Les Faux-monnayeurs/1/18

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Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 202-213).


XVIII


Journal d’Édouard

« 2 heures. — Perdu ma valise. C’est bien fait. De tout ce qu’elle contient, je ne tenais à rien qu’à mon journal. Mais j’y tenais trop. Au fond, fort amusé par l’aventure. En attendant, j’aimerais ravoir mes papiers. Qui les lira ?… Peut-être, depuis que je les ai perdus, m’exagèrai-je leur importance. Ce journal s’arrêtait à mon départ pour l’Angleterre. Là-bas j’ai tout noté sur un autre carnet ; que je laisse, à présent que je suis de retour en France. Le nouveau, sur qui j’écris ceci, ne quittera pas de sitôt ma poche. C’est le miroir qu’avec moi je promène. Rien de ce qui m’advient ne prend pour moi d’existence réelle, tant que je ne l’y vois pas reflété. Mais depuis mon retour, il me semble que je m’agite dans un rêve. Que cette conversation avec Olivier fut pénible ! Et je m’en promettais tant de joie… Puisse-t-elle l’avoir laissé aussi peu satisfait que moi-même ; aussi peu satisfait de lui que de moi. Je n’ai su pas plus parler moi-même, hélas ! que le faire parler. Ah ! qu’il est difficile, le moindre mot, quand il entraîne l’assentiment complet de tout l’être ! Le cœur, dès qu’il s’en mêle, engourdit et paralyse le cerveau.

« 7 heures. — Ma valise est retrouvée ; ou du moins celui qui me l’a prise. Qu’il soit l’ami le plus intime d’Olivier, voilà qui tisse entre nous un réseau, dont il ne tient qu’à moi de resserrer les mailles. Le danger, c’est que je prends à tout événement inattendu un amusement si vif qu’il me fait perdre de vue le but à atteindre.

« Revu Laura. Mon désir d’obliger s’exaspère dès qu’il s’y mêle quelque difficulté, dès qu’il doit s’insurger contre le convenu, le banal et le coutumier.

« Visite au vieux La Pérouse. C’est Madame de La Pérouse qui est venue m’ouvrir. Il y avait plus de deux ans que je ne l’avais revue ; elle m’a pourtant aussitôt reconnu. (Je ne pense pas qu’ils reçoivent beaucoup de visites.) Du reste, très peu changée elle-même ; mais (est-ce parce que je suis prévenu contre elle), ses traits m’ont paru plus durs, son regard plus aigre, son sourire plus faux que jamais.

« — Je crains que Monsieur de La Pérouse ne soit pas en état de vous recevoir, m’a-t-elle dit aussitôt, manifestement désireuse de m’accaparer ; puis, usant de sa surdité pour répondre sans que je l’aie questionnée :

« — Mais non, mais non, vous ne me dérangez pas du tout. Entrez seulement.

« Elle m’introduisit dans la pièce où La Pérouse a coutume de donner ses leçons, qui ouvre ses deux fenêtres sur la cour. Et dès que je fus chambré :

« — Je suis particulièrement heureuse de pouvoir vous parler un instant seul à seule. L’état de Monsieur de La Pérouse, pour qui je connais votre vieille et fidèle amitié, m’inquiète beaucoup. Vous qu’il écoute, ne pourriez-vous pas lui persuader qu’il se soigne ? Pour moi, tout ce que je lui répète, c’est comme si je chantais Malborough.

« Et elle entra là-dessus dans des récriminations infinies : Le vieux refuse de se soigner par seul besoin de la tourmenter. Il fait tout ce qu’il ne devrait pas faire, et ne fait rien de ce qu’il faudrait. Il sort par tous les temps, sans jamais consentir à mettre un foulard. Il refuse de manger aux repas : « Monsieur n’a pas faim », et elle ne sait quoi inventer pour stimuler son appétit ; mais la nuit, il se relève, et met sens dessus dessous la cuisine pour se fricoter on ne sait quoi.

« La vieille, à coup sûr, n’inventait rien ; je comprenais, à travers son récit, que l’interprétation de menus gestes innocents seule leur conférait une signification offensante, et quelle ombre monstrueuse la réalité projetait sur la paroi de cet étroit cerveau. Mais le vieux de son côté ne mésinterprétait-il pas tous les soins, toutes les attentions de la vieille, qui se croyait martyre, et dont il se faisait un bourreau ? Je renonce à les juger, à les comprendre ; ou plutôt, comme il advient toujours, mieux je les comprends et plus mon jugement sur eux se tempère. Il reste que voici deux êtres, attachés l’un à l’autre pour la vie, et qui se font abominablement souffrir. J’ai souvent remarqué, chez des conjoints, quelle intolérable irritation entretient chez l’un la plus petite protubérance du caractère de l’autre, parce que la « vie commune » fait frotter celle-ci toujours au même endroit. Et si le frottement est réciproque, la vie conjugale n’est plus qu’un enfer.

« Sous sa perruque à bandeaux noirs qui durcit les traits de son visage blafard, avec ses longues mitaines noires d’où sortent des petits doigts comme des griffes, Madame de La Pérouse prenait un aspect de harpie.

« — Il me reproche de l’espionner, continua-t-elle. Il a toujours eu besoin de beaucoup de sommeil ; mais la nuit, il fait semblant de se coucher, et, quand il me croit bien endormie, il se relève ; il farfouille dans de vieux papiers, et parfois s’attarde jusqu’au matin à relire en pleurant d’anciennes lettres de feu son frère. Il veut que je supporte tout cela sans rien dire !

« Puis elle se plaignit que le vieux voulût la faire entrer dans une maison de retraite ; ce qui lui serait d’autant plus pénible, ajoutait-elle, qu’il était parfaitement incapable de vivre seul et de se passer de ses soins. Ceci était dit sur un ton apitoyé qui respirait l’hypocrisie.

« Tandis qu’elle poursuivait ses doléances, la porte du salon s’est doucement ouverte derrière elle et La Pérouse, sans qu’elle l’entendît, a fait son entrée. Aux dernières phrases de son épouse, il m’a regardé en souriant ironiquement, et a porté une main à son front, signifiant qu’elle était folle. Puis, avec une impatience, une brutalité même, dont je ne l’aurais pas cru capable, et qui semblait justifier les accusations de la vieille (mais due aussi au diapason qu’il devait prendre pour se faire entendre d’elle) :

« — Allons, Madame ! vous devriez comprendre que vous fatiguez Monsieur avec vos discours. Ce n’est pas vous que mon ami venait voir. Laissez-nous.

La vieille alors a protesté que le fauteuil sur lequel elle restait assise était à elle, et qu’elle ne le quitterait pas.

« — Dans ce cas, reprit La Pérouse en ricanant, si vous le permettez, c’est nous qui sortirons. Puis, tourné vers moi, et sur un ton tout radouci :

« — Venez ! laissons-la.

« J’ai ébauché un salut gêné et l’ai suivi dans la pièce voisine, celle même où il m’avait reçu la dernière fois.

« — Je suis heureux que vous ayez pu l’entendre, m’a-t-il dit. Eh bien ! c’est comme cela tout le long du jour.

« Il alla fermer les fenêtres :

« — Avec le vacarme de la rue, on ne s’entend plus. Je passe mon temps à refermer ces fenêtres, que Madame de La Pérouse passe son temps à rouvrir. Elle prétend qu’elle étouffe. Elle exagère toujours. Elle refuse de se rendre compte qu’il fait plus chaud dehors que dedans. J’ai là pourtant un petit thermomètre ; mais quand je le lui montre, elle me dit que les chiffres ne prouvent rien. Elle veut avoir raison, même quand elle sait qu’elle a tort. La grande affaire pour elle, c’est de me contrarier.

« Il me parut, cependant qu’il parlait, qu’il n’était pas en parfait équilibre lui-même ; il reprit, dans une exaltation croissante :

« — Tout ce qu’elle fait de travers dans la vie, c’est à moi qu’elle en fait grief. Ses jugements sont tous faussés. Ainsi, tenez ; je m’en vais vous faire comprendre : Vous savez que les images du dehors arrivent renversées dans notre cerveau, où un appareil nerveux les redresse. Eh bien, Madame de La Pérouse, elle, n’a pas d’appareil rectificateur. Chez elle, tout reste à l’envers. Vous jugez si c’est pénible.

« Il éprouvait certainement un soulagement à s’expliquer, et je me gardais de l’interrompre. Il continuait :

« — Madame de La Pérouse a toujours beaucoup trop mangé. Eh bien, elle prétend que c’est moi qui mange trop. Tout à l’heure, si elle me voit avec un morceau de chocolat (c’est ma principale nourriture), elle va murmurer : — Toujours en train de grignoter !… Elle me surveille. Elle m’accuse de me relever la nuit pour manger en cachette, parce qu’une fois elle m’a surpris en train de me préparer une tasse de chocolat, à la cuisine… Que voulez-vous ? De la voir à table, en face de moi, se jeter sur les plats, cela m’enlève tout appétit. Alors, elle prétend que je fais le difficile, par besoin de la tourmenter.

« Il prit un temps, et dans une sorte d’élan lyrique :

« — Je suis dans l’admiration des reproches qu’elle me fait !… Ainsi, lorsqu’elle souffre de sa sciatique, je la plains. Alors elle m’arrête ; elle hausse les épaules : « Ne faites donc pas semblant d’avoir du cœur. » Et tout ce que je fais ou dis, c’est pour la faire souffrir.

« Nous nous étions assis ; mais il se relevait, puis se rasseyait aussitôt, en proie à une maladive inquiétude :

« — Imagineriez-vous que, dans chacune de ces pièces, il y a des meubles qui sont à elle et d’autres qui sont à moi ? Vous l’avez vue tout à l’heure avec son fauteuil. Elle dit à la femme de journée, lorsque celle-ci fait le ménage : « Non ; ceci est à Monsieur ; n’y touchez pas. » Et comme, l’autre jour, par mégarde, j’avais posé un cahier de musique relié sur un guéridon qui est à elle, Madame l’a flanqué à terre. Les coins se sont cassés… Oh ! cela ne pourra plus durer longtemps… Mais, écoutez…

« Il m’a saisi le bras et, baissant la voix :

« — J’ai pris mes mesures. Elle me menace continuellement, « si je continue », d’aller chercher refuge dans une maison de retraite. J’ai mis de côté une certaine somme qui doit suffire à payer sa pension à Sainte-Périne ; on dit que c’est ce qu’il y a de mieux. Les quelques leçons que je donne encore ne me rapportent presque plus. Dans quelque temps, mes ressources seront à bout ; je me verrais forcé d’entamer cette somme ; je ne veux pas. Alors j’ai pris une résolution… Ce sera dans un peu plus de trois mois. Oui ; j’ai marqué la date. Si vous saviez quel soulagement j’éprouve à songer que chaque heure désormais m’en rapproche.

« Il s’était penché vers moi ; il se pencha plus encore :

« — J’ai également mis de côté un titre de rentes. Oh ! ce n’est pas grand chose ; mais je ne pouvais pas faire plus. Madame de La Pérouse ne le sait pas. Il est dans mon secrétaire, sous une enveloppe à votre nom, avec les instructions nécessaires. Puis-je compter sur vous pour m’aider ? Je ne connais rien aux affaires, mais un notaire à qui j’ai parlé, m’a dit que la rente en pourrait être versée directement à mon petit-fils, jusqu’à sa majorité, et qu’alors il entrerait en possession du titre. J’ai pensé que ce ne serait pas trop demander à votre amitié de veiller à ce que cela soit exécuté. Je me méfie tellement des notaires !… Et même, si vous vouliez me tranquilliser, vous accepteriez de prendre aussitôt avec vous cette enveloppe… Oui, n’est-ce pas ?… Je vais vous la chercher.

« Il sortit en trottinant selon son habitude, et reparut avec une grande enveloppe à la main.

« — Vous m’excuserez de l’avoir cachetée ; c’est pour la forme. Prenez-la.

« J’y jetai les yeux et lus, au-dessous de mon nom, en caractères calligraphiés : « À ouvrir après ma mort. »

« — Mettez-la vite dans votre poche, que je la sache en sûreté. Merci… Ah ! je vous attendais tellement !…

« J’ai souvent éprouvé qu’en un instant aussi solennel, toute émotion humaine peut, en moi, faire place à une transe quasi mystique, une sorte d’enthousiasme, par quoi mon être se sent magnifié ; ou plus exactement : libéré de ses attaches égoïstes, comme dépossédé de lui-même et dépersonnalisé. Celui qui n’a pas éprouvé cela, ne saurait certes me comprendre. Mais je sentais que La Pérouse le comprenait. Toute protestation de ma part eut été superflue, m’eût paru mal séante et je me contentai de serrer fortement la main qu’il abandonna dans la mienne. Ses yeux brillaient d’un étrange éclat. Dans l’autre main, celle qui d’abord tenait l’enveloppe, il gardait un autre papier :

« — J’ai inscrit ici son adresse. Car je sais où il est, maintenant. « Saas-Fée ». Connaissez-vous cela ? C’est en Suisse. J’ai cherché sur la carte, mais je n’ai pu trouver.

« — Oui, dis-je. C’est un petit village près du Cervin.

« — Est-ce que c’est très loin ?

« — Pas si loin que je n’y puisse aller, peut-être.

« — Quoi ! vous feriez cela ?… Oh ! que vous êtes bon, dit-il. Pour moi, je suis trop vieux. Et puis je ne peux pas, à cause de la mère… Pourtant il me semble que je… Il hésita, cherchant le mot ; reprit : — que je m’en irais plus facilement, si seulement j’avais pu le voir.

« — Mon pauvre ami… Tout ce qu’il est humainement possible de faire pour vous l’amener, je le ferai. Vous verrez le petit Boris, je vous le promets.

« — Merci… Merci…

« Il me serrait convulsivement dans ses bras.

« — Mais promettez-moi de ne plus penser à…

« — Oh ! cela c’est autre chose, dit-il en m’interrompant brusquement. Puis tout aussitôt, et comme pour m’empêcher d’insister, en détournant mon attention :

« — Figurez-vous que, l’autre jour, la mère d’une de mes anciennes élèves a voulu m’emmener au théâtre ! Il y a un mois environ. C’était à une matinée des Français. Depuis plus de vingt ans, je n’avais plus remis les pieds dans une salle de spectacles. On jouait Hernani, de Victor Hugo. Vous connaissez ? Il paraît que c’était très bien joué. Tout le monde s’extasiait. Pour moi, j’ai souffert d’une manière indicible. Si la politesse ne m’avait retenu, jamais je n’aurais pu rester… Nous étions dans une loge. Mes amis cherchaient à me calmer. J’aurais interpellé le public. Oh ! comment peut-on ? Comment peut-on ?…

« Ne comprenant pas bien d’abord à quoi il en avait, je demandai :

« — Vous trouviez les acteurs détestables ?

« — Évidemment. Mais comment ose-t-on présenter de pareilles turpitudes sur la scène ?… Et le public applaudissait ! Et il y avait des enfants dans la salle ; des enfants que les parents avaient amenés là, connaissant la pièce… C’est monstrueux. Et cela, sur un théâtre que l’État subventionne !

« L’indignation de cet excellent homme m’amusait. À présent, je riais presque. Je protestai qu’il ne se pouvait d’art dramatique sans peinture des passions. À son tour, il protesta que la peinture des passions était fatalement d’un fâcheux exemple. La discussion continua ainsi quelque temps ; et comme je comparais alors cet élément pathétique à tel déchaînement des instruments de cuivre dans un orchestre :

« — Par exemple, à cette entrée de trombones, que vous admirez dans telle symphonie de Beethoven…

« — Mais je ne l’admire pas du tout, moi, cette entrée de trombones, s’est-il écrié avec une véhémence extraordinaire. Pourquoi voulez-vous me faire admirer ce qui me trouble ?

« Il tremblait de tout son corps. L’accent d’indignation, d’hostilité presque, de sa voix, me surprit et parut l’étonner lui-même, car il reprit sur un ton plus calme :

« — Avez-vous remarqué, que tout l’effort de la musique moderne est de rendre supportables, agréables même, certains accords que nous tenions d’abord pour discordants ?

« — Précisément, ripostai-je ; tout doit enfin se rendre, et se réduire à l’harmonie.

« — À l’harmonie ! répéta-t-il en haussant les épaules. Je ne vois là qu’une accoutumance au mal, au péché. La sensibilité s’émousse ; la pureté se ternit ; les réactions se font moins vives ; on tolère, on accepte…

« — À vous entendre, on n’oserait même plus sevrer les enfants.

« Mais il continuait sans m’entendre :

« — Si l’on pouvait recouvrer l’intransigeance de la jeunesse, ce dont on s’indignerait le plus, c’est de ce qu’on est devenu.

« Il était trop tard pour nous lancer dans une discussion téléologique ; je tentai de le ramener sur son terrain :

« — Vous ne prétendez pourtant pas restreindre la musique à la seule expression de la sérénité ? Dans ce cas, un seul accord suffirait : un accord parfait continu.

« Il me prit les deux mains et, comme en extase, le regard perdu dans une adoration, répéta plusieurs fois :

« — Un accord parfait continu ; oui, c’est cela : un accord parfait continu… Mais tout notre univers est en proie à la discordance, a-t-il ajouté tristement.

« Je pris congé de lui. Il m’accompagna jusqu’à la porte et m’embrassant, murmura encore :

« — Ah ! comme il faut attendre pour la résolution de l’accord ! »