Les Faux-monnayeurs/1/05

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Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 61-73).


V


C’était une âme et un corps
où n’entre jamais l’aiguillon.
(Sainte-Beuve.)


Lilian, se redressant à demi, toucha du bout de ses doigts les cheveux châtains de Robert :

— Vous commencez à vous dégarnir, mon ami. Faites attention : vous n’avez que trente ans à peine. La calvitie vous ira très mal. Vous prenez la vie trop au sérieux.

Robert relève son visage vers elle et la regarde en souriant.

— Pas près de vous, je vous assure.

— Vous avez dit à Molinier de venir nous retrouver ?

— Oui ; puisque vous me l’aviez demandé.

— Et… vous lui avez prêté de l’argent ?

— Cinq mille francs, je vous l’avais dit — qu’il va de nouveau perdre chez Pedro.

— Pourquoi voulez-vous qu’il les perde ?

— C’est couru. Je l’ai vu le premier soir. Il joue tout de travers.

— Il a eu le temps d’apprendre… Voulez-vous parier que ce soir il va gagner ?

— Si vous voulez.

— Oh ! mais je vous prie de ne pas accepter cela comme une pénitence. J’aime qu’on fasse volontiers ce qu’on fait.

— Ne vous fâchez pas. C’est convenu. S’il gagne c’est à vous qu’il rendra l’argent. Mais s’il perd, vous me rembourserez. Ça vous va ?

Elle pressa un bouton de sonnerie :

— Apportez-nous du tokay et trois verres. — Et s’il revient avec les cinq mille francs seulement, on les lui laissera, n’est-ce pas ? S’il ne perd ni ne gagne…

— Ça n’arrive jamais. C’est curieux comme vous vous intéressez à lui.

— C’est curieux que vous ne le trouviez pas intéressant.

— Vous le trouvez intéressant parce que vous êtes amoureuse de lui.

— Ça, c’est vrai, mon cher ! On peut vous dire ça, à vous. Mais ce n’est pas pour cela qu’il m’intéresse. Au contraire : quand quelqu’un me prend par la tête, d’ordinaire ça me refroidit.

Un serviteur reparut portant, sur un plateau, le vin et les verres.

— Nous allons boire d’abord pour le pari, puis nous reboirons avec le gagnant.

Le serviteur versa du vin et ils trinquèrent.

— Moi, je le trouve rasoir, votre Vincent, reprit Robert.

— Oh ! « mon » Vincent !… Comme si ça n’était pas vous qui l’aviez amené ! Et puis je vous conseille de ne pas répéter partout qu’il vous ennuie. On comprendrait trop vite pourquoi vous le fréquentez.

Robert, se détournant un peu, posa ses lèvres sur le pied nu de Lilian, que celle-ci ramena vers elle aussitôt et cacha sous son éventail.

— Dois-je rougir ? dit-il.

— Avec moi ce n’est pas la peine d’essayer. Vous ne pourriez pas.

Elle vida son verre, puis :

— Voulez-vous que je vous dise, mon cher. Vous avez toutes les qualités de l’homme de lettres : vous êtes vaniteux, hypocrite, ambitieux, versatile, égoïste…

— Vous me comblez.

— Oui, tout cela c’est charmant. Mais vous ne ferez jamais un bon romancier.

— Parce que ?…

— Parce que vous ne savez pas écouter.

— Il me semble que je vous écoute fort bien.

— Bah ! Lui, qui n’est pas littérateur, il m’écoute encore bien mieux. Mais quand nous sommes ensemble, c’est bien plutôt moi qui écoute.

— Il ne sait presque pas parler.

— C’est parce que vous discourez tout le temps. Je vous connais : vous ne le laissez pas placer deux

— Je sais d’avance tout ce qu’il pourrait dire.

— Vous croyez ? Vous connaissez bien son histoire avec cette femme ?

— Oh ! les affaires de cœur, c’est ce que je connais au monde de plus ennuyeux !

— J’aime aussi beaucoup quand il parle d’histoire naturelle.

— L’histoire naturelle, c’est encore plus ennuyeux que les affaires de cœur. Alors il vous a fait un cours ?

— Si je pouvais vous redire ce qu’il m’a dit… C’est passionnant, mon cher. Il m’a raconté des tas de choses sur les animaux de la mer. Moi j’ai toujours été curieuse de tout ce qui vit dans la mer. Vous savez que maintenant ils construisent des bateaux, en Amérique, avec des vitres sur le côté, pour voir tout autour, au fond de l’océan. Il paraît que c’est merveilleux. On voit du corail vivant, des… des… comment appelez-vous cela ? — des madrépores, des éponges, des algues, des bancs de poissons. Vincent dit qu’il y a des espèces de poissons qui crèvent quand l’eau devient plus salée, ou moins, et qu’il y en a d’autres au contraire qui supportent des degrés de salaison variée, et qui se tiennent au bord des courants, là où l’eau devient moins salée, pour manger les premiers quand ils faiblissent. Vous devriez lui demander de vous raconter… Je vous assure que c’est très curieux. Quand il en parle, il devient extraordinaire. Vous ne le reconnaîtriez plus… Mais vous ne savez pas le faire parler… C’est comme quand il raconte son histoire avec Laura Douviers… Oui, c’est le nom de cette femme… Vous savez comment il l’a connue ?

— Il vous l’a dit ?

— À moi l’on dit tout. Vous le savez bien, homme terrible ! Et elle lui caressa le visage avec les plumes de son éventail refermé. — Vous doutez-vous qu’il est venu me voir tous les jours, depuis le soir où vous me l’avez amené ?

— Tous les jours ! Non, vrai, je ne m’en doutais pas.

— Le quatrième, il n’a plus pu y tenir ; il a tout raconté. Mais chaque jour ensuite, il ajoutait quelque détail.

— Et cela ne vous ennuyait pas ! Vous êtes admirable.

— Je t’ai dit que je l’aime. Et elle lui saisit le bras emphatiquement.

— Et lui… il aime cette femme ?

Lilian se mit à rire :

— Il l’aimait. — Oh ! il a fallu d’abord que j’aie l’air de m’intéresser vivement à elle. J’ai même dû pleurer avec lui. Et cependant j’étais affreusement jalouse. Maintenant, plus. Écoute comment ça a commencé : ils étaient à Pau tous les deux, dans une maison de santé, un sanatorium, où on les avait envoyés l’un et l’autre parce qu’on prétendait qu’ils étaient tuberculeux. Au fond, ils ne l’étaient vraiment ni l’un ni l’autre. Mais ils se croyaient très malades tous les deux. Ils ne se connaissaient pas encore. Ils se sont vus pour la première fois, étendus l’un à côté de l’autre sur une terrasse de jardin, chacun sur une chaise-longue, près d’autres malades qui restent étendus tout le long du jour en plein air pour se soigner. Comme ils se croyaient condamnés, ils se sont persuadés que tout ce qu’ils feraient ne tirerait plus à conséquence. Il lui répétait à tout instant qu’ils n’avaient plus l’un et l’autre qu’un mois à vivre ; et c’était au printemps. Elle était là-bas toute seule. Son mari est un petit professeur de français en Angleterre. Elle l’avait quitté pour venir à Pau. Elle était mariée depuis trois mois. Il avait dû se saigner à blanc pour l’envoyer là-bas. Il lui écrivait tous les jours. C’est une jeune femme de très honorable famille ; très bien élevée, très réservée, très timide. Mais là-bas… Je ne sais pas trop ce que Vincent a pu lui dire, mais le troisième jour elle lui avouait que, bien que couchant avec son mari et possédée par lui, elle ne savait pas ce que c’était que le plaisir.

— Et lui, alors, qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il lui a pris la main qu’elle laissait pendre au côté de sa chaise-longue et l’a longuement pressée sur ses lèvres.

— Et vous, quand il vous a raconté cela, qu’avez-vous dit ?

— Moi ! c’est affreux… figurez-vous qu’alors j’ai été prise d’un fou-rire. Je n’ai pas pu me retenir et je ne pouvais plus m’arrêter… Ça n’était pas tant ce qu’il me disait, qui me faisait rire ; c’était l’air intéressé et consterné que j’avais cru devoir prendre, pour l’engager à continuer. Je craignais de paraître trop amusée. Et puis, au fond, c’était très beau et très triste. Il était tellement ému en m’en parlant ! Il n’avait jamais raconté rien de tout cela à personne. Ses parents, naturellement, n’en savent rien.

— C’est vous qui devriez écrire des romans.

— Parbleu, mon cher, si seulement je savais dans quelle langue !… Mais entre le russe, l’anglais et le français, jamais je ne pourrai me décider. — Enfin, la nuit suivante, il est venu retrouver sa nouvelle amie dans sa chambre et là il lui a révélé tout ce que son mari n’avait pas su lui apprendre, et que je pense qu’il lui enseigna fort bien. Seulement, comme ils étaient convaincus qu’ils n’avaient plus que très peu de temps à vivre, ils n’ont pris naturellement aucune précaution, et, naturellement, peu de temps après, l’amour aidant, ils ont commencé d’aller beaucoup mieux l’un et l’autre. Quand elle s’est rendue compte qu’elle était enceinte, ils ont été tous les deux consternés. C’était le mois dernier. Il commençait à faire chaud. Pau, l’été, n’est plus tenable. Ils sont rentrés ensemble à Paris. Son mari croit qu’elle est chez ses parents qui dirigent un pensionnat près du Luxembourg ; mais elle n’a pas osé les revoir. Les parents, eux, la croient encore à Pau ; mais tout finira bientôt par se découvrir. Vincent jurait d’abord de ne pas l’abandonner ; il lui proposait de partir n’importe où avec elle, en Amérique, en Océanie. Mais il leur fallait de l’argent. C’est précisément alors qu’il a fait votre rencontre et qu’il a commencé à jouer.

— Il ne m’avait rien raconté de tout ça.

— Surtout, n’allez pas lui dire que je vous ai parlé ! Elle s’arrêta, tendit l’oreille :

— Je croyais que c’était lui… Il m’a dit que pendant le trajet de Pau à Paris, il a cru qu’elle devenait folle. Elle venait seulement de comprendre qu’elle commençait une grossesse. Elle était en face de lui dans le compartiment du wagon ; ils étaient seuls. Elle ne lui avait rien dit depuis le matin ; il avait dû s’occuper de tout, pour le départ ; elle se laissait faire ; elle semblait n’avoir plus conscience de rien. Il lui a pris les mains ; mais elle regardait fixement devant elle, hagarde, comme sans le voir, et ses lèvres s’agitaient. Il s’est penché vers elle. Elle disait : « Un amant ! Un amant. J’ai un amant. » Elle répétait cela sur le même ton ; et toujours le même mot revenait, comme si elle n’en connaissait plus d’autres… Je vous assure, mon cher, que quand il m’a fait ce récit, je n’avais plus envie de rire du tout. De ma vie, je n’ai entendu rien de plus pathétique. Mais tout de même, à mesure qu’il parlait, je comprenais qu’il se détachait de tout cela. On eût dit que son sentiment s’en allait avec ses paroles. On eût dit qu’il savait gré à mon émotion de relayer un peu la sienne.

— Je ne sais pas comment vous diriez cela en russe ou en anglais, mais je vous certifie qu’en français, c’est très bien.

— Merci. Je le savais. C’est à la suite de cela qu’il m’a parlé d’histoire naturelle ; et j’ai tâché de le persuader qu’il serait monstrueux de sacrifier sa carrière à son amour.

— Autrement dit, vous lui avez conseillé de sacrifier son amour. Et vous vous proposez de lui remplacer cet amour ?

Lilian ne répondit rien.

— Cette fois-ci, je crois que c’est lui, reprit Robert en se levant… Vite encore un mot avant qu’il n’entre. Mon père est mort tantôt.

— Ah ! fit-elle simplement.

— Cela ne vous dirait rien de devenir comtesse de Passavant ?

Lilian, du coup, se renversa en arrière en riant aux éclats.

— Mais, mon cher… c’est que je crois bien me souvenir que j’ai oublié un mari en Angleterre. Quoi ! je ne vous l’avais pas déjà dit ?

— Peut-être pas.

— Un Lord Griffith existe quelque part.

Le comte de Passavant, qui n’avait jamais cru à l’authenticité du titre de son amie, sourit. Celle-ci reprit :

— Dites un peu. Est-ce pour couvrir votre vie que vous imaginez de me proposer cela ? Non, mon cher, non. Restons comme nous sommes. Amis, hein ? et elle lui tendit une main qu’il baisa.

— Parbleu, j’en étais sûr, s’écria Vincent en entrant. Il s’est mis en habit, le traître.

— Oui, je lui avais promis de rester en veston pour ne pas faire honte au sien, dit Robert. Je vous demande bien pardon, cher ami, mais je me suis souvenu tout d’un coup que j’étais en deuil.

Vincent portait la tête haute ; tout en lui respirait le triomphe, la joie. À son arrivée, Lilian avait bondi. Elle le dévisagea un instant, puis s’élança joyeusement sur Robert dont elle bourra le dos de coups de poings en sautant, dansant et criant (Lilian m’agace un peu lorsqu’elle fait ainsi l’enfant) :

— Il a perdu son pari ! Il a perdu son pari !

— Quel pari ? demanda Vincent.

— Il avait parié que vous alliez de nouveau perdre. Allons ! dites vite : gagné combien ?

— J’ai eu le courage extraordinaire, la vertu, d’arrêter à cinquante mille, et de quitter le jeu là-dessus.

Lilian poussa un rugissement de plaisir.

— Bravo ! Bravo ! Bravo ! criait-elle. Puis elle sauta au cou de Vincent, qui sentit tout le long de son corps la souplesse de ce corps brûlant à l’étrange parfum de santal, et Lilian l’embrassa sur le front, sur les joues, sur les lèvres. Vincent, en chancelant, se dégagea. Il sortit de sa poche une liasse de billets de banque.

— Tenez, reprenez votre avance, dit-il en en tendant cinq à Robert.

— C’est à Lady Lilian que vous les devez à présent.

Robert lui passa les billets, qu’elle jeta sur le divan. Elle était haletante. Elle alla jusqu’à la terrasse pour respirer. C’était l’heure douteuse où s’achève la nuit, et où le diable fait ses comptes. Dehors, on n’entendait pas un bruit. Vincent s’était assis sur le divan. Lilian se retourna vers lui, et, pour la première fois, le tutoyant :

— Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ?

Il prit sa tête dans ses mains et dit dans une sorte de sanglot :

— Je ne sais plus.

Lilian s’approcha de lui et posa sa main sur son front qu’il releva ; ses yeux étaient secs et ardents.

— En attendant, nous allons trinquer tous les trois, dit-elle, et elle remplit de tokay les trois verres.

Après qu’ils eurent bu :

— Maintenant, quittez-moi. Il est tard, et je n’en puis plus. Elle les accompagna vers l’antichambre, puis, comme Robert passait devant, glissa dans la main de Vincent un petit objet de métal et chuchota :

— Sors avec lui, tu reviendras dans un quart d’heure.

Dans l’antichambre sommeillait un laquais, qu’elle secoua par le bras.

— Éclairez ces messieurs jusqu’en bas.

L’escalier était sombre ; où il eût été simple, sans doute, de faire jouer l’électricité ; mais Lilian tenait à ce qu’un domestique, toujours, vît sortir ses hôtes.

Le laquais alluma les bougies d’un grand candélabre qu’il tint haut devant lui, précédant Robert et Vincent dans l’escalier. L’auto de Robert attendait devant la porte que le laquais referma sur eux.

— Je crois que je vais rentrer à pied. J’ai besoin de marcher un peu pour retrouver mon équilibre, dit Vincent, comme l’autre ouvrait la portière de l’auto et lui faisait signe de monter.

— Vous ne voulez vraiment pas que je vous raccompagne ? Brusquement, Robert saisit la main gauche de Vincent, que celui-ci tenait fermée. — Ouvrez la main. Allons ! montrez ce que vous avez là.

Vincent avait cette naïveté de craindre la jalousie de Robert. Il rougit en desserrant les doigts. Une petite clef tomba sur le trottoir. Robert la ramassa tout aussitôt, la regarda ; en riant, la rendit à Vincent.

— Parbleu ! fit-il ; et il haussa les épaules. Puis, entrant dans l’auto, il se pencha en arrière, vers Vincent qui demeurait penaud :

— C’est jeudi. Dites à votre frère que je l’attends ce soir dès quatre heures — et vite il referma la portière, sans laisser à Vincent le temps de répliquer.

L’auto partit. Vincent fit quelques pas sur le quai, traversa la Seine, gagna cette partie des Tuileries qui se trouve en dehors des grilles, s’approcha d’un petit bassin et trempa dans l’eau son mouchoir qu’il appliqua sur son front et ses tempes. Puis, lentement, il revint vers la demeure de Lilian. Laissons-le, tandis que le diable amusé le regarde glisser sans bruit la petite clef dans la serrure…

C’est l’heure où, dans une triste chambre d’hôtel, Laura, sa maîtresse d’hier, après avoir longtemps pleuré, longtemps gémi, va s’endormir. Sur le pont du navire qui le ramène en France, Édouard, à la première clarté de l’aube, relit la lettre qu’il a reçue d’elle, lettre plaintive et où elle appelle au secours. Déjà la douce rive de son pays natal est en vue, mais, à travers la brume, il faut un œil exercé pour la voir. Pas un nuage au ciel, où le regard de Dieu va sourire. La paupière de l’horizon rougissant déjà se soulève. Comme il va faire chaud dans Paris ! Il est temps de retrouver Bernard. Voici que dans le lit d’Olivier il s’éveille.