Les Faux-monnayeurs/1/04

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Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 49-60).


IV


Mon père était une bête, mais ma mère avait de l’esprit ; elle était quiétiste ; c’était une petite femme douce qui me disait souvent : Mon fils, vous serez damné. Mais cela ne lui faisait point de peine.
Fontenelle


Non, ce n’était pas chez sa maîtresse que Vincent Molinier s’en allait ainsi chaque soir. Encore qu’il marche vite, suivons-le. Du haut de la rue Notre-Dame-des-Champs où il habite, Vincent descend jusqu’à la rue Saint-Placide qui la prolonge ; puis rue du Bac où quelques bourgeois attardés circulent encore. Il s’arrête rue de Babylone devant une porte cochère, qui s’ouvre. Le voici chez le comte de Passavant. S’il ne venait pas ici souvent il n’entrerait pas si crânement dans ce fastueux hôtel. Le laquais qui lui ouvre sait très bien ce qui se cache de timidité sous cette feinte assurance. Vincent affecte de ne pas lui tendre son chapeau que, de loin, il jette sur un fauteuil. Pourtant, il n’y a pas longtemps que Vincent vient ici. Robert de Passavant, qui se dit maintenant son ami, est l’ami de beaucoup de monde. Je ne sais trop comment Vincent et lui se sont connus. Au lycée sans doute, encore que Robert de Passavant soit sensiblement plus âgé que Vincent ; ils s’étaient perdus de vue quelques années, puis, tout dernièrement, rencontrés de nouveau, certain soir que, par extraordinaire, Olivier accompagnait son frère au théâtre ; pendant l’entr’acte Passavant leur avait à tous deux offert des glaces ; il avait appris ce soir-là que Vincent venait d’achever son externat, qu’il était indécis, ne sachant pas s’il se présenterait comme interne ; les sciences naturelles, à dire vrai, l’attiraient plus que la médecine ; mais la nécessité de gagner sa vie… Bref, Vincent avait accepté volontiers la proposition rémunératrice que lui fit peu de temps après Robert de Passavant, de venir chaque nuit soigner son vieux père, qu’une opération assez grave laissait fort ébranlé : il s’agissait de pansements à renouveler, de délicats sondages, de piqûres, enfin de je ne sais trop quoi qui exigeait des mains expertes. Mais, en plus de ceci, le vicomte avait de secrètes raisons pour se rapprocher de Vincent ; et celui-ci en avait d’autres encore pour accepter. La raison secrète de Robert, nous tâcherons de la découvrir par la suite ; quant à celle de Vincent, la voici : un grand besoin d’argent le pressait. Lorsqu’on a le cœur bien en place, et qu’une saine éducation vous a inculqué de bonne heure le sens des responsabilités, on ne fait pas un enfant à une femme sans se sentir quelque peu engagé vis-à-vis d’elle, surtout lorsque cette femme a quitté son mari pour vous suivre. Vincent avait mené jusqu’alors une vie assez vertueuse. Son aventure avec Laura lui paraissait, suivant les heures du jour, ou monstrueuse ou toute naturelle. Il suffit, bien souvent, de l’addition d’une quantité de petits faits très simples et très naturels, chacun pris à part, pour obtenir un total monstrueux. Il se redisait cela tout en marchant et cela ne le tirait pas d’affaire. Certes il n’avait jamais songé à prendre cette femme définitivement à sa charge, à l’épouser après divorce ou à vivre avec elle sans l’épouser ; il était bien forcé de s’avouer qu’il ne ressentait pas pour elle un grand amour ; mais il la savait à Paris sans ressources ; il avait causé sa détresse : il lui devait, à tout le moins, cette première assistance précaire qu’il se sentait fort en peine de lui assurer — aujourd’hui moins qu’hier encore, moins que ces jours derniers. Car, la semaine dernière il possédait encore les cinq mille francs que sa mère avait patiemment et péniblement mis de côté pour faciliter le début de sa carrière ; ces cinq mille francs eussent suffi sans doute pour les couches de sa maîtresse, sa pension dans une clinique, les premiers soins donnés à l’enfant. De quel démon alors avait-il écouté le conseil ? — la somme, déjà remise en pensée à cette femme, cette somme qu’il lui vouait, lui consacrait, et dont il se fût trouvé bien coupable de rien distraire, quel démon lui souffla, certain soir, qu’elle serait probablement insuffisante ? Non, ce n’était pas Robert de Passavant. Robert jamais n’avait dit rien de semblable mais sa proposition d’emmener Vincent dans un salon de jeu, tomba précisément ce soir-là. Et Vincent avait accepté.

Ce tripot avait ceci de perfide, que tout s’y passait entre gens du monde, entre amis. Robert présenta son ami Vincent aux uns et aux autres. Vincent, pris au dépourvu, ne put pas jouer gros jeu ce premier soir. Il n’avait presque rien sur lui et refusa les quelques billets que proposa de lui avancer le vicomte. Mais, comme il gagnait, il regretta de n’avoir point risqué davantage et promit de revenir le lendemain.

— À présent, tout le monde ici vous connaît ; ce n’est plus la peine que je vous accompagne, lui dit Robert.

Ceci se passait chez Pierre de Brouville, qu’on appelait plus communément Pedro. À partir de ce premier soir, Robert de Passavant avait mis son auto à la disposition de son nouvel ami. Vincent s’amenait vers onze heures, causait un quart d’heure avec Robert en fumant une cigarette, puis montait au premier, et s’attardait auprès du comte plus ou moins de temps suivant l’humeur de celui-ci, sa patience et l’exigence de son état ; puis l’auto l’emmenait rue Saint-Florentin, chez Pedro, d’où elle le ramenait une heure plus tard et le reconduisait, non pas précisément chez lui, car il eût craint d’attirer l’attention, mais au plus prochain carrefour.

La nuit avant-dernière, Laura Douviers, assise sur les marches de l’escalier qui mène à l’appartement des Molinier, avait attendu Vincent jusqu’à trois heures ; c’est alors seulement qu’il était rentré. Cette nuit-là, du reste, Vincent n’était pas allé chez Pedro. Il n’avait plus rien à y perdre. Depuis deux jours, il ne lui restait des cinq mille francs, plus un sou. Il en avait avisé Laura ; il lui avait écrit qu’il ne pouvait plus rien pour elle ; qu’il lui conseillait de retourner auprès de son mari, ou de son père ; d’avouer tout. Mais l’aveu paraissait désormais impossible à Laura, et même elle ne le pouvait envisager de sang-froid. Les objurgations de son amant ne soulevaient en elle qu’indignation et cette indignation ne la quittait que pour l’abandonner au désespoir. C’est dans cet état que l’avait retrouvée Vincent. Elle avait voulu le retenir ; il s’était arraché d’entre ses bras. Certes, il avait dû se raidir, car il était de cœur sensible ; mais, plus voluptueux qu’aimant, il s’était fait facilement, de la dureté même, un devoir. Il n’avait rien répondu à ses supplications, à ses plaintes ; et, comme Olivier qui les entendit le racontait ensuite à Bernard, elle était restée, après que Vincent eût refermé sa porte sur elle, effondrée sur les marches, à sangloter longtemps, dans le noir.

Depuis cette nuit, plus de quarante heures s’étaient écoulées. Vincent, la veille, n’était pas allé chez Robert de Passavant dont le père semblait se remettre ; mais ce soir un télégramme l’avait rappelé. Robert voulait le revoir. Quand Vincent entra dans cette pièce qui servait à Robert de cabinet de travail et de fumoir, où il se tenait le plus souvent et qu’il avait pris soin d’aménager et d’orner à sa guise, Robert lui tendit la main, négligemment, par-dessus son épaule, sans se lever.

Robert écrit. Il est assis devant un bureau couvert de livres. Devant lui, la porte-fenêtre qui donne sur le jardin est grande ouverte au clair de lune. Il parle sans se retourner.

— Savez-vous ce que je suis en train d’écrire ?… Mais vous ne le direz pas… hein ! vous me promettez… Un manifeste pour ouvrir la revue de Dhurmer. Naturellement, je ne le signe pas… d’autant plus que j’y fais mon éloge… Et puis, comme on finira bien par découvrir que c’est moi qui la commandite, cette revue, je préfère qu’on ne sache pas trop vite que j’y collabore. Ainsi : motus ! Mais j’y songe : ne m’avez-vous pas dit que votre jeune frère écrivait ? Comment donc l’appelez-vous ?

— Olivier, dit Vincent.

— Olivier, oui, j’avais oublié… Ne restez donc pas debout comme cela. Prenez ce fauteuil. Vous n’avez pas froid ? Voulez-vous que je ferme la fenêtre ?… Ce sont des vers qu’il fait, n’est-ce pas ? Il devrait bien m’en apporter. Naturellement, je ne promets pas de les prendre… mais tout de même cela m’étonnerait qu’ils fussent mauvais. Il a l’air très intelligent, votre frère. Et puis, on sent qu’il est très au courant. Je voudrais causer avec lui. Dites-lui de venir me voir. Hein ? je compte sur vous. Une cigarette ? — et il tend son étui d’argent.

— Volontiers.

— Maintenant écoutez, Vincent ; il faut que je vous parle très sérieusement. Vous avez agi comme un enfant l’autre soir… et moi aussi, du reste. Je ne dis pas que j’ai eu tort de vous emmener chez Pedro ; mais je me sens responsable, un peu, de l’argent que vous avez perdu. Je me dis que c’est moi qui vous l’ai fait perdre. Je ne sais pas si c’est ça qu’on appelle des remords, mais ça commence à me troubler le sommeil et les digestions, ma parole ! et puis je songe à cette pauvre femme dont vous m’avez parlé… Mais ça, c’est un autre département ; n’y touchons pas ; c’est sacré. Ce que je veux vous dire, c’est que je désire, que je veux, oui, absolument, mettre à votre disposition une somme équivalente à celle que vous avez perdue. C’était cinq mille francs, n’est-ce pas ? et que vous allez risquer de nouveau. Cette somme, encore une fois, je considère que c’est moi qui vous l’ai fait perdre ; que je vous la dois ; vous n’avez pas à m’en remercier. Vous me la rendrez si vous gagnez. Sinon, tant pis ! nous serons quittes. Retournez chez Pedro ce soir, comme si de rien n’était. L’auto va vous conduire, puis viendra me chercher ici pour me mener chez Lady Griffith ; où je vous prie de venir ensuite me retrouver. J’y compte, n’est-ce pas ? L’auto retournera vous prendre chez Pedro.

Il ouvre un tiroir, en sort cinq billets qu’il remet à Vincent :

— Allez vite.

— Mais votre père…

— Ah ! j’oubliais de vous dire : il est mort, il y a… Il tire sa montre et s’écrie : — Sapristi, qu’il est tard ! bientôt minuit… Partez vite. — Oui, il y a environ quatre heures.

Tout cela dit sans précipitation aucune, mais au contraire avec une sorte de nonchaloir.

— Et vous ne restez pas à le…

— À le veiller ? interrompt Robert. Non ; mon petit frère s’en charge ; il est là-haut avec sa vieille bonne, qui s’entendait avec le défunt mieux que moi…

Puis, comme Vincent ne bouge pas, il reprend :

— Écoutez, cher ami, je ne voudrais pas vous paraître cynique, mais j’ai horreur des sentiments tout faits. J’avais confectionné dans mon cœur pour mon père, un amour filial sur mesure, mais qui, dans les premiers temps, flottait un peu et que j’avais été amené à rétrécir. Le vieux ne m’a jamais valu dans la vie que des ennuis, des contrariétés, de la gêne. S’il lui restait un peu de tendresse au cœur, ce n’est à coup sûr pas à moi qu’il l’a fait sentir. Mes premiers élans vers lui, du temps que je ne connaissais pas la retenue, ne m’ont valu que des rebuffades, qui m’ont instruit. Vous avez vu vous-même, quand on le soigne… Vous a-t-il jamais dit merci ? Avez-vous obtenu de lui le moindre regard, le plus fugitif sourire ? Il a toujours cru que tout lui était dû. Oh ! c’était ce qu’on appelle un caractère. Je crois qu’il a fait beaucoup souffrir ma mère, que pourtant il aimait, si tant est qu’il ait jamais aimé vraiment. Je crois qu’il a fait souffrir tout le monde autour de lui, ses gens, ses chiens, ses chevaux, ses maîtresses ; ses amis non, car il n’en avait pas un seul. Sa mort fait dire ouf ! à chacun. C’était, je crois, un homme de grande valeur « dans sa partie », comme on dit ; mais je n’ai jamais pu découvrir laquelle. Il était très intelligent, c’est sûr. Au fond j’avais pour lui, je garde encore, une certaine admiration. Mais quant à jouer du mouchoir… quant à extraire de moi des pleurs… non, je ne suis plus assez gosse pour cela. Allons ! filez vite et dans une heure venez me retrouver chez Lilian. — Quoi ? ça vous gêne de ne pas être en smoking ? Comme vous êtes bête ! Pourquoi ? Nous serons seuls. Tenez, je vous promets de rester en veston. Entendu. Allumez un cigare avant de sortir. Et renvoyez-moi vite l’auto ; elle ira vous reprendre ensuite.

Il regarda Vincent sortir, haussa les épaules, puis alla dans sa chambre pour passer son habit, qui l’attendait tout étalé sur un sofa.

Dans une chambre du premier, le vieux comte repose sur le lit mortuaire. On a posé un crucifix sur sa poitrine, mais omis de lui joindre les mains. Une barbe de quelques jours adoucit l’angle de son menton volontaire. Les rides transversales qui coupent son front, sous ses cheveux gris relevés en brosse, semblent moins profondes, et comme détendues. L’œil est rentré sous l’arcade sourcillière qu’enfle un buisson de poils. Précisément parce que nous ne devons plus le revoir, je le contemple longuement. Un fauteuil est au chevet du lit dans lequel Séraphine, la vieille bonne, était assise. Mais elle s’est levée. Elle s’approche d’une table où une lampe à huile d’ancien modèle éclaire imparfaitement la pièce ; la lampe a besoin d’être remontée. Un abat-jour ramène la clarté sur le livre que lit le jeune Gontran…

— Vous êtes fatigué, Monsieur Gontran. Vous feriez mieux d’aller vous coucher.

Gontran lève un regard très doux sur Séraphine. Ses cheveux blonds, qu’il écarte de son front, flottent sur ses tempes. Il a quinze ans ; son visage presque féminin n’exprime que de la tendresse encore, et de l’amour.

— Eh bien ! et toi, dit-il. C’est toi qui devrais aller dormir, ma pauvre Fine. Déjà la nuit dernière tu es restée debout presque tout le temps.

— Oh ! moi, j’ai l’habitude de veiller ; et puis j’ai dormi pendant le jour, tandis que vous…

— Non, laisse. Je ne me sens pas fatigué ; et ça me fait du bien de rester ici à méditer et à lire. J’ai si peu connu papa ; je crois que je l’oublierais tout à fait si je ne le regardais pas bien maintenant. Je vais veiller auprès de lui jusqu’à ce qu’il fasse jour. Voilà combien de temps, Fine, que tu es chez nous ?

— J’y suis depuis l’année d’avant votre naissance ; et vous avez bientôt seize ans.

— Tu te souviens bien de maman ?

— Si je m’en souviens de votre maman ? En voilà une question ! c’est comme si vous me demandiez si je me souviens de comment je m’appelle. Pour sûr que je m’en souviens de votre maman.

— Moi aussi je m’en souviens un peu, mais pas très bien… je n’avais que cinq ans quand elle est morte… Dis… est-ce que papa lui parlait beaucoup ?

— Ça dépendait des jours. Il n’a jamais été très causeur, votre papa ; et il n’aimait pas beaucoup qu’on lui adressât la parole le premier. Mais tout de même, il parlait un peu plus que dans ces derniers temps. — Et puis tenez, il vaut mieux ne pas trop remuer les souvenirs et laisser au bon Dieu le soin de juger tout ça.

— Tu crois vraiment que le bon Dieu va s’occuper de tout ça, ma bonne Fine ?

— Si ce n’était pas le bon Dieu, qui voudriez-vous que ça soit ?

Gontran pose ses lèvres sur la main rougie de Séraphine.

— Sais-tu ce que tu devrais faire ? — Aller dormir. Je te promets de te réveiller dès qu’il fera clair ; et alors moi, j’irai dormir à mon tour. Je t’en prie.

Dès que Séraphine l’a laissé seul, Gontran se jette à genoux au pied du lit ; il enfonce son front dans les draps, mais il ne parvient pas à pleurer ; aucun élan ne soulève son cœur. Ses yeux désespérément restent secs. Alors il se relève. Il regarde ce visage impassible. Il voudrait, en ce moment solennel, éprouver je ne sais quoi de sublime et de rare, écouter une communication de l’au-delà, lancer sa pensée dans des régions éthérées, supra-sensibles — mais elle reste accrochée, sa pensée, au ras du sol. Il regarde les mains exsangues du mort, et se demande combien de temps encore les ongles continueront à pousser. Il est choqué de voir ces mains disjointes. Il voudrait les rapprocher, les unir, leur faire tenir le crucifix. Ça, c’est une bonne idée. Il songe que Séraphine sera bien étonnée quand elle reverra le mort aux mains jointes, et d’avance il s’amuse de son étonnement ; puis, aussitôt ensuite, il se méprise de s’en amuser. Tout de même, il se penche en avant sur le lit. Il saisit le bras du mort le plus éloigné de lui. Le bras est déjà raide et refuse de se prêter. Gontran veut le forcer à plier, mais il fait bouger tout le corps. Il saisit l’autre bras, celui-ci paraît un peu plus souple. Gontran a presque amené la main à la place qu’il eût fallu ; il prend le crucifix, tâche de le glisser et de le maintenir entre le pouce et les autres doigts ; mais le contact de cette chair froide le fait faiblir. Il croit qu’il va se trouver mal. Il a envie de rappeler Séraphine. Il abandonne tout — le crucifix de travers sur le drap chiffonné, le bras qui retombe inerte à sa place première ; et, dans le grand silence funèbre, il entend soudain un brutal « Nom de Dieu », qui l’emplit d’effroi, comme si quelqu’un d’autre… Il se retourne ; mais non : il est seul. C’est bien de lui qu’a jailli ce juron sonore du fond de lui qui n’a jamais juré. Puis, il va se rasseoir et se replonge dans sa lecture.