pasteur, appelait, sous peine de déchéance, une transformation dans les méthodes et dans le contenu de l’enseignement. Il n’était plus possible de borner l’éducation, même l’éducation professionnelle du futur médecin, à l’anatomie, aux trois cliniques, à la médecine opératoire et à la thérapeutique. Il fallait envelopper toutes ces études, autrefois indépendantes, d’un milieu de science pure. À la clinique et à l’observation proprement dite, il fallait ajouter le laboratoire et l’expérience. C’est ce qu’ont fait les nouveaux règlemens du doctorat en médecine. On y a conservé toutes les anciennes études, celles qui font le praticien. On y a ajouté celles qui font le savant, l’histologie normale et l’histologie pathologique, la physique et la chimie, l’étude de l’organisme à l’état sain et l’étude expérimentale de ses altérations. Dans les hôpitaux, partout les salles d’examen clinique se sont flanquées de laboratoires ; dans les facultés, partout autour des salles de dissection et de médecine opératoire, se sont ouvertes d’autres salles pour d’autres travaux pratiques, travaux de chimie, travaux de physique, travaux de physiologie, travaux d’histologie, travaux d’anatomie pathologique, travaux de bactériologie, travaux de thérapeutique expérimentale. L’enseignement, qui naguère encore se donnait tout entier dans la chaire et au lit du malade, a maintenant un troisième siège, le laboratoire, et ce n’est pas là qu’il est le moins actif. Il ne suffit plus à l’étudiant en médecine de savoir manier le bistouri, le scalpel et le stéthoscope. Le microscope, les réactifs, les bouillons de culture sont devenus pour lui choses d’usage courant et de première nécessité.

Il y avait aussi bien des ouvertures à pratiquer dans les facultés de droit. Elles étaient closes de toutes parts, sauf du côté du barreau et de la magistrature. C’étaient des écoles, mais des écoles qui tenaient un peu du sanctuaire. On y interprétait la loi écrite ; mais on y croyait aussi avoir charge de la garder, et la façon même dont on l’interprétait témoignait de cette préoccupation. C’était toujours, en effet, la façon des géomètres, qui partent de principes immuables et en déroulent les conséquences, et non celle des historiens pour qui la loi sort des faits, s’explique par un ensemble donné de faits et se modifie avec les faits. La critique historique, avec ses investigations, ses inductions, ses hardiesses, ses incertitudes, ses hypothèses, son mouvement et sa vie, n’y pénétrait pas. La faute n’en était pas aux facultés, mais à leurs origines. Elles n’étaient pas, en effet, ce que la Révolution avait rêvé qu’elles tussent, des écoles de sciences sociales et politiques, où à côté du droit proprement dit eût trouvé place tout ce qui a rapport aux sociétés et à leurs phénomènes, leur histoire et leur philosophie. Elles étaient restées ce que le Consulat avait fait d’elles, des écoles pratiques de jurisprudence, chargées de fournir à la société des hommes de loi, et non de rechercher les lois des sociétés. Elles s’acquittaient admirablement de cette tâche, formant d’excellens juristes, par des méthodes d’une rigueur et d’une précision sans égales, mais se confinant dans une tâche trop étroite, et finissant par se croire investies, comme la loi elle-même, d’une sorte d’immutabilité. Leur enseignement, limité à l’origine au code civil, au code pénal et à la procédure, avec quelques élémens de droit romain, s’était agrandi peu à peu par l’addition du code de commerce, du droit administratif, et, en certains endroits et à certaines époques, du droit constitutionnel. Mais l’esprit était demeuré le même ; et, avec l’esprit, les méthodes, l’allure et les résultats de l’enseignement.

Un instant, sous le Gouvernement de juillet, M. de Salvandy s’était préparé à les remanier de fond en comble. Il voulait en étendre le champ jusqu’aux limites mêmes des sciences sociales, y introduire tout ce qui peut tenir sous les termes génériques de loi et de droit, entendus au sens le plus large, le droit naturel aussi bien que la loi écrite, le droit public dans toutes ses branches aussi bien que le droit privé, les lois économiques aussi bien que les règlemens administratifs, l’histoire et la philosophie des institutions aussi bien que l’application des règles qui leur sont propres. Ainsi élargies, ainsi pourvues, les facultés de droit à côté des juristes, eussent formé des administrateurs, des politiques, des diplomates et des savans. La méthode historique et critique et la méthode interprétative et géométrique y eussent régné de pair, corrigeant l’une par l’autre ce que l’une et l’autre a d’exclusif et de dangereux quand elle est appliquée seule à l’éducation des esprits. Une révolution dans la politique arrêta net cette révolution dans les études, au moment même où elle paraissait sur le point d’aboutir.

Depuis lors on n’a pas repris dans son ensemble le plan de M. de Salvandy, qui reste toujours un idéal ; mais divers fragmens en ont été réalisés successivement, et, pour qui les a connues il y a vingt ans seulement, il est incontestable qu’un grand changement s’est accompli dans le moral des facultés de droit. Un point à noter tout d’abord, c’est la diminution croissante du nombre des professeurs adonnés en même temps au barreau. Les facultés y ont gagné de n’être plus considérées comme l’antichambre du prétoire, mais comme des institutions ayant leur fin en elles-mêmes, et, sans rien négliger de leurs devoirs professionnels, elles ont pris une conscience chaque jour plus nette et plus agissante de leurs devoirs envers la science. Nous en avons depuis quelques années des signes indubitables. En premier lieu, les œuvres des maîtres. Autrefois, c’étaient presque toujours des traités sur les codes ou des manuels à l’usage des étudians. Ce sont aujourd’hui le plus souvent des œuvres savantes dont l’objet n’est pas limité aux matières mêmes de l’enseignement, mais s’étend au domaine entier des sciences juridiques et sociales. En second lieu, le caractère et la méthode de certains enseignemens. Il fut un temps où le droit romain par exemple n’était tenu que pour un instrument d’éducation, pour une discipline et une gymnastique, pour un moyen de former les esprits à l’art d’appliquer à des espèces particulières des règles abstraites et générales. Nous avons aujourd’hui dans les facultés de droit une très savante école de romanistes qui l’envisage d’une toute autre façon. Elle y voit moins un monument de logique juridique, qu’un produit de l’histoire ; elle s’applique moins à en démontrer la structure qu’à en expliquer la vie ; elle le traite en lui-même, historiquement, dans son évolution, comme ailleurs on étudie en elle-même l’évolution des langues et des littératures. Un dernier signe enfin, c’est l’introduction dans les facultés de droit d’enseignemens nouveaux auxquels elles étaient longtemps demeurées volontairement étrangères : l’économie politique, l’histoire du droit, le droit constitutionnel, le droit international privé et public, la législation financière, la législation coloniale et les législations comparées. Il y a là, parfois à trop petite dose, des fermens qui ne demeureront pas inactifs, mais qui seront, qui sont déjà, pour les facultés de droit, des principes de renouvellement et de vie.

Dans les autres facultés, un seul grade, la licence ès lettres, appelait des modifications. C’était, par définition, comme tous les grades supérieure des facultés, une épreuve à la fois savante et professionnelle ; mais elle était organisée de façon à ne prouver assez ni la science, ni les connaissances professionnelles. Tout ce qu’on y demandait, dissertation française, dissertation latine, vers latins, thème grec, explications d’auteurs classiques, on pouvait le savoir au sortir du collège, sans en avoir rien pris à la faculté même. Aussi n’était-il pas rare d’y voir réussir d’emblée de bons rhétoriciens. En outre, comme elle conférait la licentia docendi pour toutes les classes indifféremment, et qu’elle ne contenait rien de l’histoire, rien de la philosophie, rien des langues et des littératures étrangères, et fort peu de la grammaire et de la philologie, elle n’offrait quelques garanties de savoir professionnel que pour les classes de lettres. Cependant apte à tout faire, de par son diplôme, le licencié ès lettres était chargé, suivant les besoins du service, d’une classe de lettres ou d’une classe de philosophie, d’une classe de grammaire ou d’une classe d’histoire, parfois de toutes l’une après l’autre. Pour remédier à ces défauts et à ces inconvéniens, on tailla, dans la licence ès lettres, sur le fonds commun des études classiques, autant de circonscriptions qu’il y a de groupes naturels dans l’enseignement complet d’une l’acuité des lettres et d’espèces de classes dans l’enseignement secondaire : les lettres proprement dites, la philosophie, l’histoire et les langues vivantes.

Il n’y avait pas à toucher à la licence ès sciences. De tout temps, avec ses trois branches, sciences mathématiques, sciences physicochimiques, sciences naturelles, elle avait répondu à la division théorique de la science. Il n’y avait rien non plus à modifier au doctorat ès sciences et au doctorat ès lettres. C’étaient des épreuves d’une haute valeur et d’un haut prix, tenues beaucoup plus haut qu’elles n’ont jamais été dans aucune des universités de l’étranger, et auxquelles nul ne pouvait prétendre sans avoir fait œuvre personnelle et savante.

Aussi, dans ces deux ordres de facultés, le plus urgent était-il moins d’appareiller les grades à la science que l’enseignement aux grades. On a vu, dans la première partie de ce travail, ce qu’étaient d’ordinaire les cadres d’une faculté des sciences et d’une faculté des lettres ; ils étaient loin d’avoir l’ampleur et la variété de la science. On a vu aussi quelle sorte d’enseignement s’y donnait. Avec une dépense considérable de talent et d’efforts, il était loin d’avoir les caractères et les effets d’un enseignement scientifique. Il fallait donc tout à la fois l’élargir et le modifier. On l’élargit en créant de nouvelles chaires, de nouveaux cours complémentaires, en instituant ces maîtrises de conférences dont nous avons fait le dénombrement. On le modifia en organisant à côté des cours publics, des cours fermés et en mettant dans ces cours de véritables élèves.

Créer de nouvelles chaires, de nouveaux enseignemens, était alors chose relativement facile. Que fallait-il ? De nouveaux crédits, on les obtenait sans peine ; de nouveaux maîtres, on en avait de jeunes, formés aux bonnes méthodes, qui ne demandaient qu’à faire leurs preuves, et à contribuer pour leur part à cette rénovation de l’enseignement supérieur. Le reste, c’est-à-dire la transformation des méthodes et la formation de ces deux nouvelles espèces d’étudians, inconnues jusque-là, l’étudiant en lettres et l’étudiant en sciences, présentait plus de difficulté. Il fallut, pour aboutir, tout le prosélytisme patient et persuasif d’Albert Dumont. Son dessein n’a jamais été, comme on l’a dit, la suppression absolue des cours publics ; il aimait trop tout ce qui touche à la France pour dédaigner cette manifestation si particulière de l’esprit français. Ce qu’il voulait, c’est que les cours publics cessassent d’être le tout, et même l’essentiel de l’enseignement supérieur. Que les facultés continuassent de vulgariser avec talent, dans un certain nombre de leçons publiques, les résultats de la science, il ne l’interdisait pas ; il le recommandait même, parce qu’il voyait là une partie de leur tâche et un moyen pour elles de se tenir en rapport avec l’opinion. Mais ce qu’il demandait, c’est que cette tâche extérieure ne nuisît en rien à leur tâche interne et que le soin de l’élève passât toujours avant la préoccupation de l’auditeur.

L’événement lui a donné raison. Ce serait une curieuse histoire à suivre dans le détail, que cette métamorphose des facultés des sciences et des lettres. On la verrait commencer très modestement, d’abord en province, à Lyon, à Douai, à Bordeaux, puis à Paris, à la Sorbonne, non dans les grands amphithéâtres qui restent toujours ouverts à tout venant, mais dans des baraquemens en planches, construits et aménagés tout exprès ; on la verrait à l’origine dédaignée et raillée, puis quand elle s’accentue, dénoncée comme un danger pour le talent qui, disait-on, a tout à perdre à s’enfermer en lieu clos, et ne peut s’épanouir qu’au plein air du cours public ; on la verrait triompher peu à peu, à force de raison, à force de succès, de toutes les attaques, de toutes les résistances, et finir par porter de tels fruits que les plus prévenus ne peuvent contester qu’elle ait été féconde.

Tout d’abord, on invita les facultés à préparer à la licence. M. Duruy l’avait tenté en 1868 ; mais il n’avait pu vaincre la force des habitudes, et ses Écoles normales secondaires n’avaient pas survécu à son ministère. On renouvela la tentative et l’on fut plus heureux. Nombre de professeurs, les plus jeunes surtout, furent ravis de ce changement dans l’application de leurs efforts, et ils se mirent à la besogne d’un tel cœur qu’ils entraînèrent les autres. On n’eut d’abord pour élèves que les maîtres répétiteurs et les maîtres auxiliaires des lycées ; puis on s’adressa aux professeurs des collèges, bacheliers pour la plupart, et on leur offrit des facilités de préparation à la licence ; on entra en correspondance avec eux ; on leur corrigea des travaux ; on fit pour eux le jeudi des conférences spéciales. Enfin, à ces premières recrues, s’ajouta bientôt la phalange d’élite des boursiers de licence.

Après la licence, nouvelle étape, l’agrégation. L’agrégation n’est pas un grade, mais un concours, le concours d’où sortent les professeurs titulaires des lycées. Elle a autant de branches qu’il y a de circonscriptions dans l’encyclopédie scientifique et de groupes de classes dans l’enseignement secondaire, la philosophie, les lettres, la grammaire, l’histoire, les langues vivantes, les mathématiques, les sciences physiques et les sciences naturelles. Jusqu’alors, l’École normale y avait seule préparé. On demanda aux facultés d’y préparer aussi. Rien n’était plus conforme à leur double destination savante et professionnelle. On eut alors dans les facultés des sciences et des lettres, dans celles du moins dont le personnel était assez nombreux, deux ordres superposés d’études et de conférences.

Mais l’agrégation n’était encore qu’un acheminement vers un but plus élevé. La tâche professionnelle des facultés n’est pas la seule. C’est beaucoup déjà qu’elles forment pour l’enseignement secondaire des maîtres instruits ; mais là n’est pas la limite de leur devoir. Au-dessus, elles ont à contribuer au progrès de la science, et cela de deux façons, d’abord par les travaux et les découvertes des maîtres, puis par l’initiation d’une élite d’élèves aux méthodes scientifiques. De ces deux contributions, elles avaient, à toutes les époques, largement payé la première ; très rarement, dans le passé, elles avaient fourni la seconde. On leur demanda d’y voir désormais un devoir essentiel. C’était d’autant plus nécessaire que trop souvent jusqu’alors, les jeunes professeurs se considéraient comme en règle avec la science quand ils avaient franchi les défilés de l’agrégation. Combien nous en avons connu, je dis des meilleurs et des mieux doués, qui se sont stérilisés vers la vingt-cinquième année uniquement par ignorance des bonnes méthodes de travail, ou par dédain des œuvres qui sont utiles sans être éclatantes ! Dans les lettres surtout, notre culture trop exclusivement esthétique faisait des délicats, des difficiles ; mais elle énervait par avance un effort qu’on sentait ne pouvoir aboutir à des œuvres parfaites. C’était incontestablement une de nos infériorités vis-à-vis de l’étranger. En aucun temps, les hommes de talent, ni même les hommes de génie n’ont fait défaut à notre enseignement supérieur ; mais il ne suffit pas de trouver le filon de métal précieux ; il faut encore l’exploiter, le monnayer, et cela n’est possible qu’avec des équipes nombreuses de travailleurs, sachant manier l’outil, et ne dédaignant pas les besognes modestes, mais utiles.

Là était la préoccupation dominante d’Albert Dumont. Il y revenait sans cesse, dans ses conversations, dans ses instructions, dans ses discours. « Tout en enseignant les connaissances nécessaires pour la licence et l’agrégation, écrivait-il en 1883, les facultés doivent choisir des jeunes hommes d’avenir qu’elles prépareront et armeront de telle sorte qu’ils deviennent des maîtres. Il faut voir au-delà de la simple préparation aux examens, considérer le temps où l’étudiant affranchi de la poursuite des titres professionnels voudra travailler par lui et par lui seul. Il doit se former entre les maîtres et les élèves une association qui ne se rompe pas par l’obtention des grades, mais qui se continue durant toute la carrière. Chaque faculté n’eût-elle chaque année que quatre ou cinq élèves de cet ordre, le résultat serait déjà très heureux. » Quelques années auparavant, il avait dit à Grenoble : « Les facultés ont pour mission principale le progrès de la science. L’enseignement régulier que donnent leurs professeurs expose l’état actuel de nos connaissances ; ils ont le devoir de les augmenter. Ils ne peuvent être satisfaits que s’ils comptent, non-seulement en France, mais hors de France, dans cette élite d’hommes distingués qui, par la force de la pensée, le nombre et la valeur des travaux, représentent le progrès. »

Ainsi, dans cette large conception de l’enseignement supérieur, la science, la science une comme l’esprit humain, multiple comme le monde, devait être l’âme commune de toutes les facultés et l’anneau terminal où, de progrès en progrès, elles viendraient se relier et s’unir.


II

Telle fut la doctrine et telle fut la méthode[2]. La doctrine dérivait de ce qui, par ce temps de science, est en tout pays civilisé l’idéal de l’enseignement supérieur, grouper la jeunesse en de larges foyers d’études, de science et d’esprit national, et l’y élever librement dans le culte de la vérité et de la patrie. La méthode, au contraire, s’inspirait des besoins propres de la France, de ses mœurs et des conditions spéciales de temps et de lieu qui lui étaient particulières, et c’est par là que, d’une conception générale qui n’est personnelle à aucune nation, elle devait faire sortir une œuvre éminemment française. Là est le trait essentiel de l’entreprise. Cette entreprise, on l’a parfois présentée, avec plus d’ignorance encore que d’injustice, comme une germanisation artificielle de nos facultés. Il ne vaut pas la peine de relever ce reproche. Tout ce que j’ai dit déjà, tout ce qui me reste à dire montre surabondamment combien il est vain. Je ferai remarquer seulement qu’il n’est au pouvoir de personne d’imprimer à volonté une marque étrangère à des institutions qui, pour vivre, doivent être adaptées au sol qui les porte et à l’atmosphère qui les enveloppe, ou qu’en voulant le faire on les tue. Or nos facultés sont vivantes, beaucoup plus vivantes qu’elles n’ont jamais été. C’est la meilleure preuve que, tout en se modifiant, elles sont restées françaises.

Doctrine et méthode ont agi au dedans de tous les ordres de facultés et y ont porté plus haut qu’auparavant les études et la science. Nous l’avons vu pour les facultés de médecine et de droit. Mais nulle part cette action n’a eu d’effets plus rapides et plus entiers que dans les facultés des lettres et des sciences. Là, ce n’était pas simplement de modifications, mais d’un changement complet de front qu’il s’agissait. A l’inverse de ce qui se passe actuellement en Angleterre et en Écosse, où les universités sortent de leur enceinte traditionnelle, élargissent le cercle de leur action et envoient même dans les villes voisines des colonies d’enseignement supérieur, nos facultés avaient à se replier sur elles-mêmes, à former en elles des foyers intérieurs, à y concentrer des efforts qui, trop dispersés au dehors, se perdaient souvent dans le vide. C’était pour elles une crise organique. Les pessimistes, ceux qui ne pouvaient se résoudre à ces changemens, disaient qu’elles y succomberaient. Elles en sont sorties transformées et régénérées.

Rouvrons les statistiques. Dans celle de 1868, dans celle même de 1878, nous trouvons inscrits des auditeurs, mais pas un seul élève. En 1878, commencent à se montrer les premiers noyaux d’étudians, à Paris, à Lyon, à Bordeaux, à Montpellier ; l’année suivante, il en apparaît d’autres à Poitiers, à Douai, à Toulouse, ailleurs encore, et en moins de trois ans il n’est pas une seule faculté où il ne s’en soit formé. Rapidement ces noyaux s’affermissent et se développent, et ce sont aujourd’hui de solides formations. En 1888, la dernière année enregistrée par les statistiques, il y a eu dans les facultés des sciences et des lettres 3,693 étudians, 1,620 à Paris, 2,073 en province ; 1,335 dans les sciences, 2,358 dans les lettres.

Cette population nouvelle n’est pas une population fictive, inscrite seulement sur les registres. Dans ce gros chiffre de 3,700, chaque unité est réelle et vivante. Allez à la Sorbonne, non pas aux premiers plans, aux cours publics, mais plus avant, dans les conférences, dans les salles d’études, dans les bibliothèques, dans les laboratoires, partout vous trouverez autant d’élèves que de places. Toutes les cellules de la ruche sont occupées. Vous verriez semblable chose à Bordeaux, à Lyon, à Lille, à Montpellier, à Nancy, et jusque dans les facultés des plus petites villes. Ces nouvelles familles étudiantes, nées avec tant de spontanéité et si rapidement constituées, se composent, en majeure partie, d’apprentis professeurs, de l’un et l’autre sexe. Rien d’étonnant à cette composition. Jusqu’ici aucun courant ne portait la jeunesse aux facultés des sciences et des lettres. Ceux qui voulaient pousser leurs études littéraires ou scientifiques plus loin que le lycée, allaient aux écoles spéciales, à l’École normale, à l’École polytechnique, à l’École des chartes ; les autres faisaient leur droit ou leur médecine, mais nul ne s’avisait qu’on pût faire également ses lettres ou ses sciences. Toute tentative pour dériver vers les facultés des lettres ou des sciences une partie de l’alluvion qui se portait chaque année aux écoles spéciales et aux facultés de droit et de médecine était condamnée d’avance. Il fallait donc faire de ces facultés des écoles spéciales et professionnelles à leur manière, et y appeler d’abord ceux dont ce sera le métier d’enseigner les lettres et les sciences. On ne pouvait d’ailleurs trouver pour elles meilleurs élèves et plus laborieux. Mais on espérait bien qu’ils ne seraient pas longtemps les seuls, et qu’ils ne tarderaient pas à en attirer d’autres, de ceux qui étudient pour étudier, sans aucun souci de carrière. Là encore on ne s’était pas trompé, et dans quelques facultés, sinon dans toutes, à la couche primitive des étudians professionnels s’est ajoutée celle des étudians libres, qui ne visent pas aux fonctions de l’enseignement. Parmi les 1,000 élèves de la Faculté des lettres de Paris, en 1888, ils étaient 300 de cette sorte.

Il est sorti de cette renaissance autant d’effets qu’on en pouvait attendre, d’abord ce bénéfice diffus que tire toujours un pays d’une extension nouvelle des hautes études ; puis, pour nos collèges et nos lycées, plus de licenciés, plus d’agrégés que par le passé ; enfin une intensité plus grande du travail scientifique.

Il n’y avait en 1875 que 575 licenciés dans nos collèges communaux et 802 agrégés dans nos lycées. La plupart des classes étaient faites ici par des bacheliers, là par des licenciés. Les collèges ont aujourd’hui 1,150 licenciés, et les lycées 1,450 agrégés. A l’exception des élèves de l’Ecole normale, ils sont venus en ligne directe des facultés. A mesure que s’y accroissait le nombre des élèves, s’y accroissait aussi le nombre des grades. Elles n’avaient reçu de 1868 à 1878 que 1,108 licenciés es sciences et 1,318 licenciés es lettres ; de 1879 à 1888 elles en ont produit 2, 970 dans les sciences et 2,412 dans les lettres[3]. En même temps elles ont formé un contingent considérable d’agrégés. C’est seulement en 1880 qu’elles se mirent à préparer d’une façon régulière et complète aux concours d’agrégation. Leurs succès en 1881 furent modestes. Sur 92 agrégés, elles n’en comptaient que 30. Mais à partir de ce moment, chaque année ce nombre s’est accru, et en 1888, sur 119 agrégés, 89 étaient de leurs élèves. Voilà des résultats qui sont des jugemens.

On ne les eût pas obtenus sans les bourses de licence et d’agrégation. A l’origine on a raillé cette institution : « Les facultés n’avaient pas d’élèves ; pour qu’elles en eussent, on en paya. » Puis on a affecté d’y voir une prime au déclassement et par suite un danger social. Railleries et craintes sont tombées devant les faits, et aujourd’hui les bourses de l’enseignement supérieur sont jugées et confirmées par leurs résultats mêmes. On eut raison de les créer parce qu’il n’est pas admissible, que dans un pays démocratique les libéralités de l’état s’arrêtent à mi-chemin, et qu’il y a contradiction à avoir, comme on en avait depuis le commencement du siècle, des centaines de boursiers dans les lycées et dans les collèges, et à n’en pas avoir un seul au degré supérieur de l’enseignement. La société est intéressée à ce que les mises en valeur commencées par elle soient poussées jusqu’au bout. C’était la doctrine de la Révolution. C’est la pratique fort ancienne de pays qui ne se piquent pas d’esprit démocratique. Ainsi en Allemagne, il y a, sous des formes diverses, plus de bourses que nous n’en avons d’inscrites au budget de l’Etat ; par exemple, dans la petite Université de Gœttingue, la neuvième, par le nombre des étudians, des universités de l’Empire, sur 1,000 étudians en moyenne, 200 ont la table gratuite par fondations du gouvernement, des cantons, des villes et des particuliers, et 200 autres reçoivent des subsides en argent.

Outre cet intérêt d’ordre général, la création des bourses d’enseignement supérieur répondait à des besoins particuliers et précis. On voulait, par elles, constituer au sein de chaque faculté un premier groupe d’élèves sérieux, un de ces noyaux de cristallisation qui attirent et qui fixent, et de ces élèves former, pour les lycées et surtout pour les collèges qui en manquaient, des agrégés et des licenciés. Aucune de ces espérances n’a été déçue. C’est par centaines, nous venons de le voir, que se comptent les nouveaux agrégés et les nouveaux licenciés en exercice dans l’enseignement secondaire. C’est par centaines aussi qu’il faut chiffrer les étudians qui sont venus de toutes parts s’ajouter aux boursiers. Presque partout le noyau de cristallisation a fait son office. Il a attiré ; il a fixé. Ainsi sur les 3,700 étudians que nous avons dénombrés en 1888 dans les facultés des sciences et des lettres, 620 seulement jouissaient d’une bourse ou d’une portion de bourse. Il est donc faux de dire que les boursiers soient l’unique population des facultés des lettres et des sciences, et que c’est une population factice, qui s’évanouirait tout entière le jour où l’État retirerait ses libéralités. Sans doute en plus d’une faculté, ils constituent la majorité des étudians ; mais dans beaucoup d’autres, dans celles précisément où la vie a le plus d’intensité, ils n’en sont que la minorité. À Paris, l’an dernier, sur les 1,100 étudians de la faculté des lettres, il n’y avait en tout que 66 boursiers, 50 pour l’agrégation, et 16 pour la licence.

Désormais les boursiers font partie intégrante des facultés ; ils sont même l’élément le plus actif et le plus vivant de leur substance ; en les supprimant on leur ferait une profonde blessure organique. Sans eux, elles auraient encore des élèves, et même beaucoup d’élèves ; mais avec eux, sans contredit, elles perdraient les meilleurs, ceux qui ont été et sont encore le bon levain. Il y aurait assurément de sérieux inconvéniens à donner maintenant autant de bourses professorales que par le passé. Les besoins extraordinaires auxquels il fallait pourvoir il y a dix ans, bacheliers à remplacer par des licenciés, licenciés à remplacer par des agrégés, chaires nouvelles dans les collèges, lycées nouveaux à Paris et dans les départemens, sont en grande partie satisfaits. Il suffit maintenant qu’avec l’Ecole normale les facultés préparent et produisent autant de professeurs qu’il en faut pour les besoins courans et réguliers. Mais l’institution ne devient pas pour cela inutile, grâce à la plasticité dont elle a déjà fait preuve. Elle a suivi phase par phase l’évolution des facultés et elle continuera de la suivre. On a commencé par des bourses de licence, parce qu’il fallait alors beaucoup de licenciés pour les collèges ; on a continué par des bourses d’agrégation, parce qu’il fallait aussi beaucoup d’agrégés pour les lycées ; maintenant qu’il en faut moins, on a diminué le nombre des bourses de licence et d’agrégation pour créer des bourses d’études, celles qui répondent le plus à la destination supérieure des facultés, à la culture libre et désintéressée de la science.

Cette culture, les facultés ne l’ont pas négligée depuis vingt ans. Elles ne se sont pas bornées à former des licenciés et des agrégés ; elles ont, dans cette période, largement contribué aux progrès de la science. Nous l’avons déjà dit, ce qui dans le passé leur avait fait le plus défaut, ce n’étaient pas les grands talens, mais cette masse de travailleurs de second rang qui extrait tout le contenu des grandes découvertes, ou qui les prépare par des contributions patientes et utiles ; c’était aussi le travail collectif, d’abord des maîtres entre eux, puis des maîtres et des élèves. Les choses ont changé de face.

Apres la guerre de 1870, la science française, elle aussi, s’est recueillie et a fait son examen de conscience. Elle a dû reconnaître qu’en dehors des grandes initiations, comme celle de Lavoisier, de Champollion, d’Abel Rémusat, de Burnouf, d’Ampère, de Claude Bernard, pour ne parler que des morts, elle avait souvent péché par légèreté, par ignorance, par dédain des longs et patiens travaux, et sans perdre aucune de ses qualités antérieures, qui sont des qualités de race, elle en a pris de nouvelles, de celles qu’on se donne par la volonté et par l’effort, et qui sont en partie des vertus. Elle aussi, elle a compris la nécessité de se refaire et de s’agrandir, et elle s’est refaite et agrandie. Lors de l’Exposition de 1867, M. Duruy avait fait dresser, par les hommes les plus compétens, le tableau du progrès des sciences et des lettres, dans notre pays, depuis le commencement du siècle. Je regrette qu’à l’occasion du centenaire on n’ait pas prolongé ce tableau jusqu’à nos jours. On aurait vu quelle a été depuis vingt ans, dans tous les ordres de recherches, histoire[4], érudition, archéologie, études orientales, philologie ancienne et moderne, sciences mathématiques, sciences physico-chimiques, sciences biologiques, la contribution de la France à l’accroissement des sciences. Au milieu des merveilles du Champ de Mars, c’eût été pour notre pays un titre d’honneur de premier ordre. On peut le croire à l’estime que l’Europe savante témoigne aujourd’hui pour les travaux de la science française.

Dans ce mouvement, dans ce progrès, une grande part revient aux facultés. Nous avons aujourd’hui à la Sorbonne la première école mathématique du monde ; nous y avons aussi des écoles de naturalistes, de physiciens et de chimistes qui nous font grand honneur ; il s’y forme une école d’historiens dont nous ne tarderons pas à voir la fécondité et la portée. De Paris, les bonnes méthodes se sont propagées partout, et partout maîtres et élèves rivalisent d’ardeur pour la science. Partout, outre des travaux individuels souvent considérables et marquans, naissent des publications collectives qui attestent la vie des facultés. La faculté des lettres de Bordeaux a commencé, il y a douze ans, avec ses Annales, auxquelles s’est promptement affiliée la faculté de Toulouse ; sont venues ensuite la Bibliothèque de la Faculté des lettres de Lyon, qui vient de s’élargir et de s’étendre à toutes les facultés du groupe lyonnais ; les Annales de l’Est, à Nancy ; celles de Bretagne, à Rennes ; les Annales de la faculté des sciences de Toulouse, et d’autres encore, à Caen, à Poitiers, à Clermont, à Grenoble.

Un des fruits les meilleurs de cette action scientifique des facultés sera l’organisation du travail. Pour certaines œuvres, pour celles qui relèvent du génie, elle n’est pas nécessaire. Un mathématicien inspiré trouvera toujours des vérités nouvelles, fût-il le seul mathématicien au monde. Mais là où la science est le fruit de longues investigations, de recherches étendues, un homme, eût-il le génie, ne peut suffire à la tâche. Il faut que les matériaux soient préparés, appareillés chacun en son lieu, chacun en son temps, pour que de leur réunion sorte plus tard l’édifice. Jusqu’ici cette organisation, cette distribution du travail nous avait fait défaut. Chacun travaillait, pour son compte, à sa guise, sans souci du travail des autres et des œuvres d’ensemble. Maintenant les travailleurs d’un même ordre commencent à s’affilier et à coordonner leurs travaux. Il y a juste huit ans, en ouvrant son cours d’histoire à la Sorbonne, M. Lavisse traçait, comme une espérance, un plan d’organisation du travail pour les historiens de la France. « Cette organisation du travail, disait-il, se fera sans contrarier les goûts, ni gêner la liberté de personne. Les uns, se plaisant aux grandes questions générales, étudieront une période de l’histoire de la royauté française ; les juristes, les difficiles questions de l’état des choses et des personnes aux différens momens de notre histoire. Rennes, Toulouse, Montpellier, Dijon, Lyon, Bordeaux, toutes nos vieilles capitales où siègent aujourd’hui nos facultés, rajeuniront et compléteront nos annales provinciales ; nous aurons des histoires d’institutions, de personnages, de villes ; et ainsi par l’usage des documens connus et des travaux déjà faits, ce qui méritera de revivre revivra, ce qui n’est pas impénétrable sera pénétré. Chacun de nous sera fortifié en pensant qu’il fait partie d’une légion. » La légion s’est formée ; elle a pris pour chef celui qui tenait ce langage, et elle se dispose, de toutes les facultés de France, à publier, sous sa direction, cette histoire de France complètement informée qui nous manquait encore. A côté de la légion des historiens, il s’en est formé, il s’en formera d’autres. Nous avons déjà celle des romanistes ; nous avons celle des celtisans ; nous en aurons pour les diverses périodes de notre littérature nationale, et bien des lacunes seront ainsi comblées dans l’érudition française.

III

Parallèlement à ces changemens d’ordre scolaire et d’ordre scientifique, il s’en est accompli d’autres dans l’organisation même des facultés. Du jour où de nouvelles tendances s’étaient manifestées en elles, le pouvoir central s’était fait pour elles plus libéral. A mesure que ces tendances se sont accentuées davantage, il en a favorisé l’expansion par une liberté croissante. Depuis longtemps déjà il s’inspire, à leur égard, de cette unique pensée qu’étant un service essentiellement intellectuel et moral, elles doivent être non pas un mécanisme administratif, mais un organisme vivant et doué de personnalité. Le but où il tend avec elles et pour elles est de faire de chacune en particulier, puis des groupes naturels qu’elles constituent, autant de corps animés d’une vie propre et comme d’une âme vraiment individuelle.

Signalons quelques-unes des mesures générales où se marquent le mieux ces intentions. — Naguère encore les facultés n’étaient même pas maîtresses de leur enseignement. Chaque année, il leur fallait rédiger à l’avance, leçon par leçon, le programme de leurs cours. Ces programmes venaient à Paris ; ils y étaient revus et corrigés, et ils en repartaient, estampillés ne varietur par les bureaux. Rien de plus contraire à l’esprit de la science, qui est esprit de liberté. Aussi la première liberté donnée aux facultés a-t-elle été la liberté de l’enseignement.

Dans ce même temps, jamais on ne les consultait sur leurs affaires. Sauf la nomination des professeurs titulaires, règlement et décisions leur tombaient d’en haut, sans qu’elles eussent été entendues. Il n’est pas surprenant qu’elles missent souvent à les exécuter quelque indifférence ou quelque longueur, et qu’étant si peu libres, elles ne se sentissent pas plus responsables. On a changé de méthode. « Ni les arrêtés, ni les décrets, disait Albert Dumont, ne feront faire à l’enseignement supérieur de véritables progrès ; ces progrès se feront par les changemens qui s’opéreront dans les idées ; la discussion seule rendra ces changemens sérieux. Il faut que les corps se sentent responsables, qu’ils aient confiance dans leur autorité, qu’ils sachent dire ce qu’ils veulent et pourquoi ils le veulent ; qu’ils se connaissent ; qu’ils se critiquent ; qu’ils s’apprécient ; qu’il se forme ainsi un esprit d’activité et de progrès et que cet esprit soit assez fort pour obliger l’administration à le suivre. » C’était le renversement des rôles traditionnels. Au lieu d’obliger les corps enseignans à mettre en œuvre ses idées, l’administration se donnait pour tâche de réaliser « toutes les idées bonnes qui ont l’approbation du corps enseignant. » Depuis lors, pas un projet intéressant les facultés qui ne leur ait été soumis tout d’abord, et qu’elles n’aient discuté au grand jour, en toute liberté ; pas une de ces enquêtes qui n’ait été publiée et portée à la connaissance de tous ceux qu’elle intéressait.

Suscitée et soutenue de la sorte, la vie intérieure des facultés s’était déjà manifestée, à la mort d’Albert Dumont, par des signes assez répétés et assez clairs pour que le moment parût venu d’en affermir et d’en compléter les organes. Justement, il y avait alors, au département de l’instruction publique, un ministre d’esprit libéral et décentralisateur. M. René Goblet. Nul n’était mieux fait pour comprendre la portée d’une telle œuvre. Les facultés lui doivent les décrets de 1885.

Il y a, dans ces décrets, deux parties bien distinctes. L’une a pour objet les facultés considérées chacune en soi ; l’autre, entièrement inédite, est relative à leurs rapports mutuels, à leur action commune, à leur union. L’une et l’autre dérivent d’une même pensée : considérer chaque faculté à la fois comme un tout et comme une partie, comme un corps doué d’une vie propre, et en même temps comme un organe d’un tout collectif, encore sans nom, à la vie duquel chacune doit concourir, sans perdre son individualité.

Qu’ont fait tout d’abord les décrets de 1885 pour les facultés prises chacune en son particulier ? Avant tout, ils leur ont rendu la personnalité civile. Là était le vrai commencement d’une réorganisation tendant aux fins que nous avons indiquées. La personnalité civile, c’est, en effet, pour un établissement, la source de la propriété, et, par suite, une des conditions premières de l’indépendance. M. Guizot l’avait établi d’une façon magistrale l’année même où, par une contradiction singulière, il incorporait au budget de l’État le budget jusqu’alors indépendant de l’Université. Depuis lors, nul n’en avait eu souci. Pourtant, il suffisait de remettre en lumière un droit fort ancien et contre lequel aucune prescription ne pouvait être invoquée. De tout temps, les facultés avaient été investies de la personnalité civile. Elles la tenaient d’une loi organique, antérieure à leur naissance ; elles l’avaient conservée quand elles faisaient partie de l’Université ; on l’avait maintenue formellement et confirmée en 1850, lorsqu’on supprima l’Université. Seulement, comme elle n’avait produit que des effets insignifians, elle était tombée en désuétude. Un décret du 25 juillet 1885 la remit en lumière et la réglementa.

En même temps, il en élargit les conséquences et les effets. Les dons et legs sont rares. On pensa que les subventions des villes, des départemens et même des particuliers pourraient l’être moins et l’on autorisa les facultés à les recevoir, et à en faire emploi comme de biens personnels, en toute indépendance. Ce qu’on se proposait, c’était moins encore d’accroître leurs ressources, que de multiplier les liens entre elles et les villes dont elles portent les noms, les régions où elles sont placées, et les milieux où elles vivent. Après le mouvement d’opinion qui, depuis dix ans, se manifestait partout en faveur des hautes études, après le large concours offert par les villes pour la reconstruction des facultés, pour la création de facultés nouvelles, il n’était pas téméraire d’espérer qu’elles voudraient aussi contribuer à la prospérité des facultés qui sont leurs, tout en étant établissemens de l’Etat, et qu’elles rivaliseraient pour retenir les meilleurs maîtres, favoriser le développement des parties de la science dont elles peuvent le plus profiter, et compléter les enseignemens de l’état, par des enseignemens d’un caractère plus particulier, local ou régional. L’enseignement supérieur est une fonction de l’État. Mais c’eût été une vue étroite et fausse que de ne pas permettre aux bonnes volontés locales ou privées d’y concourir avec l’Etat.

Bien que de date encore récente, ces mesures ont déjà produit des effets sensibles. Outre les budgets qui leur sont ouverts par l’Etat sur les fonds du trésor, les facultés ont maintenant leur budget propre et personnel, et il n’est pas d’année qu’elles n’y inscrivent des libéralités nouvelles. Au total, les revenus des diverses facultés, produits des dons et legs, subventions des villes, des départemens et des particuliers, se sont élevés, l’année dernière, à 203,133 francs. Sur ce chiffre, les revenus des dons et legs figurent pour 51,647 francs ; le reste vient des subventions. Dons, legs et subventions peuvent s’appliquera tout, au matériel et au personnel, aux laboratoires et aux enseignemens, aux étudians et aux maîtres. Veut-on quelques exemples de ces subventions ? Ville de Paris : 15,000 francs de bourses dans les diverses facultés, un cours d’histoire de la Révolution à la faculté des lettres, un cours de biologie générale à la faculté des sciences ; — ville de Bordeaux : 7,200 francs de bourses ; un cours d’histoire du Sud-Ouest à la faculté des lettres ; — Lyon : subvention de 9,700 francs allouée par la chambre de commerce à la faculté des sciences pour l’enseignement pratique de la chimie industrielle ; — Marseille : subventions de la ville, du département et de la compagnie des Messageries maritimes à l’école de médecine, pour un cours de bactériologie ; — Rennes : subvention de trois des départemens bretons pour un cours de celtique, à la faculté des lettres ; — Toulouse : fondation par la ville d’une chaire d’espagnol, et, par le département, d’une chaire de langue et littérature romanes ; — Lille : rente de 20,000 francs faite par la ville aux facultés « pour être employée par leur conseil général, au mieux des intérêts de l’enseignement supérieur. »

En faisant de ces libéralités aux facultés, les pouvoirs locaux servent bien les intérêts généraux de la science, en même temps que les intérêts plus spéciaux dont ils ont particulièrement la charge, et, en aucun cas, à aucun degré, ils n’empiètent sur les attributions des facultés. Celles-ci ont la capacité de recevoir ; mais elles restent maîtresses de refuser ou d’accepter ; de plus, quand il s’agit d’enseignemens nouveaux, elles ont besoin, pour accepter, de l’autorisation du ministre, et les maîtres chargés de ces enseignemens sont nommés par le ministre, dans les mêmes formes et sous les mêmes conditions que les autres.

Dans le même ordre d’idées, une mesure toute récente, inscrite dans la dernière loi de finances, peut être, pour les facultés, grosse de conséquences heureuses. Jusqu’ici, toutes les dépenses, celles du matériel comme celles du personnel, étaient payées directement par le trésor. Un budget qui les comprenait toutes leur était ouvert chaque année, et la règle inflexible de l’exercice pesait également sur les unes et les autres. C’était un encouragement à l’emploi hâtif, souvent mauvais, des crédits. Désormais, il sera fait distinction entre le budget du personnel et celui du matériel. Les traitemens continueront d’être payés directement par le trésor ; mais les facultés recevront sous forme de subvention les sommes mises par l’Etat à leur disposition pour toutes les dépenses du matériel. Si, l’exercice expiré, elles ne les ont pas épuisées, la différence restera leur propriété, et viendra augmenter leur patrimoine. Ainsi encouragées à l’esprit d’ordre et d’économie, sachant que ce qu’elles dépensent, c’est leur bien, nul doute qu’elles ne deviennent promptement bonnes ménagères de leurs deniers, et que par leurs vertus elles n’augmentent leurs ressources et leurs moyens d’action.

Les franchises de la personnalité civile ne sont pas les seules qu’aient assurées aux facultés les décrets de 1885. Ils leur ont donné aussi toute la somme de libertés scientifiques et de franchises administratives qui parut alors compatible avec l’état de leurs mœurs et leur caractère d’établissemens d’État. Scolairement et scientifiquement, une faculté est un ensemble de maîtres voués en commun à l’enseignement et à la culture de toutes les parties d’un groupe déterminé de sciences. Tous ces maîtres ne sont pas nécessairement du même titre. Il y a les vétérans et les recrues, les professeurs titulaires nommés à vie, sur la présentation même des facultés, et les chargés de cours et les maîtres de conférences, nommés à temps par le ministre, soit parmi les agrégés, soit parmi les docteurs. Administrativement, professeurs titulaires chargés de cours, maîtres de conférences et agrégés forment deux groupes dans un même corps. L’un est l’assemblée de la faculté : elle comprend tous ceux qui, sous un titre ou sous un autre, prennent part à l’enseignement. L’autre est le conseil de la faculté : il se compose exclusivement des professeurs titulaires et des professeurs adjoints. L’assemblée, c’est la faculté enseignante, la faculté savante ; le conseil, c’est l’établissement public, la personne morale ; aussi ne comprend-il que les élémens fixes et permanens de la faculté. Assemblée et conseil ont des attributions différentes. A l’assemblée, tout ce qui regarde l’enseignement et la science ; au conseil, tout ce qui se rapporte aux intérêts matériels et moraux du corps constitué. L’assemblée délibère sur toutes les questions d’enseignement, sur celles qui lui sont renvoyées par le ministre, et sur celles dont elle se saisit elle-même, sur l’initiative de ses membres. Chaque année, elle arrête les programmes des cours et distribue les enseignemens. Les attributions du conseil sont plus complexes. Il délibère sur l’acceptation des dons et legs, sur l’emploi des revenus et subventions, sur le budget ordinaire de la faculté, sur les comptes administratifs du doyen, sur le maintien, la suppression ou la transformation des chaires vacantes ; il présente aux chaires dont la vacance a été déclarée ; il fait les règlemens destinés à assurer l’assiduité des étudians ; il règle les conditions des concours entre les étudians de la faculté ; enfin, il statue sur les affaires de scolarité. — Assemblée et conseil font leurs règlemens intérieurs et se réunissent soit sur la convocation du doyen, soit sur la demande du tiers de leurs membres. Tout membre de l’assemblée ou du conseil a le droit d’émettre des vœux sur les questions qui se rattachent à l’ordre d’enseignement auquel appartient la faculté.

Le chef de la faculté est le doyen. Ses attributions sont multiples et dérivent les unes de ce qu’il y a de personnel dans la constitution des facultés, les autres de leur rapport nécessaire à l’État. C’est comme représentant légal de la faculté même, que le doyen préside l’assemblée et le conseil et exécute leurs délibérations, quand elles n’ont rien de contraire aux lois et règlemens ; c’est encore à ce titre, qu’il accepte les dons et legs, exerce les actions en justice et administre les biens de la faculté. Mais c’est comme représentant de l’État qu’il engage les dépenses payées par l’Etat, qu’il règle le service des examens, assure l’exercice régulier des cours et conférences et veille à l’observation des lois et règlemens. Aussi tient-il ses pouvoirs à la fois de la faculté et du ministre. C’est la faculté qui le présente ; c’est le ministre qui le nomme.

Les dispositions les plus neuves et les plus importantes des décrets de 1885 ont trait aux rapports des facultés entre elles, à leurs intérêts et à leurs devoirs communs, à leur rapprochement organique en un seul et même corps. C’était vraiment un état contre nature que l’état de dispersion, d’isolement et de juxtaposition où elles vivaient depuis leur origine. Qui dit facultés dit les puissances d’une même âme. Pour âme, on leur avait donné l’unité tout extérieure d’une administration commune. Elles commençaient à sentir que ce n’était pas assez, et à réclamer un autre état légal qui leur permît de concentrer et de coordonner leurs forces pour le plus grand profit de l’enseignement et de la science. On leur avait, en 1883, posé la question suivante : Y a-t-il lieu de constituer les facultés en universités analogues à celles de l’étranger ? En majorité, elles avaient répondu : « Oui ; » quelques-unes avec une ardeur de conviction qui montrait bien qu’elles sentaient la dignité, les avantages et aussi les obligations d’une telle constitution. Le gouvernement ne crut pas que le moment fût venu de déférer à ce vœu. Il lui parut que ni l’opinion publique, ni les facultés elles-mêmes n’y étaient assez préparées.

La vieille Université, celle de 1808, celle qui contenait en un vaste et unique réseau tous les établissemens d’instruction : pensions, collèges, lycées et facultés, avait cessé légalement d’exister en 1850. Mais, pour l’opinion publique, elle subsistait toujours, et, dans le langage courant, elle personnifiait l’enseignement de l’Etat, par opposition à l’enseignement libre et privé. L’apparition soudaine d’Universités régionales, à Paris, à Lyon, à Bordeaux, à Montpellier, ailleurs encore, n’eût-elle pas semblé un démembrement de l’enseignement national, qu’une tradition déjà lointaine avait habitué les esprits à considérer comme un et indivisible, ainsi que l’État lui-même ? Peu familier, comme on l’était encore, en dehors des facultés, avec cette conception nouvelle, n’y eût-on pas vu une dérogation aux principes généraux de notre droit public, et un retour vers un ordre d’institutions disparues avec l’ancien régime ?

D’autre part, en demandant d’être formées en universités, les facultés ne se laissaient-elles pas aller à un entraînement théorique ? Et offraient-elles, comme base de ce nouvel état, des mœurs assez solides et assez éprouvées ? « Qu’elles soient des corps indépendans ou des établissemens d’état, universités anglaises et universités allemandes, disait l’exposé des motifs présenté au Conseil supérieur à l’appui du décret du 28 décembre 1885, elles ont toutes également ce trait essentiel d’être des corporations, d’avoir une tradition et un esprit commun. Or ceci est beaucoup moins l’œuvre de la législation que celle du temps. En pareille matière, surtout lorsqu’il s’agit non pas de créer de toutes pièces, sur une sorte de table rase, des institutions nouvelles, mais de transformer des institutions déjà vieilles, la loi suit les mœurs plutôt qu’elle ne les suscite, et ce serait une imprudence peut-être irréparable que de vouloir donner prématurément une forme légale à une réalité encore latente et indécise. Le désir des facultés est manifeste ; leur bonne volonté n’est pas douteuse. Mais les mœurs sans lesquelles la vie universitaire serait une fiction et une illusion, sont-elles assez formées pour appeler dès aujourd’hui la sanction de la loi ? Le jour où l’état constituera des universités, il se dessaisira pour elles d’une partie de ses attributions… Doit-il le faire avant qu’une expérience décisive l’ait pleinement justifié ? Et n’est-ce pas pour les futures universités une meilleure condition de succès et un gage plus assuré de durée que de venir, à leur heure, appelées et commandées par la force des faits, au lieu de sortir subitement du sein d’une loi abstraite ? »

On ne fit donc pas les universités, mais on fit, dans chaque centre académique, un groupement organique des facultés. On les rapprocha ; on les solidarisa ; on leur remit le soin de leurs intérêts généraux ; on les appela à vivre, en outre de leur vie propre, d’une vie commune à toutes ; et, pour organe de cette vie, au-dessus de leurs conseils particuliers, on leur donna un conseil général, sorte de sénat universitaire, procédant presque tout entier de l’élection, composé des doyens et des représentans de chaque faculté et présidé par le recteur de l’Académie, représentant de l’État et gardien de la loi.

Les attributions de ce conseil sont d’ordre scolaire et scientifique, d’ordre administratif et financier, et d’ordre disciplinaire. Le rapporteur du décret de 1885, au Conseil supérieur de l’instruction publique, M. Couat, les caractérisait ainsi : « L’autonomie des facultés isolées ne présenterait que peu d’avantages et pourrait même être un danger, si elle n’avait pour conséquence et pour correctif le contrôle, dans de sages limites, des facultés voisines, et, entre toutes les facultés d’un même ressort, une juste réciprocité de services et de sacrifices. Pour créer entre les facultés ces relations indispensables à l’autorité des professeurs, devenus par là même membres d’une association puissante et respectée, profitable aux étudians compris tous ensemble sous une seule juridiction, utile au progrès de la science, qui ne peut que gagner à cet échange continu de rapports, de devoirs et de travaux entre ceux qui enseignent, il fallait faire un partage très délicat d’attributions… Il a paru qu’il y avait, à côté des intérêts particuliers de chaque enseignement et de chaque faculté, des intérêts communs à l’enseignement tout entier, et que, par suite, la charge de veiller à ces intérêts devait être confiée au conseil général des facultés. C’est lui qui maintiendra les règlemens des études ; c’est lui qui coordonnera les programmes des cours et en assurera l’harmonie ; c’est lui qui sera consulté sur les services communs, tels que la bibliothèque et les collections ; c’est lui qui proposera au ministre la répartition des crédits entre ces services ; il aura en outre des attributions disciplinaires qui feront de lui, en face des étudians, la représentation effective de tout le corps enseignant ; enfin, par les vœux qu’il sera autorisé à émettre sur les créations nouvelles, par les rapports qu’il devra présenter chaque année, par les avis autorisés qu’il pourra donner sur les chaires à supprimer ou à transformer, il sera le gardien de l’ordre dans les études, et, dans la discipline, le défenseur des droits de chacun ; et, s’il veut bien comprendre toute l’étendue de sa mission, le promoteur des changemens heureux et des nouveautés hardies. »

Naturellement, toutes ces espérances ne se sont pas réalisées partout au même degré. Il est des conseils généraux qui se sont plus attachés à la lettre qu’à l’esprit de leur rôle ; il est des facultés qui ne se sont pas pliées sans déplaisir à ce partage d’attributions, ni franchement soumises à cette subordination ; il en est où l’esprit particulariste ne s’est pas fondu dans un esprit plus large, mais il en est d’autres aussi où la fusion s’est faite presque instantanément. Je ne les nommerai pas ; mais elles se reconnaîtront bien. Ce sont celles où l’esprit commun, l’esprit de la science préexistait à l’état latent. Aussi, à peine pourvu d’organes, s’est-il immédiatement dégagé, manifesté, et, de ce qui la veille était membres disjoints, a-t-il fait un tout homogène et vivant. Celles-là, la loi les discernera sans peine le jour où les pouvoirs publics estimeront que l’expérience instituée par les décrets de 1885 est assez concluante pour justifier la création d’universités véritables.


IV

Concentration des maîtres au sein de chaque faculté, concentration des diverses facultés dans chaque ressort académique, voilà les deux phénomènes principaux de l’enseignement supérieur en ces dernières années. En même temps s’opérait spontanément, en dehors de l’enceinte des facultés, une autre concentration, celle des étudians. Il y a quelque temps, le père Didon écrivait ceci, au retour d’un voyage aux universités allemandes : « Dans mon patriotisme attristé, je songeais à la jeunesse de mon pays ; je me demandais pourquoi elle ne se montrait pas, elle aussi, à la façon de la jeunesse allemande, rangée en bataille sous le drapeau de la vraie science, autour des monumens de nos gloires ou au pied de quelque statue en deuil de nos provinces perdues, et je cherchais en moi-même ce qui pourrait, dans un prochain avenir, en faire une grande famille dans le large culte de la vérité, de la liberté et de la pairie. » Si, comme je n’en doute pas, l’éloquent dominicain a suivi, depuis qu’il écrivait ces lignes, les manifestations de la jeunesse française, c’est avec un patriotisme joyeux qu’il l’a vue se former partout en familles chaque année grandissantes.

Naguère encore elle vivait éparpillée, se rencontrant seulement, mais presque toujours sans se lier et même sans se connaître, sur les bancs de l’école. Si parfois elle s’agglomérait, dans un clan d’enthousiasme ou de colère, ce n’était que pour un jour ; et, le feu tombé, elle s’émiettait de nouveau. Aujourd’hui elle fait corps et se tient. Partout où il y a des facultés et des écoles d’enseignement supérieur, partout, presque à la même heure, sous l’influence de besoins et d’instincts analogues à ceux qui rapprochaient les maîtres, elle s’est unie et associée. Et nous l’avons vue, avec ses bannières et ses emblèmes, aux funérailles triomphales de Victor Hugo, au pied de la statue de Claude Bernard, à la tombe de Quinet et de Michelet, au centenaire de Chevreul, le doyen des étudians, à l’institut Pasteur, enfin, à l’inauguration de la nouvelle Sorbonne. On l’a vue aussi à l’étranger : pour la première fois, depuis bien longtemps, elle a franchi la frontière ; et, au huitième centenaire de l’Université de Bologne, elle a porté avec grâce et fierté le drapeau de la France. Nous la retrouverons demain au centenaire de l’Université de Montpellier, et désormais nous la verrons partout où se célébrera une fête de la science ou une fête nationale. En quelques années, elle a pris et marqué sa place dans le pays.

Il faut souhaiter bonne et longue vie à ces associations d’étudians. Elles sont un des espoirs de la France. Elles ont pour liens des sentimens fort divers et d’ordres inégaux, le plaisir et les jeux en commun, l’assistance réciproque, la solidarité intellectuelle et le patriotisme. Que ces sentimens ne s’y mêlent pas partout en mêmes doses, en mêmes proportions, il n’importe. Telles qu’elles sont déjà, ces associations peuvent rendre de très sérieux services au pays.

Remarquez tout d’abord leur nom et leur constitution : Association générale des étudians de Paris, de Nancy, de Toulouse ou de Montpellier. Ce ne sont pas de petits groupes formés d’après la similitude soit des études, soit des origines, soit des conditions sociales, soit des sentimens religieux, soit des opinions politiques : c’est, dans chaque centre, un groupe unique, ouvert à tous. Ce ne sont pas, comme en Allemagne, des corps ayant chacun son symbole et sa formule ; c’est, dans chaque ville, un seul corps, ayant pour symbole unique et pour formule souveraine, la science et la patrie. Ce ne sont pas des nations, comme autrefois dans la vieille Université de Paris ; c’est, dans l’école, la nation elle-même, une et multiple tout ensemble. Rien qui répondît mieux aux besoins de notre société que cette constitution qu’ont prise spontanément les associations d’étudians. Ceux qui les créèrent comprirent ou sentirent que dans ce pays, ce qu’il faut, ce ne sont pas des séparations nouvelles, mais des unions nouvelles. La jeunesse en particulier, surtout depuis la loi de 1850, n’était que trop divisée ; elle allait comme deux cours d’eau qui à aucun instant ne mêlent leurs eaux. Les associations d’étudians ont été pour elle un confluent. Il n’est pas possible que les jeunes hommes qui s’y réunissent, qui y vivent ensemble, l’âme et le cœur à découvert comme on est à vingt ans, ne finissent pas par comprendre tout ce qu’il y a de mort et d’usé dans les formules qui divisèrent leurs pères, et qui les diviseraient encore eux-mêmes, et qu’au-dessus de l’égoïsme des partis, des écoles et des églises, il est d’autres formulés assez larges, assez compréhensives pour unir tous les esprits et toutes les volontés dans un commun amour de la vérité et de la patrie.

Ne l’ont-ils pas déjà compris ? Voici ce qu’en les présentant l’autre soir à un hôte illustre, Emilio Castelar, disait d’eux M. Lavisse : « S’ils sont divisés sur quelques sujets, ils sont unis en des points essentiels. Ils aiment la liberté résolument, sans théorie, comme un état naturel et nécessaire. Si les passions politiques semblent s’éteindre en eux, c’est, je crois, parce qu’ils sont arrivés, en politique, à la période de la raison, mais d’une raison très ferme et qui sait se fâcher quand il faut, elle se fâche même très vite. A la première apparence du danger qu’a couru la liberté, ils se sont émus… Ce fut la première démonstration publique que leur scepticisme n’est pas un état d’indifférence.

« Plus vif et plus intense encore est chez eux le sentiment national. La France est aimée par eux comme elle doit être aimée, à la fois d’instinct et par réflexion. Ils ont le patriotisme des braves gens, celui qui ne raisonne ni ne transige. Ils en ont un autre que j’appellerai philosophique. Ils aiment la France parce qu’elle est libre, parce qu’elle est généreuse, parce qu’elle fait effort vers la justice, la justice au dedans, la justice au dehors, c’est-à-dire en définitive la paix sociale et la paix des peuples ; mais je dois vous dire que s’il est parmi eux des cosmopolites à la mode d’autrefois, ils sont rares. »

Mais là n’est pas l’unique office, l’unique service des associations d’étudians. Depuis longtemps déjà notre société a cessé d’être une hiérarchie de classes superposées, subordonnées. Elle tend chaque jour davantage à devenir un système de groupes naissant spontanément, et répondant chacun tantôt à un intérêt, tantôt à une idée, tantôt à une passion. Tous ces intérêts, toutes ces idées, toutes ces passions ne sont pas du même ordre, ni du même degré. Pour qu’au milieu de tous ces groupes dure la paix sociale, il faut qu’entre eux l’équilibre s’établisse, et pas plus dans la statique sociale que dans la mécanique, il n’y a d’équilibre que si chaque poids a son contrepoids, chaque force, sa force, je ne dis pas antagoniste, mais opposée. Il est donc nécessaire que pendant qu’il se forme par en bas des groupemens plus nombreux qu’on ne le croit généralement, il s’en forme d’autres par en haut. Les associations d’étudians sont de ceux-là. Elles reposent sur des idées qui sont des forces montantes.

Ce sont aussi, dans une certaine mesure, des forces d’expansion. On l’a bien vu, naguère, à l’inauguration de la nouvelle Sorbonne, où la jeunesse du monde à peu près tout entier, répondant à l’appel de la jeunesse de Paris, unissait ses bannières au drapeau de la France. Il y a eu là un élan indescriptible de fraternité universelle. Gardons-nous de toute illusion dangereuse. Ce ne sont pas nos associations d’étudians fraternisant avec les étudians étrangers, qui noueront des alliances et arrêteront le cours de la politique. Mais elles noueront des amitiés, et c’est déjà quelque chose que, d’un pays à l’autre, la jeunesse se connaisse, s’aime et s’estime.

Nos facultés sont donc devenues ce que tous ceux qui aiment leur pays rêvaient de mieux pour elles : des foyers de science et des foyers d’esprit national. Maîtres et élèves y ont pris une conscience collective de leur rôle et de leurs devoirs, et ces deux consciences, unies, quoique distinctes, s’éclairent et s’élèvent l’une par l’autre. Est-ce à dire que l’évolution de notre enseignement supérieur soit terminée ? Non, assurément. Il lui reste encore une phase décisive à accomplir. Mais le but où elle tend commence à apparaître avec clarté, ainsi que les chemins par où il sera atteint. C’est ce que nous essaierons de montrer dans une dernière étude.


Louis LIARD.

  1. Voir la Revue du 15 décembre 1889.
  2. Voir les Notes et Discours d’Albert Dumont, le troisième volume de l’ouvrage de M. Gréard, intitulé : Éducation et Instruction, les Questions d’enseignement national et les Études et Étudians de M. Lavisse.
  3. Pour s’expliquer comment le chiffre des licenciés os sciences est supérieur à celui des licenciés ès lettres, il faut savoir que, dans les facultés des sciences, la plupart des candidats prennent successivement deux licences : la licence mathématique et la licence physique, ou la licence physique et la licence ès sciences naturelles, suivant l’ordre d’agrégation auquel ils se destinent.
  4. Voir dans la Revue internationale de l’enseignement du 15 décembre dernier l’article de M. G. Monod sur les Études historiques en France.