Les Faux-monnayeurs/2/02

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Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 222-230).


II


Journal d’Édouard


« Je n’ai pas eu de mal à trouver le petit Boris. Le lendemain de notre arrivée, il s’est amené sur la terrasse de l’hôtel et a commencé de regarder les montagnes à travers une longue-vue montée sur pivot, mise à la disposition des voyageurs. Je l’ai reconnu tout de suite. Une fillette un peu plus grande que Boris l’a bientôt rejoint. J’étais installé tout auprès, dans le salon dont la porte-fenêtre restait ouverte, et ne perdais pas un mot de leur conversation. J’avais grande envie de lui parler, mais j’ai cru plus prudent d’entrer d’abord en relations avec la mère de la petite fille, une doctoresse polonaise à qui Boris a été confié, et qui le surveille de très près. La petite Bronja est exquise ; elle doit avoir quinze ans. Elle porte en nattes d’épais cheveux blonds qui descendent jusqu’à sa taille ; son regard et le son de sa voix semblent plutôt angéliques qu’humains. Je transcris les propos de ces deux enfants :

« — Boris, maman préfère que nous ne touchions pas à la lorgnette. Tu ne veux pas venir te promener ?

« — Oui, je veux bien. Non, je ne veux pas.

« Les deux phrases contradictoires étaient dites d’une seule haleine. Bronja ne retint que la seconde et reprit :

« — Pourquoi ?

« — Il fait trop chaud, il fait trop froid. (Il avait laissé la lorgnette.)

« — Voyons, Boris, sois gentil. Tu sais que cela ferait plaisir à maman que nous sortions ensemble. Où as-tu mis ton chapeau ?

« — Vibroskomenopatof. Blaf blaf.

« — Qu’est-ce que ça veut dire ?

« — Rien.

« — Alors pourquoi le dis-tu ?

« — Pour que tu ne comprennes pas.

« — Si ça ne veut rien dire, ça m’est égal de ne pas comprendre.

« — Mais si ça voulait dire quelque chose, tu ne comprendrais tout de même pas.

« — Quand on parle, c’est pour se faire comprendre.

« — Veux-tu, nous allons jouer à faire des mots pour nous deux seulement les comprendre.

« — Tâche d’abord de bien parler français.

« — Ma maman, elle, parle le français, l’anglais, le romain, le russe, le turc, le polonais, l’italoscope, l’espagnol, le perruquois et le xixitou.

« Tout ceci dit très vite, dans une sorte de fureur lyrique.

« Bronja se mit à rire.

« — Boris, pourquoi est-ce que tu racontes tout le temps des choses qui ne sont pas vraies ?

« — Pourquoi est-ce que tu ne crois jamais ce que je te raconte ?

« — Je crois ce que tu me dis, quand c’est vrai.

« — Comment sais-tu quand c’est vrai ? Moi je t’ai bien crue l’autre jour, quand tu m’as parlé des anges. Dis, Bronja : tu crois que si je priais très fort, moi aussi je les verrais ?

« — Tu les verras peut-être, si tu perds l’habitude de mentir et si Dieu veut bien te les montrer ; mais Dieu ne te les montrera pas si tu le pries seulement pour les voir. Il y a beaucoup de choses très belles que nous verrions si nous étions moins méchants.

« — Bronja, toi, tu n’es pas méchante, c’est pour ça que tu peux voir les anges. Moi je serai toujours un méchant.

« — Pourquoi est-ce que tu ne cherches pas à ne plus l’être ? Veux-tu que nous allions tous les deux jusqu’à (ici l’indication d’un lieu que je ne connaissais pas) et là tous les deux nous prierons Dieu et la Sainte Vierge de t’aider à ne plus être méchant.

« — Oui. Non ; écoute : on va prendre un bâton ; tu tiendras un bout et moi l’autre. Je vais fermer les yeux et je te promets de ne les rouvrir que quand nous serons arrivés là-bas.

« Ils s’éloignèrent un peu ; et, tandis qu’ils descendaient les marches de la terrasse, j’entendis encore Boris :

« — Oui, non, pas ce bout-là. Attends que je l’essuie.

« — Pourquoi ?

« — J’y ai touché.

« Mme  Sophroniska s’est approchée de moi, comme j’achevais seul mon déjeuner du matin et que précisément je cherchais le moyen de l’aborder. Je fus surpris de voir qu’elle tenait mon dernier livre à la main ; elle m’a demandé, en souriant de la manière la plus affable, si c’était bien à l’auteur qu’elle avait le plaisir de parler : puis aussitôt s’est lancée dans une longue appréciation de mon livre. Son jugement, louanges et critiques, m’a paru plus intelligent que ceux que j’ai coutume d’entendre, encore que son point de vue ne soit rien moins que littéraire. Elle m’a dit s’intéresser presque exclusivement aux questions de psychologie et à ce qui peut éclairer d’un jour nouveau l’âme humaine. Mais combien rares, a-t-elle ajouté, les poètes, dramaturges ou romanciers qui savent ne point se contenter d’une psychologie toute faite (la seule, lui ai-je dit, qui puisse contenter les lecteurs).

« Le petit Boris lui a été confié pour les vacances par sa mère. Je me suis gardé de laisser paraître les raisons que j’avais de m’intéresser à lui. — Il est très délicat, m’a dit Mme  Sophroniska. La société de sa mère ne lui vaut rien. Elle parlait de venir à Saas-Fée avec nous ; mais je n’ai accepté de m’occuper de l’enfant que si elle l’abandonnait complètement à mes soins ; sinon je n’aurais pu répondre de ma cure. — Songez, monsieur, a-t-elle continué, qu’elle entretient ce petit dans un état d’exaltation continuelle, qui favorise chez lui l’éclosion des pires troubles nerveux. Depuis la mort du père, cette femme doit gagner sa vie. Elle n’était que pianiste et je dois dire : une exécutante incomparable ; mais son jeu trop subtil ne pouvait plaire au gros public. Elle s’est décidée à chanter dans les concerts, dans les casinos, à monter sur les planches. Elle emmenait Boris dans sa loge ; je crois que l’atmosphère factice du théâtre a beaucoup contribué à déséquilibrer cet enfant. Sa mère l’aime beaucoup ; mais à vrai dire, il serait souhaitable qu’il ne vécût plus avec elle.

« — Qu’a-t-il au juste ? ai-je demandé.

« Elle se mit à rire :

« — C’est le nom de sa maladie que vous voulez savoir ? Ah ! vous serez bien avancé quand je vous aurai dit un beau nom savant.

« — Dites-moi simplement ce dont il souffre.

« — Il souffre d’une quantité de petits troubles, de tics, de manies, qui font dire : c’est un enfant nerveux, et que l’on soigne d’ordinaire par le repos au grand air et par l’hygiène. Il est certain qu’un organisme robuste ne laisserait pas à ces troubles la licence de se produire. Mais si la débilité les favorise, elle ne les cause pas précisément. Je crois qu’on peut toujours trouver leur origine dans un premier ébranlement de l’être dû à quelque événement qu’il importe de découvrir. Le malade, dès qu’il devient conscient de cette cause, est à moitié guéri. Mais cette cause le plus souvent échappe à son souvenir ; on dirait qu’elle se dissimule dans l’ombre de la maladie ; c’est derrière cet abri que je la cherche, pour la ramener en plein jour, je veux dire dans le champ de la vision. Je crois qu’un regard clair nettoie la conscience comme un rayon de lumière purifie une eau infectée.

« Je racontai à Sophroniska la conversation que j’avais surprise la veille et d’après laquelle il me paraissait que Boris était loin d’être guéri.

« — C’est aussi que je suis loin de connaître du passé de Boris tout ce que j’aurais besoin de connaître. Il n’y a pas longtemps que j’ai commencé mon traitement.

« — En quoi consiste-t-il ?

« — Oh ! simplement à le laisser parler. Chaque jour je passe près de lui une ou deux heures. Je le questionne, mais très peu. L’important est de gagner sa confiance. Déjà je sais beaucoup de choses. J’en pressens beaucoup d’autres. Mais le petit se défend encore, il a honte ; si j’insistais trop vite et trop fort, si je voulais brusquer sa confidence j’irais à l’encontre de ce que je souhaite obtenir : un complet abandon. Il se rebifferait. Tant que je ne serai pas parvenu à triompher de sa réserve, de sa pudeur…

« L’inquisition dont elle me parlait me parut à ce point attentatoire que j’eus peine à retenir un mouvement de protestation ; mais ma curiosité l’emportait.

« — Serait-ce à dire que vous attendez de ce petit quelques révélations impudiques ?

« Ce fut à elle de protester.

« — Impudiques ? Il n’y a pas là plus d’impudeur qu’à se laisser ausculter. J’ai besoin de tout savoir et particulièrement ce que l’on a plus grand souci de cacher. Il faut que j’amène Boris jusqu’à l’aveu complet ; avant cela je ne pourrai pas le guérir.

« — Vous soupçonnez donc qu’il a des aveux à vous faire ? Êtes-vous bien certaine, excusez-moi, de ne pas lui suggérer ce que vous voudriez qu’il avoue !

« — Cette préoccupation ne doit pas me quitter et c’est elle qui m’enseigne tant de lenteur. J’ai vu des juges d’instruction maladroits souffler sans le vouloir à un enfant un témoignage inventé de toute pièces et l’enfant, sous la pression d’un interrogatoire, mentir avec une parfaite bonne foi, donner créance à des méfaits imaginaires. Mon rôle est de laisser venir et surtout de ne rien suggérer. Il y faut une patience extraordinaire.

« — Je pense que la méthode, ici, vaut ce que vaut l’opérateur.

« — Je n’osais le dire. Je vous assure qu’après quelque temps de pratique on arrive à une extraordinaire habileté, une sorte de divination, d’intuition si vous préférez. Du reste on peut parfois se lancer sur de fausses pistes ; l’important c’est de ne pas s’y obstiner. Tenez : savez-vous comment débutent tous nos entretiens ? Boris commence par me raconter ce qu’il a rêvé pendant la nuit.

« — Qui vous dit qu’il n’invente pas ?

« — Et quand il inventerait ?… Toute invention d’une imagination maladive est révélatrice.

« Elle se tut quelques instants, puis :

« — Invention, imagination maladive… Non ; ce n’est pas cela. Les mots nous trahissent. Boris, devant moi, rêve à voix haute. Il accepte tous les matins de demeurer, une heure durant, dans cet état de demi-sommeil où les images qui se proposent à nous échappent au contrôle de notre raison. Elles se groupent et s’associent, non plus selon la logique ordinaire, mais selon des affinités imprévues ; surtout, elles répondent à une mystérieuse exigence intérieure, celle même qu’il m’importe de découvrir ; et ces divagations d’un enfant m’instruisent bien plus que ne saurait faire la plus intelligente analyse du plus conscient des sujets. Bien des choses échappent à la raison, et celui qui, pour comprendre la vie, y applique seulement la raison, est semblable à quelqu’un qui prétendrait saisir une flamme avec des pincettes. Il n’a plus devant lui qu’un morceau de bois charbonneux, qui cesse aussitôt de flamber.

« Elle s’arrêta de nouveau et commença de feuilleter mon livre.

« — Comme vous entrez donc peu avant dans l’âme humaine, s’écria-t-elle ; puis elle ajouta brusquement en riant : — Oh ! je ne parle pas de vous spécialement ; quand je dis : vous, j’entends : les romanciers. La plupart de vos personnages semblent bâtis sur pilotis ; ils n’ont ni fondation, ni sous-sol. Je crois vraiment qu’on trouve plus de vérité chez les poètes ; tout ce qui n’est créé que par la seule intelligence est faux. Mais je parle ici de ce qui ne me regarde pas… Savez-vous ce qui me désoriente dans Boris ? C’est que je le crois d’une très grande pureté.

« — Pourquoi dites-vous que cela vous désoriente ?

« — Parce qu’alors je ne sais plus où chercher la source du mal. Neuf fois sur dix on trouve à l’origine d’un dérangement semblable un gros secret honteux.

« — On le trouve en chacun de nous, peut-être, dis-je ; mais il ne nous rend pas tous malades, Dieu merci.

« À ce moment, Mme  Sophroniska se leva ; elle venait de voir à la fenêtre passer Bronja.

« — Tenez, dit-elle en me la montrant ; le voilà, le vrai médecin de Boris. Elle me cherche ; il faut que je vous quitte ; mais je vous reverrai, n’est-ce pas ?

« Je comprends de reste ce que Sophroniska reproche au roman de ne point lui offrir ; mais ici certaines raisons d’art, certaines raisons supérieures, lui échappent, qui me font penser que ce n’est pas d’un bon naturaliste qu’on peut faire un bon romancier.

« J’ai présenté Laura à Mme  Sophroniska. Elles semblent s’entendre et j’en suis heureux. J’ai moins scrupule à m’isoler lorsque je sais qu’elles bavardent ensemble. Je regrette que Bernard ne trouve ici aucun compagnon de son âge ; mais du moins son examen à préparer l’occupe de son côté plusieurs heures par jour. J’ai pu me remettre à mon roman. »