Les Fausses Confidences/Acte I

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Les Fausses Confidences
Les Fausses Confidences, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 121-158).
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ACTE PREMIER


Scène première

DORANTE, ARLEQUIN.
Arlequin, introduisant Dorante.

Ayez la bonté, monsieur, de vous asseoir un moment dans cette salle, Mlle Marton est chez madame et ne tardera pas à descendre.

Dorante.

Je vous suis obligé.

Arlequin.

Si vous voulez, je vous tiendrai compagnie, de peur que l’ennui ne vous prenne ; nous discourrons en attendant.

Dorante.

Je vous remercie ; ce n’est pas la peine, ne vous détournez point.

Arlequin.

Voyez, monsieur, n’en faites point de façon ; nous avons ordre de madame d’être honnête, et vous êtes témoin que je le suis.

Dorante.

Non, vous dis-je, je serais bien aise d’être un moment seul.

Arlequin.

Excusez, monsieur, et restez à votre fantaisie.



Scène II

DORANTE, DUBOIS, entrant avec un air de mystère.
Dorante.

Ah ! te voilà ?

Dubois.

Oui ; je vous guettais.

Dorante.

J’ai cru que je ne pourrais me débarrasser d’un domestique qui m’a introduit ici et qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, M. Remy n’est donc pas encore venu ?

Dubois.

Non ; mais voici l’heure à peu près qu’il vous a dit qu’il arriverait. (Il cherche et regarde.) N’y a-t-il là personne qui nous voie ensemble ? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse.

Dorante.

Je ne vois personne.

Dubois.

Vous n’avez rien dit de notre projet à M. Remy, votre parent ?

Dorante.

Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d’intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur. Il ne sait point du tout que c’est toi qui m’as adressé à lui : il la prévint hier ; il m’a dit que je me rendisse ce matin ici, qu’il me présenterait à elle, qu’il y serait avant moi, ou que s’il n’y était pas encore, je demandasse une mademoiselle Marton ; voilà tout, et je n’aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu’à personne : il me paraît extravagant, à moi qui m’y prête. Je n’en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois. Tu m’as servi, je n’ai pu te garder, je n’ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t’est venu dans l’esprit de faire ma fortune. En vérité, il n’est point de reconnaissance que je ne te doive.

Dubois.

Laissons cela, monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ; vous m’avez toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j’aime ; et si j’avais bien de l’argent, il serait encore à votre service.

Dorante.

Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la tienne ; mais je n’attends rien de notre entreprise, que la honte d’être renvoyé demain.

Dubois.

Eh bien, vous vous en retournerez.

Dorante.

Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances ; et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ?

Dubois.

Point de bien ! votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, monsieur, vous vous moquez ; il n’y a point de plus grand seigneur que vous à Paris ; voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible. Il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de madame.

Dorante.

Quelle chimère !

Dubois.

Oui, je le soutiens ; vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise.

Dorante.

Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.

Dubois.

Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins.

Dorante.

Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable.

Dubois.

Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant ; vous m’en direz des nouvelles. Vous l’avez vue et vous l’aimez ?

Dorante.

Je l’aime avec passion ; et c’est ce qui fait que je tremble.

Dubois.

Oh ! vous m’impatientez avec vos terreurs. Eh ! que diantre ! un peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux ; je l’ai mis là. Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis ; et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est ; et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes ; entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est le maître ; et il parlera. Adieu ; je vous quitte ; j’entends quelqu’un, c’est peut-être M. Remy ; nous voilà embarqués, poursuivons. (Il fait quelques pas, et revient.) À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L’amour et moi, nous ferons le reste.



Scène III

MONSIEUR REMY, DORANTE.
Monsieur Remy.

Bonjour, mon neveu ; je suis bien aise de vous voir exact. Mademoiselle Marton va venir : on est allé l’avertir. La connaissez-vous ?

Dorante.

Non, monsieur ; pourquoi me le demandez-vous ?

Monsieur Remy.

C’est qu’en venant ici, j’ai rêvé à une chose… Elle est jolie, au moins.

Dorante.

Je le crois.

Monsieur Remy.

Et de fort bonne famille ; c’est moi qui ai succédé à son père ; il était fort ami du vôtre, homme un peu dérangé ; sa fille est restée sans bien. La dame d’ici a voulu l’avoir ; elle l’aime, la traite bien moins en suivante qu’en amie, lui a fait beaucoup de bien, lui en fera encore, et a offert même de la marier. Marton a d’ailleurs une vieille parente asthmatique dont elle hérite, et qui est à son aise. Vous allez être tous deux dans la même maison ; je suis d’avis que vous l’épousiez ; qu’en dites-vous ?

Dorante.

Eh !… mais je ne pensais pas à elle.

Monsieur Remy.

Eh bien, je vous avertis d’y penser ; tâchez de lui plaire. Vous n’avez rien, mon neveu ; je dis rien qu’un peu d’espérance. Vous êtes mon héritier ; mais je me porte bien, et je ferai durer cela le plus longtemps que je pourrai. Sans compter que je puis me marier ; je n’en ai point d’envie, mais cette envie-là vient tout d’un coup ; il y a tant de minois qui vous la donnent : avec une femme on a des enfants, c’est la coutume ; auquel cas, serviteur au collatéral. Ainsi, mon neveu, prenez toujours vos petites précautions, et vous mettez en état de vous passer de mon bien, que je vous destine aujourd’hui, et que je vous ôterai demain peut-être.

Dorante.

Vous avez raison, monsieur ; et c’est aussi à quoi je vais travailler.

Monsieur Remy.

Je vous y exhorte. Voici mademoiselle Marton ; éloignez-vous de deux pas pour me donner le temps de lui demander comment elle vous trouve.

(Dorante s’écarte un peu.)



Scène IV

MONSIEUR REMY, MARTON, DORANTE.
Marton.

Je suis fâchée, monsieur, de vous avoir fait attendre ; mais j’avais affaire chez madame.

Monsieur Remy.

Il n’y a pas grand mal, mademoiselle ; j’arrive. Que pensez-vous de ce grand garçon-là ? (Montrant Dorante.)

Marton, riant.

Eh ! par quelle raison, monsieur Remy, faut-il que je vous le dise ?

Monsieur Remy.

C’est qu’il est mon neveu.

Marton.

Eh bien ! Ce neveu-là est bon à montrer ; il ne dépare point la famille.

Monsieur Remy.

Tout de bon ? C’est de lui dont j’ai parlé à madame pour intendant, et je suis charmé qu’il vous revienne. Il vous a déjà vue plus d’une fois chez moi quand vous y êtes venue ; vous en souvenez-vous ?

Marton.

Non je n’en ai point d’idée.

Monsieur Remy.

On ne prend pas garde à tout. Savez-vous ce qu’il me dit la première fois qu’il vous vit ? « Quelle est cette jolie fille-là ? » (Marton sourit.) Approchez, mon neveu. Mademoiselle, votre père et le sien s’aimaient beaucoup ; pourquoi les enfants ne s’aimeraient-ils pas ? En voilà un qui ne demande pas mieux : c’est un cœur qui se présente bien.

Dorante, embarrassé.

Il n’y a rien là de difficile à croire.

Monsieur Remy.

Voyez comme il vous regarde ! vous ne feriez pas là une si mauvaise emplette.

Marton.

J’en suis persuadée, monsieur prévient en sa faveur, et il faudra voir.

Monsieur Remy.

Bon, bon ! Il faudra ! Je ne m’en irai point que cela ne soit vu.

Marton, riant.

Je craindrais d’aller trop vite.

Dorante.

Vous importunez mademoiselle, monsieur.

Marton, riant.

Je n’ai pourtant pas l’air si indocile.

Monsieur Remy, joyeux.

Ah ! je suis content : vous voilà d’accord. Oh çà, mes enfants (il leur prend les mains à tous deux), je vous fiance, en attendant mieux. Je ne saurais rester ; je reviendrai tantôt. Je vous laisse le soin de présenter votre futur à madame. Adieu, ma nièce.

(Il sort.)
Marton, riant.

Adieu donc, mon oncle.



Scène V

MARTON, DORANTE.
Marton.

En vérité, tout ceci a l’air d’un songe. Comme M. Remy expédie ! Votre amour me paraît bien prompt ; sera-t-il aussi durable ?

Dorante.

Autant l’un que l’autre, mademoiselle.

Marton.

Il s’est trop hâté de partir. J’entends madame qui vient, et comme, grâce aux arrangements de M. Remy, vos intérêts sont presque les miens, ayez la bonté d’aller un moment sur la terrasse, afin que je la prévienne.

Dorante.

Volontiers, mademoiselle.

Marton, en le voyant sortir.

J’admire le penchant dont on se prend tout d’un coup l’un pour l’autre.



Scène VI

ARAMINTE, MARTON.
Araminte.

Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse ? Est-ce à vous qu’il en veut ?

Marton.

Non, madame ; c’est à vous-même.

Araminte, d’un air assez vif.

Eh bien, qu’on le fasse venir ; pourquoi s’en va-t-il ?

Marton.

C’est qu’il a souhaité que je vous parlasse auparavant. C’est le neveu de M. Remy, celui qu’il vous a proposé pour homme d’affaires.

Araminte.

Ah ! c’est là lui ! Il a vraiment très bonne façon.

Marton.

Il est généralement estimé ; je le sais.

Araminte.

Je n’ai point de peine à le croire ; il a tout l’air de le mériter. Mais, Marton, il a si bonne mine pour un intendant, que je me fais quelque scrupule de le prendre ; n’en dira-t-on rien ?

Marton.

Et que voulez-vous qu’on dise ? Est-on obligé de n’avoir que des intendants mal faits ?

Araminte.

Tu as raison. Dis-lui qu’il revienne. Il n’était pas nécessaire de me préparer à le recevoir. Dès que c’est M. Remy qui me le donne, c’en est assez ; je le prends.

Marton, comme s’en allant.

Vous ne sauriez mieux choisir. (Puis revenant.) Êtes-vous convenue du parti que vous lui faites ? M. Remy m’a chargée de vous en parler.

Araminte.

Cela est inutile. Il n’y aura point de dispute là-dessus. Dès que c’est un honnête homme, il aura lieu d’être content. Appelez-le.

Marton, hésitant de partir.

On lui laissera ce petit appartement qui donne sur le jardin, n’est-ce pas ?

Araminte.

Oui, comme il voudra ; qu’il vienne.

(Marton va dans la coulisse.)



Scène VII

DORANTE, ARAMINTE, MARTON.
Marton.

Monsieur Dorante, madame vous attend.

Araminte.

Venez, monsieur ; je suis obligée à M. Remy d’avoir songé à moi. Puisqu’il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu’il me fasse. Un de mes amis me parla avant-hier d’un intendant qu’il doit m’envoyer aujourd’hui ; mais je m’en tiens à vous.

Dorante.

J’espère, madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m’honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m’affligerait tant à présent que de la perdre.

Marton.

Madame n’a pas deux paroles.

Araminte.

Non, monsieur ; c’est une affaire terminée, je renverrai tout. Vous êtes au fait des affaires apparemment ? vous y avez travaillé ?

Dorante.

Oui, madame ; mon père était avocat, et je pourrais l’être moi-même.

Araminte.

C’est-à-dire que vous êtes un homme de très bonne famille, et même au-dessus du parti que vous prenez.

Dorante.

Je ne sens rien qui m’humilie dans le parti que je prends, madame. L’honneur de servir une dame comme vous n’est au-dessous de qui que ce soit, et je n’envierai la condition de personne.

Araminte.

Mes façons ne vous feront point changer de sentiment. Vous trouverez ici tous les égards que vous méritez ; et si, dans la suite, il y avait occasion de vous rendre service, je ne la manquerai point.

Marton.

Voilà madame ; je la reconnais.

Araminte.

Il est vrai que je suis toujours fâchée de voir d’honnêtes gens sans fortune, tandis qu’une infinité de gens de rien, et sans mérite, en ont une éclatante. C’est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes de son âge ; car vous n’avez que trente ans, tout au plus ?

Dorante.

Pas tout à fait encore, madame.

Araminte.

Ce qu’il y a de consolant pour vous, c’est que vous avez le temps de devenir heureux.

Dorante.

Je commence à l’être d’aujourd’hui, madame.

Araminte.

On vous montrera l’appartement que je vous destine. S’il ne vous convient pas, il y en a d’autres, et vous choisirez. Il faut aussi quelqu’un qui vous serve, et c’est à quoi je vais pourvoir. Qui lui donnerons-nous, Marton ?

Marton.

Il n’y a qu’à prendre Arlequin, madame. Je le vois à l’entrée de la salle et je vais l’appeler. Arlequin, parlez à madame.



Scène VIII

ARAMINTE, DORANTE, MARTON, ARLEQUIN.
Arlequin.

Me voilà, madame.

Araminte.

Arlequin, vous êtes à présent à monsieur ; vous le servirez ; je vous donne à lui.

Arlequin.

Comment, madame ! vous me donnez à lui ! Est-ce que je ne serai plus à moi ? Ma personne ne m’appartiendra donc plus ?

Marton.

Quel benêt !

Araminte.

J’entends qu’au lieu de me servir, ce sera lui que tu serviras.

Arlequin, comme pleurant.

Je ne sais pas pourquoi madame me donne mon congé ; je n’ai pas mérité ce traitement : je l’ai toujours servie à faire plaisir.

Araminte.

Je ne te donne point ton congé ; je te payerai pour être à monsieur.

Arlequin.

Je représente à madame que cela ne serait pas juste ; je ne donnerai pas ma peine d’un côté, pendant que l’argent me viendra d’un autre. Il faut que vous ayez mon service, puisque j’aurai vos gages ; autrement je friponnerais madame.

Araminte.

Je désespère de lui faire entendre raison.

Marton.

Tu es bien sot ! quand je t’envoie quelque part, ou que je te dis : « Fais telle ou telle chose », n’obéis-tu pas ?

Arlequin.

Toujours.

Marton.

Eh bien, ce sera monsieur qui te le dira comme moi, et ce sera à la place de madame et par son ordre.

Arlequin.

Ah ! c’est une autre affaire. C’est madame qui donnera ordre à monsieur de souffrir mon service, que je lui prêterai par le commandement de madame.

Marton.

Voilà ce que c’est.

Arlequin.

Vous voyez bien que cela méritait explication.

Un Domestique.

Voici votre marchande qui vous apporte des étoffes, madame.

Araminte.

Je vais les voir et je reviendrai. Monsieur, j’ai à vous parler d’une affaire ; ne vous éloignez pas.



Scène IX

DORANTE, MARTON, ARLEQUIN.
Arlequin.

Oh çà, monsieur, nous sommes donc l’un à l’autre, et vous avez le pas sur moi ? Je serai le valet qui sert ; et vous le valet qui serez servi par ordre.

Marton.

Ce faquin avec ses comparaisons ! Va-t’en.

Arlequin.

Un moment ; avec votre permission, monsieur, ne payerez-vous rien ? Vous a-t-on donné ordre d’être servi gratis ?

(Dorante rit.)
Marton.

Allons, laisse-nous. Madame te payera ; n’est-ce pas assez ?

Arlequin.

Pardi ! monsieur, je ne vous coûterai donc guère ? On ne saurait avoir un valet à meilleur marché.

Dorante.

Arlequin a raison. Tiens, voilà d’avance ce que je te donne.

Arlequin.

Ah ! voilà une action de maître. À votre aise le reste.

Dorante.

Va boire à ma santé.

Arlequin, s’en allant.

Oh ! s’il ne faut que boire afin qu’elle soit bonne, tant que je vivrai, je vous la promets excellente. (À part.) Le gracieux camarade qui m’est venu là par hasard !



Scène X

DORANTE, MARTON, MADAME ARGANTE, qui arrive un instant après.
Marton.

Vous avez lieu d’être satisfait de l’accueil de madame. Elle paraît faire cas de vous, et tant mieux, nous n’y perdrons point. Mais voici madame Argante ; je vous avertis que c’est sa mère, et je devine à peu près ce qui l’amène.

Madame Argante.

Eh bien, Marton, ma fille a un nouvel intendant que son procureur lui a donné, m’a-t-elle dit. J’en suis fâchée ; cela n’est point obligeant pour monsieur le comte, qui lui en avait retenu un. Du moins devait-elle attendre et les voir tous deux. D’où vient préférer celui-ci ? Quelle espèce d’homme est-ce ?

Marton.

C’est monsieur, madame.

Madame Argante.

Hé ? c’est monsieur ! Je ne m’en serais pas doutée ; il est bien jeune.

Marton.

À trente ans on est en âge d’être intendant de maison, madame.

Madame Argante.

C’est selon. Êtes-vous arrêté, monsieur ?

Dorante.

Oui, madame.

Madame Argante.

Et de chez qui sortez-vous ?

Dorante.

De chez moi, madame ; je n’ai encore été chez personne.

Madame Argante.

De chez vous ! Vous allez donc faire ici votre apprentissage ?

Marton.

Point du tout. Monsieur entend les affaires ; il est fils d’un père extrêmement habile.

Madame Argante, à Marton, à part.

Je n’ai pas grande opinion de cet homme-là. Est-ce là la figure d’un intendant ? Il n’en a non plus l’air…

Marton, à part.

L’air n’y fait rien. (Haut.) Je vous réponds de lui ; c’est l’homme qu’il nous faut.

Madame Argante.

Pourvu que monsieur ne s’écarte pas des intentions que nous avons, il me sera indifférent que ce soit lui ou un autre.

Dorante.

Peut-on savoir ces intentions, madame ?

Madame Argante.

Connaissez-vous M. le comte Dorimont ? C’est un homme d’un beau nom. Ma fille et lui allaient avoir un procès ensemble au sujet d’une terre considérable. Il ne s’agissait pas moins que de savoir à qui elle resterait ; et on a songé à les marier pour empêcher qu’ils ne plaident. Ma fille est veuve d’un homme qui était fort considéré dans le monde et qui l’a laissée fort riche. Madame la comtesse Dorimont aurait un rang si élevé, irait de pair avec des personnes d’une si grande distinction, qu’il me tarde de voir ce mariage conclu ; et, je l’avoue, je serai charmée moi-même d’être la mère de madame la comtesse Dorimont, et de plus que cela peut-être ; car M. le comte Dorimont est en passe d’aller à tout.

Dorante.

Les paroles sont-elles données de part et d’autre ?

Madame Argante.

Pas tout à fait encore, mais à peu près ; ma fille n’en est pas éloignée. Elle souhaiterait seulement être bien instruite de l’état de l’affaire et savoir si elle n’a pas meilleur droit que monsieur le comte, afin que, si elle l’épouse, il lui en ait plus d’obligation. Mais j’ai quelquefois peur que ce ne soit une défaite. Ma fille n’a qu’un défaut ; c’est que je ne lui trouve pas assez d’élévation. Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez ; elle ne sent pas le désagrément qu’il y a de n’être qu’une bourgeoise. Elle s’endort dans cet état, malgré le bien qu’elle a.

Dorante, doucement.

Peut-être n’en sera-t-elle pas plus heureuse, si elle en sort.

Madame Argante, vivement.

Il ne s’agit pas de ce que vous pensez. Gardez votre petite réflexion roturière ; et servez-nous, si vous voulez être de nos amis.

Marton.

C’est un petit trait de morale qui ne gâte rien à notre affaire !

Madame Argante.

Morale subalterne qui me déplaît.

Dorante.

De quoi est-il question, madame ?

Madame Argante.

De dire à ma fille, quand vous aurez vu ses papiers, que son droit est le moins bon ; que si elle plaidait, elle perdrait.

Dorante.

Si effectivement son droit est le plus faible, je ne manquerai pas de l’en avertir, madame.

Madame Argante, à Marton, à part.

Hum ! quel esprit borné ! (À Dorante.) Vous n’y êtes point ; ce n’est pas là ce qu’on vous dit ; on vous charge de lui parler ainsi, indépendamment de son droit bien ou mal fondé.

Dorante.

Mais, madame, il n’y aurait point de probité à la tromper.

Madame Argante.

De probité ! J’en manque donc, moi ? Quel raisonnement ! C’est moi qui suis sa mère, et qui vous ordonne de la tromper à son avantage, entendez-vous ? c’est moi, moi.

Dorante.

Il y aura toujours de la mauvaise foi de ma part.

Madame Argante, à Marton, à part.

C’est un ignorant que cela, qu’il faut renvoyer. Adieu, monsieur l’homme d’affaires, qui n’avez fait celles de personne.

(Elle sort.)



Scène XI

DORANTE, MARTON.
Dorante.

Cette mère-là ne ressemble guère à sa fille.

Marton.

Oui, il y a quelque différence ; et je suis fâchée de n’avoir pas eu le temps de vous prévenir sur son humeur brusque. Elle est extrêmement entêtée de ce mariage, comme vous voyez. Au surplus, que vous importe ce que vous direz à la fille, dès que la mère sera votre garant ? Vous n’aurez rien à vous reprocher, ce me semble. Ce ne sera pas là une tromperie.

Dorante.

Eh ! vous m’excuserez ; ce sera toujours l’engager à prendre un parti qu’elle ne prendrait peut-être pas sans cela. Puisque l’on veut que j’aide à l’y déterminer, elle y résiste donc ?

Marton.

C’est par indolence.

Dorante.

Croyez-moi ; disons la vérité.

Marton.

Oh çà, il y a une petite raison à laquelle vous devez vous rendre ; c’est que monsieur le comte me fait présent de mille écus le jour de la signature du contrat ; et cet argent-là, suivant le projet de M. Remy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous voyez.

Dorante.

Tenez, mademoiselle Marton, vous êtes la plus aimable fille du monde, mais ce n’est que faute de réflexion que ces mille écus vous tentent.

Marton.

Au contraire, c’est par réflexion qu’ils me tentent ; plus j’y rêve, et plus je les trouve bons.

Dorante.

Mais vous aimez votre maîtresse ; et si elle n’était pas heureuse avec cet homme-là, ne vous reprocheriez-vous pas d’y avoir contribué pour une si misérable somme ?

Marton.

Ma foi, vous avez beau dire ; d’ailleurs, le comte est un honnête homme et je n’y entends point de finesse. Voilà madame qui revient, elle a à vous parler. Je me retire. Méditez sur cette somme ; vous la goûterez aussi bien que moi.

(Elle sort.)
Dorante.

Je ne suis pas si fâché de la tromper.



Scène XII

ARAMINTE, DORANTE.
Araminte.

Vous avez donc vu ma mère ?

Dorante.

Oui, madame ; il n’y a qu’un moment.

Araminte.

Elle me l’a dit, et voudrait bien que j’en eusse pris un autre que vous.

Dorante.

Il me l’a paru.

Araminte.

Oui ; mais ne vous embarrassez point ; vous me convenez.

Dorante.

Je n’ai point d’autre ambition.

Araminte.

Parlons de ce que j’ai à vous dire ; mais que ceci soit secret entre nous, je vous prie.

Dorante.

Je me trahirais plutôt moi-même.

Araminte.

Je n’hésite point non plus à vous donner ma confiance. Voici ce que c’est : on veut me marier avec M. le comte Dorimont pour éviter un grand procès que nous aurions ensemble au sujet d’une terre que je possède.

Dorante.

Je le sais, madame ; et j’ai le malheur d’avoir déplu tout à l’heure là-dessus à madame Argante.

Araminte.

Eh ! d’où vient ?

Dorante.

C’est que si, dans votre procès, vous avez le bon droit de votre côté, on souhaite que je vous dise le contraire, afin de vous engager plus vite à ce mariage ; et j’ai prié qu’on m’en dispensât.

Araminte.

Que ma mère est frivole ! Votre fidélité ne me surprend point ; j’y comptais. Faites toujours de même, et ne vous choquez point de ce que ma mère vous a dit. Je la désapprouve. A-t-elle tenu quelque discours désagréable ?

Dorante.

Il n’importe, madame ; mon zèle et mon attachement en augmentent ; voilà tout.

Araminte.

Et voilà pourquoi aussi je ne veux pas qu’on vous chagrine, et j’y mettrai bon ordre. Qu’est-ce que cela signifie ? Je me fâcherai, si cela continue. Comment donc ! vous ne seriez pas en repos ! On aura de mauvais procédés avec vous, parce que vous en avez d’estimables ; cela serait plaisant !

Dorante.

Madame, par toute la reconnaissance que je vous dois, n’y prenez point garde. Je suis confus de vos bontés, et je suis trop heureux d’avoir été querellé.

Araminte.

Je loue vos sentiments. Revenons à ce procès dont il est question, si je n’épouse point monsieur le comte.



Scène XIII

DORANTE, ARAMINTE, DUBOIS.
Dubois.

Madame la Marquise se porte mieux, madame (Il feint de voir Dorante avec surprise), et vous est fort obligée… fort obligée de votre attention. (Dorante feint de détourner la tête, pour se cacher de Dubois.)

Araminte.

Voilà qui est bien.

Dubois, regardant toujours Dorante.

Madame, on m’a chargé aussi de vous dire un mot qui presse.

Araminte.

De quoi s’agit-il ?

Dubois.

Il m’est recommandé de ne vous parler qu’en particulier.

Araminte, à Dorante.

Je n’ai point achevé ce que je voulais vous dire. Laissez-moi, je vous prie, un moment ; et revenez.



Scène XIV

ARAMINTE, DUBOIS.
Araminte.

Qu’est-ce que c’est donc que cet air étonné que tu as marqué, ce me semble, en voyant Dorante ? D’où vient cette attention à le regarder ?

Dubois.

Ce n’est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l’honneur de servir madame, et qu’il faut que je lui demande mon congé.

Araminte, surprise.

Quoi ! seulement pour avoir vu Dorante ici ?

Dubois.

Savez-vous à qui vous avez affaire ?

Araminte.

Au neveu de M. Remy, mon procureur.

Dubois.

Eh ! par quel tour d’adresse est-il connu de madame ? comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici ?

Araminte.

C’est M. Remy qui me l’a envoyé pour intendant.

Dubois.

Lui, votre intendant ! Et c’est M. Remy qui vous l’envoie ? Hélas ! le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne ; c’est un démon que ce garçon-là.

Araminte.

Mais, que signifient tes exclamations ? Explique-toi ; est-ce que tu le connais ?

Dubois.

Si je le connais, madame ! si je le connais ! Ah ! vraiment oui ; et il me connaît bien aussi. N’avez-vous pas vu comme il se détournait, de peur que je ne le visse ?

Araminte.

Il est vrai, et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches ? Est-ce que ce n’est pas un honnête homme ?

Dubois.

Lui ! Il n’y a point de plus brave homme dans toute la terre, il a peut-être plus d’honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! c’est une probité merveilleuse ; il n’a peut-être pas son pareil.

Araminte.

Eh ! de quoi peut-il donc être question ? D’où vient que tu m’alarmes ? En vérité, j’en suis toute émue.

Dubois.

Son défaut, c’est là. (Il se touche le front.) C’est à la tête que le mal le tient.

Araminte.

À la tête ?

Dubois.

Oui ; il est timbré, mais timbré comme cent.

Araminte.

Dorante ! il m’a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ?

Dubois.

Quelle preuve ? Il y a six mois qu’il est tombé fou, qu’il en a la cervelle brûlée, qu’il en est comme un perdu. Je dois bien le savoir, car j’étais à lui, je le servais ; et c’est ce qui m’a obligé de le quitter ; et c’est ce qui me force de m’en aller encore : ôtez cela, c’est un homme incomparable.

Araminte, un peu boudant.

Oh bien ! il fera ce qu’il voudra ; mais je ne le garderai pas. On a bien affaire d’un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n’en vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies !…

Dubois.

Ah ! vous m’excuserez. Pour ce qui est de l’objet, il n’y a rien à dire. Malepeste ! sa folie est de bon goût.

Araminte.

N’importe ; je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne ?

Dubois.

J’ai l’honneur de la voir tous les jours ; c’est vous, madame.

Araminte.

Moi, dis-tu ?

Dubois.

Il vous adore ; il y a six mois qu’il n’en vit point, qu’il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dû voir qu’il a l’air enchanté, quand il vous parle.

Araminte.

Il y a bien, en effet, quelque petite chose qui m’a paru extraordinaire. Eh ! juste ciel ! le pauvre garçon, de quoi s’avise-t-il ?

Dubois.

Vous ne croiriez pas jusqu’où va sa démence ; elle le ruine, elle lui coupe la gorge. Il est bien fait, d’une figure passable, bien élevé et de bonne famille ; mais il n’est pas riche ; et vous saurez qu’il n’a tenu qu’à lui d’épouser des femmes qui l’étaient, et de fort aimables, ma foi, qui offraient de lui faire sa fortune, et qui auraient mérité qu’on la leur fît à elles-mêmes. Il y en a une qui n’en saurait revenir, et qui le poursuit encore tous les jours. Je le sais, car je l’ai rencontrée.

Araminte, avec négligence.

Actuellement ?

Dubois.

Oui, madame, actuellement ; une grande brune très piquante, et qu’il fuit. Il n’y a pas moyen ; monsieur refuse tout. « Je les tromperais, me disait-il ; je ne puis les aimer, mon cœur est parti. » Ce qu’il disait quelquefois la larme à l’œil ; car il sent bien son tort.

Araminte.

Cela est fâcheux ; mais où m’a-t-il vue avant de venir chez moi, Dubois ?

Dubois.

Hélas ! madame, ce fut un jour que vous sortîtes de l’Opéra, qu’il perdit la raison. C’était un vendredi, je m’en ressouviens ; oui, un vendredi ; il vous vit descendre l’escalier, à ce qu’il me raconta, et vous suivit jusqu’à votre carrosse. Il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié ; il ne remuait plus.

Araminte.

Quelle aventure !

Dubois.

J’eus beau lui crier : « Monsieur ! » Point de nouvelles, il n’y avait personne au logis. À la fin, pourtant, il revint à lui avec un air égaré ; je le jetai dans une voiture, et nous retournâmes à la maison. J’espérais que cela se passerait ; car je l’aimais : c’est le meilleur maître ! Point du tout, il n’y avait plus de ressource. Ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante, vous aviez tout expédié ; et dès le lendemain nous ne fîmes plus tous deux, lui, que rêver à vous, que vous aimer ; moi, qu’épier depuis le matin jusqu’au soir où vous alliez.

Araminte.

Tu m’étonnes à un point !…

Dubois.

Je me fis même ami d’un de vos gens qui n’y est plus, un garçon fort exact, qui m’instruisait, et à qui je payais bouteille. « C’est à la Comédie qu’on va », me disait-il ; et je courais faire mon rapport, sur lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. C’est chez madame celle-ci, c’est chez madame celle-là ; et, sur cet avis, nous allions toute la soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir madame entrer et sortir, lui dans un fiacre, et moi derrière, tous deux morfondus et gelés, car c’était dans l’hiver ; lui ne s’en souciant guère, moi jurant par-ci par-là pour me soulager.

Araminte.

Est-il possible ?

Dubois.

Oui, madame. À la fin, ce train de vie m’ennuya ; ma santé s’altérait, la sienne aussi. Je lui fis accroire que vous étiez à la campagne ; il le crut, et j’eus quelque repos. Mais n’alla-t-il pas, deux jours après, vous rencontrer aux Tuileries, où il avait été s’attrister de votre absence ! Au retour, il était furieux ; il voulut me battre, tout bon qu’il est ; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m’a mis chez madame, où, à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance ; ce qu’il ne troquerait pas contre la place de l’empereur.

Araminte.

Y a-t-il rien de si particulier ? Je suis si lasse d’avoir des gens qui me trompent, que je me réjouissais de l’avoir parce qu’il a de la probité. Ce n’est pas que je sois fâchée ; car je suis bien au-dessus de cela.

Dubois.

Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit madame, plus il s’achève.

Araminte.

Vraiment, je le renverrais bien ; mais ce n’est pas là ce qui le guérira. Je ne sais que dire à M. Remy qui me l’a recommandé, et ceci m’embarrasse. Je ne vois pas trop comment m’en défaire honnêtement.

Dubois.

Oui ; mais vous ferez un incurable, madame.

Araminte, vivement.

Oh ! tant pis pour lui ; je suis dans des circonstances où je ne saurais me passer d’un intendant. Et puis, il n’y a pas tant de risque que tu le crois. Au contraire, s’il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme, c’est l’habitude de me voir plus qu’il n’a fait ; ce serait même un service à lui rendre.

Dubois.

Oui ; c’est un remède bien innocent. Premièrement, il ne vous dira mot ; jamais vous n’entendrez parler de son amour.

Araminte.

En es-tu bien sûr ?

Dubois.

Oh ! il ne faut pas en avoir peur ; il mourrait plutôt. Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n’est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu’il songe à être aimé ? Nullement. Il dit que dans l’univers il n’y a personne qui le mérite ; il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille ; et puis c’est tout. Il me l’a dit mille fois.

Araminte, haussant les épaules.

Voilà qui est bien digne de compassion ! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j’en aie un autre. Au surplus, ne crains rien ; je suis contente de toi. Je récompenserai ton zèle et je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois ?

Dubois.

Madame, je vous suis dévoué pour la vie.

Araminte.

J’aurai soin de toi. Surtout qu’il ne sache pas que je suis instruite ; garde un profond secret ; et que tout le monde, jusqu’à Marton, ignore ce que tu m’as dit. Ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer.

Dubois.

Je n’en ai jamais parlé qu’à madame.

Araminte.

Le voici qui revient ; va-t’en.



Scène XV

DORANTE, ARAMINTE.
Araminte, un moment seule.

La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même.

Dorante.

Madame, je me rends à vos ordres.

Araminte.

Oui, monsieur ; de quoi vous parlais-je ? Je l’ai oublié.

Dorante.

D’un procès avec M. le comte Dorimont.

Araminte.

Je me remets ; je vous disais qu’on veut nous marier.

Dorante.

Oui, madame ; et vous alliez, je crois, ajouter que vous n’étiez pas portée à ce mariage.

Araminte.

Il est vrai. J’avais envie de vous charger d’examiner l’affaire afin de savoir si je ne risquerais rien à plaider ; mais je crois devoir vous dispenser de ce travail ; je ne suis pas sûre de pouvoir vous garder.

Dorante.

Ah ! madame, vous avez eu la bonté de me rassurer là-dessus.

Araminte.

Oui ; je ne faisais pas réflexion que j’ai promis à monsieur le comte de prendre un intendant de sa main. Vous voyez bien qu’il ne serait pas honnête de manquer à sa parole, et du moins faut-il que je parle à celui qu’il m’amènera.

Dorante.

Je ne suis pas heureux ; rien ne me réussit, et j’aurai la douleur d’être renvoyé.

Araminte.

Je ne dis pas cela ; il n’y a rien de résolu là-dessus.

Dorante.

Ne me laissez point dans l’incertitude où je suis, madame.

Araminte.

Eh ! mais, oui, je tâcherai que vous restiez ; je tâcherai.

Dorante.

Vous m’ordonnez donc de vous rendre compte de l’affaire en question ?

Araminte.

Attendons ; si j’allais épouser le Comte, vous auriez pris une peine inutile.

Dorante.

Je croyais avoir entendu dire à madame qu’elle n’avait point de penchant pour lui.

Araminte.

Pas encore.

Dorante.

Et d’ailleurs, votre situation est si tranquille et si douce !

Araminte, à part.

Je n’ai pas le courage de l’affliger !… Eh bien, oui-da, examinez toujours, examinez. J’ai des papiers dans mon cabinet, je vais les chercher. Vous viendrez les prendre, et je vous les donnerai. (En s’en allant.) Je n’oserais presque le regarder.



Scène XVI

DORANTE, DUBOIS, venant d’un air mystérieux et comme passant.
Dubois.

Marton vous cherche pour vous montrer l’appartement qu’on vous destine. Arlequin est allé boire. J’ai dit que j’allais vous avertir. Comment vous traite-t-on ?

Dorante.

Qu’elle est aimable ! Je suis enchanté ! De quelle façon a-t-elle reçu ce que tu lui as dit ?

Dubois, comme en fuyant.

Elle opine tout doucement à vous garder par compassion ; elle espère vous guérir par l’habitude de la voir.

Dorante, charmé.

Sincèrement ?

Dubois.

Elle n’en réchappera point ; c’est autant de pris. Je m’en retourne.

Dorante.

Reste, au contraire. Je crois que voici Marton. Dis-lui que madame m’attend pour me remettre des papiers, et que j’irai la trouver dès que je les aurai.

Dubois.

Partez ; aussi bien ai-je un petit avis à donner à Marton. Il est bon de jeter dans tous les esprits les soupçons dont nous avons besoin.



Scène XVII

DUBOIS, MARTON.
Marton.

Où est donc Dorante ? il me semble l’avoir vu avec toi.

Dubois, brusquement.

Il dit que Madame l’attend pour des papiers ; il reviendra ensuite. Au reste, qu’est-il nécessaire qu’il voie cet appartement ? S’il n’en voulait pas, il serait bien délicat. Pardi, je lui conseillerais…

Marton.

Ce ne sont pas là tes affaires : je suis les ordres de madame.

Dubois.

Madame est bonne et sage ; mais prenez garde, ne trouvez-vous pas que ce petit galant-là fait les yeux doux ?

Marton.

Il les fait comme il les a.

Dubois.

Je me trompe fort, si je n’ai pas vu la mine de ce freluquet considérer, je ne sais où, celle de madame.

Marton.

Eh bien, est-ce qu’on te fâche, quand on la trouve belle ?

Dubois.

Non. Mais je me figure quelquefois qu’il n’est venu ici que pour la voir de plus près.

Marton, riant.

Ah ! ah ! quelle idée ! Va, tu n’y entends rien ; tu t’y connais mal.

Dubois, riant.

Ah ! ah ! je suis donc bien sot !

Marton, riant en s’en allant.

Ah ! ah ! l’original avec ses observations !

Dubois, seul.

Allez, allez, prenez toujours. J’aurai soin de vous les faire trouver meilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries.