Les Faux-monnayeurs/2/01

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Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 215-221).


SECONDE PARTIE

SAAS-FÉE



I


De Bernard a Olivier :
« Lundi.
« Cher vieux,

« Que je te dise d’abord que j’ai séché le bachot. Tu l’auras compris sans doute en ne m’y voyant pas. Je me présenterai en octobre. Une occasion unique s’est offerte à moi de partir en voyage. J’ai sauté dessus ; et je ne m’en repends pas. Il fallait se décider tout de suite ; je n’ai pas pris le temps de réfléchir, pas même de te dire adieu. À ce propos, je suis chargé de t’exprimer tous les regrets de mon compagnon de voyage d’être parti sans te revoir. Car sais-tu qui m’emmenait ? Tu le devines déjà… c’est Édouard, c’est ton fameux oncle, que j’ai rencontré le soir même de son arrivée à Paris, dans des circonstances assez extraordinaires et sensationnelles, que je te raconterai plus tard. Mais tout est extraordinaire dans cette aventure et, quand j’y repense, la tête me tourne. Encore aujourd’hui j’hésite à croire que c’est vrai, que c’est bien moi qui t’écris ceci, qui suis ici en Suisse avec Édouard et… Allons, il faut bien tout te dire, mais surtout déchire ma lettre et garde tout cela pour toi.

« Imagine-toi que cette pauvre femme abandonnée par ton frère Vincent, celle que tu entendais sangloter, une nuit, près de ta porte (et à qui tu as été bien idiot de ne pas ouvrir, permets-moi de te le dire), se trouve être une grande amie d’Édouard, la propre fille de Vedel, la sœur de ton ami Armand. Je ne devrais pas te raconter tout cela, car il y va de l’honneur d’une femme, mais je crèverais si je ne le racontais à personne… Encore une fois : garde cela pour toi. Tu sais déjà qu’elle venait de se marier ; tu sais peut-être que, peu de temps après son mariage elle est tombée malade et qu’elle est allée se soigner dans le Midi. C’est là qu’elle a fait la connaissance de Vincent, à Pau. Tu sais peut-être encore cela. Mais ce que tu ne sais pas, c’est que cette rencontre a eu des suites. Oui, mon vieux ! Ton sacré maladroit de frère lui a fait un enfant. Elle est revenue enceinte à Paris, où elle n’a plus osé reparaître devant ses parents ; encore moins osait-elle rentrer au foyer conjugal. Cependant ton frère la plaquait dans les conditions que tu sais. Je t’épargne les commentaires, mais puis te dire que Laura Douviers n’a pas eu un mot de reproches et de ressentiment contre lui. Au contraire, elle invente tout ce qu’elle peut pour excuser sa conduite. Bref, c’est une femme très bien, une tout à fait belle nature. Et quelqu’un qui est décidément très bien aussi, c’est Édouard. Comme elle ne savait plus que faire, ni où aller, il lui a proposé de l’emmener en Suisse ; et du même coup il m’a proposé de les accompagner, parce que ça le gênait de voyager en tête à tête avec elle, vu qu’il n’a pour elle que des sentiments d’amitié. Nous voici donc partis tous les trois. Ça s’est décidé en cinq sec ; juste le temps de faire ses valises et de me nipper (car tu sais que j’avais quitté la maison sans rien). Ce qu’Édouard a été gentil en la circonstance, tu ne peux t’en faire une idée ; et de plus il me répétait tout le temps que c’était moi qui lui rendais service. Oui, mon vieux, tu ne m’avais pas menti : ton oncle est un type épatant.

« Le voyage a été assez pénible parce que Laura était très fatiguée et que son état (elle commence son troisième mois de grossesse) exigeait beaucoup de ménagements ; et que l’endroit où nous avions résolu d’aller (pour des raisons qu’il serait trop long de te dire) est d’accès assez difficile. Laura du reste compliquait souvent les choses en refusant de prendre des précautions ; il fallait l’y forcer ; elle répétait tout le temps qu’un accident était ce qui pourrait lui arriver de plus heureux. Tu penses si nous étions aux petits soins avec elle. Ah ! mon ami, quelle femme admirable ! Je ne me sens plus le même qu’avant de l’avoir connue et il y a des pensées que je n’ose plus formuler, des mouvements de mon cœur que je réfrène, parce que j’aurais honte de ne pas être digne d’elle. Oui, vraiment, près d’elle, on est comme forcé de penser noblement. Cela n’empêche pas que la conversation entre nous trois est très libre, car Laura n’est pas bégueule du tout — et nous parlons de n’importe quoi ; mais je t’assure que, devant elle, il y a des tas de choses que je n’ai plus du tout envie de blaguer et qui me paraissent aujourd’hui très sérieuses.

« Tu vas croire que je suis amoureux d’elle. Eh bien ! mon vieux, tu ne te tromperais pas. C’est fou, n’est-ce pas ? Me vois-tu amoureux d’une femme enceinte, que naturellement je respecte, et n’oserais pas toucher du bout du doigt ? Tu vois que je ne tourne pas au noceur…

« Quand nous sommes arrivés à Saas-Fée, après des difficultés sans nombre (nous avions pris une chaise à porteur pour Laura, car les voitures ne parviennent pas jusqu’ici), l’hôtel n’a pu nous offrir que deux chambres, une grande à deux lits et une petite, qu’il a été convenu devant l’hôtelier que je prendrais — car, pour cacher son identité, Laura passe pour la femme d’Édouard ; mais chaque nuit c’est elle qui occupe la petite chambre et je vais retrouver Édouard dans la sienne. Chaque matin c’est tout un trimbalement pour donner le change aux domestiques. Heureusement, les deux chambres communiquent, ce qui simplifie.

« Voilà six jours que nous sommes ici ; je ne t’ai pas écrit plus tôt parce que j’étais d’abord trop désorienté et qu’il fallait que je me mette d’accord avec moi-même. Je commence seulement à m’y reconnaître.

« Nous avons déjà fait, Édouard et moi, quelques petites courses de montagne, très amusantes ; mais à vrai dire, ce pays ne me plaît pas beaucoup ; à Édouard non plus. Il trouve le paysage « déclamatoire ». C’est tout à fait ça.

« Ce qu’il y a de meilleur ici, c’est l’air qu’on y respire ; un air vierge et qui vous purifie les poumons. Et puis nous ne voulons pas laisser Laura trop longtemps seule, car il va sans dire qu’elle ne peut pas nous accompagner. La société de l’hôtel est assez divertissante. Il y a des gens de toutes les nationalités. Nous fréquentons surtout une doctoresse polonaise, qui passe ici ses vacances avec sa fille et un petit garçon qu’on lui a confié. C’est même pour retrouver cet enfant que nous sommes venus jusqu’ici. Il a une sorte de maladie nerveuse que la doctoresse soigne selon une méthode toute nouvelle. Mais ce qui fait le plus de bien au petit, très sympathique ma foi, c’est d’être amoureux fou de la fille de la doctoresse, de quelques années plus âgée que lui et qui est bien la plus jolie créature que j’aie vue de ma vie. Du matin au soir ils ne se quittent pas. Ils sont si gentils tous les deux ensemble que personne ne songe à les blaguer.

« Je n’ai pas beaucoup travaillé, et pas ouvert un livre depuis mon départ ; mais beaucoup réfléchi. La conversation d’Édouard est d’un intérêt prodigieux. Il ne me parle pas beaucoup directement, bien qu’il affecte de me traiter en secrétaire ; mais je l’écoute causer avec les autres ; avec Laura surtout, à qui il aime raconter ses projets. Tu ne peux pas te rendre compte de quel profit cela est pour moi. Certains jours je me dis que je devrais prendre des notes ; mais je crois que je retiens tout. Certains jours je te souhaite éperdument ; je me dis que c’est toi qui devrais être ici : mais je ne puis regretter ce qui m’arrive, ni souhaiter y rien changer. Du moins dis-toi bien que je n’oublie pas que c’est grâce à toi que je connais Édouard, et que je te dois mon bonheur. Quand tu me reverras, je crois que tu me trouveras changé ; mais je ne demeure pas moins et plus profondément que jamais ton ami.

« Mercredi.

« P.-S. — Nous rentrons à l’instant d’une course énorme. Ascension de l’Hallalin — guides encordés avec nous, glaciers, précipices, avalanches, etc… Couchés dans un refuge au milieu des neiges, empilés avec d’autres touristes ; inutile de te dire que nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit. Le lendemain, départ avant l’aube… Eh bien ! mon vieux, je ne dirai plus de mal de la Suisse : quand on est là-haut, qu’on a perdu de vue toute culture, toute végétation, tout ce qui rappelle l’avarice et la sottise des hommes, on a envie de chanter, de rire, de pleurer, de voler, de piquer une tête en plein ciel ou de se jeter à genoux. Je t’embrasse.

« Bernard »

Bernard était beaucoup trop spontané, trop naturel, trop pur, il connaissait trop mal Olivier, pour se douter du flot de sentiments hideux que cette lettre allait soulever chez celui-ci ; une sorte de raz-de-marée où se mêlait du dépit, du désespoir et de la rage. Il se sentait à la fois supplanté dans le cœur de Bernard et dans celui d’Édouard. L’amitié de ses deux amis évinçait la sienne. Une phrase surtout de la lettre de Bernard le torturait, que Bernard n’aurait jamais écrite s’il avait pressenti tout ce qu’Olivier pourrait y voir : « Dans la même chambre », se répétait-il — et l’abominable serpent de la jalousie se déroulait et se tordait en son cœur. « Ils couchent dans la même chambre !… » Que n’imaginait-il pas aussitôt ? Son cerveau s’emplissait de visions impures qu’il n’essayait même pas de chasser. Il n’était jaloux particulièrement ni d’Édouard, ni de Bernard ; mais des deux. Il les imaginait tour à tour l’un et l’autre ou simultanément, et les enviait à la fois. Il avait reçu la lettre à midi. « Ah ! c’est ainsi… », se redisait-il tout le restant du jour. Cette nuit, les démons de l’enfer l’habitèrent. Le lendemain matin il se précipita chez Robert. Le comte de Passavant l’attendait.