Les Faux-monnayeurs/2/05

La bibliothèque libre.
Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 261-269).


V


Journal d’Édouard


C’est ce qui arrive de presque toutes les maladies de l’esprit humain qu’on se flatte d’avoir guéries. On les répercute seulement, comme on dit en médecine et on leur en substitue d’autres.
Sainte-Beuve (Lundis I, p. 19).


« Je commence à entrevoir ce que j’appellerais le « sujet profond » de mon livre. C’est, ce sera sans doute la rivalité du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons. La manière dont le monde des apparences s’impose à nous et dont nous tentons d’imposer au monde extérieur notre interprétation particulière, fait le drame de notre vie. La résistance des faits nous invite à transporter notre construction idéale dans le rêve, l’espérance, la vie future, en laquelle notre croyance s’alimente de tous nos déboires dans celle-ci. Les réalistes partent des faits, accommodent aux faits leurs idées. Bernard est un réaliste. Je crains de ne pouvoir m’entendre avec lui.

« Comment ai-je pu acquiescer lorsque Sophroniska m’a dit que je n’avais rien d’un mystique ? Je suis tout prêt à reconnaître avec elle que, sans mysticisme, l’homme ne peut réussir rien de grand. Mais n’est-ce pas précisément mon mysticisme qu’incrimine Laura, lorsque je lui parle de mon livre ?… Abandonnons-leur ce débat.

« Sophroniska m’a reparlé de Boris, qu’elle est parvenue, croit-elle, à confesser entièrement. Le pauvre enfant n’a plus en lui le moindre taillis, la moindre touffe où s’abriter des regards de la doctoresse. Il est tout débusqué. Sophroniska étale au grand jour, démontés, les rouages les plus intimes de son organisme mental, comme un horloger les pièces de la pendule qu’il nettoie. Si, après cela, le petit ne sonne pas à l’heure, c’est à y perdre son latin. Voici ce que Sophroniska m’a raconté :

« Boris, vers l’âge de neuf ans, a été mis au collège, à Varsovie. Il s’est lié avec un camarade de classe, un certain Baptistin Kraft, d’un ou deux ans plus âgé que lui, qui l’a initié à des pratiques clandestines, que ces enfants, naïvement émerveillés, croyaient être « de la magie ». C’est le nom qu’ils donnaient à leur vice, pour avoir entendu dire, ou lu, que la magie permet d’entrer mystérieusement en possession de ce que l’on désire, qu’elle illimite la puissance, etc. Ils croyaient de bonne foi avoir découvert un secret qui consolât de l’absence réelle par la présence illusoire, et s’hallucinaient à plaisir et s’extasiaient sur un vide que leur imagination surmenée bondait de merveilles, à grand renfort de volupté. Il va sans dire que Sophroniska ne s’est pas servie de ces termes ; j’aurais voulu qu’elle me rapportât exactement ceux de Boris, mais elle prétend qu’elle n’est parvenue à démêler ce que dessus, dont elle m’a pourtant certifié l’exactitude, qu’à travers un fouillis de feintes, de réticences et d’imprécisions.

« — J’ai trouvé là l’explication que je cherchais depuis longtemps, a-t-elle ajouté, d’un bout de parchemin que Boris gardait toujours sur lui, enfermé dans un sachet qui pendait sur sa poitrine à côté des médailles de sainteté que sa mère le force à porter — et sur lequel étaient cinq mots, en caractères majuscules, enfantins et soignés, cinq mots dont je lui demandais en vain la signification ;

Gaz, Téléphone. Cent mille roubles.

« — Mais ça ne veut rien dire. C’est de la magie », me répondait-il toujours quand je le pressais. C’est tout ce que je pouvais obtenir. Je sais à présent que ces mots énigmatiques sont de l’écriture du jeune Baptistin, grand maître et professeur de magie, et qu’ils étaient pour ces enfants, ces cinq mots, comme une formule incantatoire, le « Sésame ouvre-toi » du paradis honteux où la volupté les plongeait. Boris appelait ce parchemin : son talisman. J’avais eu déjà beaucoup de mal à le décider à me le montrer, et plus encore à s’en défaire (c’était au début de notre séjour ici) ; car je voulais qu’il s’en défît, comme je sais à présent qu’il s’était déjà précédemment libéré de ses mauvaises habitudes. J’avais l’espoir qu’avec ce talisman allaient disparaître les tics et les manies dont il souffre. Mais il s’y raccrochait, et la maladie s’y raccrochait comme à un dernier refuge.

« — Vous dites pourtant qu’il s’était délivré de ses habitudes…

« — La maladie nerveuse n’a commencé qu’ensuite. Elle est née sans aucun doute de la contrainte que Boris a dû exercer sur lui-même pour se libérer. J’ai su par lui que sa mère l’avait surpris un jour en train de « faire de la magie » comme il dit. Pourquoi ne m’a-t-elle jamais parlé de cela ?… Par pudeur ?…

« — Et sans doute parce qu’elle le savait corrigé.

« — C’est absurde… et cela est cause que j’ai tâtonné si longtemps. Je vous ai dit que je croyais Boris parfaitement pur.

« — Vous m’avez même dit que c’était cela qui vous gênait.

« — Vous voyez si j’avais raison !… La mère aurait dû m’avertir. Boris serait déjà guéri, si j’avais pu aussitôt y voir clair.

« — Vous disiez que ces malaises n’ont commencé qu’ensuite…

« — Je dis qu’ils sont nés par protestation. Sa mère l’a grondé, supplié, sermonné, j’imagine. La mort du père est survenue. Boris s’est persuadé que ses pratiques secrètes, qu’on lui peignait comme si coupables, avaient reçu leur châtiment ; il s’est tenu pour responsable de la mort de son père ; il s’est cru criminel, damné. Il a pris peur ; et c’est alors que, comme un animal traqué, son organisme débile a inventé cette quantité de petits subterfuges où se purge sa peine intime, et qui sont comme autant d’aveux.

« — Si je vous comprends bien, vous estimez qu’il eût été moins préjudiciable pour Boris de continuer à se livrer tranquillement à la pratique de sa « magie » ?

« — Je crois qu’il n’était pas nécessaire, pour l’en guérir, de l’effrayer. Le changement de vie, qu’entraînait la mort de son père, eût suffi sans doute à l’en distraire, et le départ de Varsovie à le soustraire à l’influence de son ami. On n’obtient rien de bon par l’épouvante. Quand j’ai su ce qui en était, lui reparlant de tout cela et revenant sur le passé, je lui ai fait honte d’avoir pu préférer la possession de biens imaginaires à celle des biens véritables, qui sont, lui ai-je dit, la récompense d’un effort. Loin de chercher à noircir son vice, je le lui ai représenté simplement, comme une des formes de la paresse ; et je crois en effet que c’en est une ; la plus subtile, la plus perfide…

« Je me souvins, à ces mots, de quelques lignes de La Rochefoucauld, que je voulus lui montrer, et, bien que j’eusse pu les lui citer de mémoire, j’allai chercher le petit livre des Maximes, sans lequel je ne voyage jamais. Je lui lus :

« De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c’est la paresse ; elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible et que les dommages qu’elle cause soient très cachés… Le repos de la paresse est un charme secret de l’âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions. Pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l’âme, qui la console de toutes ses pertes et qui lui tient lieu de tous les biens. »

« — Prétendez-vous, me dit alors Sophroniska, que La Rochefoucauld, en écrivant ceci, ait voulu insinuer ce que nous disions ?

« — Il se peut ; mais je ne le crois pas. Nos auteurs classiques sont riches de toutes les interprétations qu’ils permettent. Leur précision est d’autant plus admirable qu’elle ne se prétend pas exclusive.

« Je lui ai demandé de me montrer ce fameux talisman de Boris. Elle m’a dit qu’elle ne l’avait plus, qu’elle l’avait donné à quelqu’un qui s’intéressait à Boris et qui lui avait demandé de le lui laisser en souvenir. — « Un certain M. Strouvilhou, que j’ai rencontré ici quelque temps avant votre arrivée. »

« J’ai dit à Sophroniska que j’avais vu ce nom sur le registre de l’hôtel ; que j’avais connu dans le temps un Strouvilhou, et que j’aurais été curieux de savoir si c’était le même. À la description qu’elle m’a faite de lui, on ne pouvait pas s’y tromper ; mais elle n’a rien su me dire à son sujet qui satisfît ma curiosité. J’ai su seulement qu’il était très aimable, très empressé, qu’il lui paraissait fort intelligent mais un peu paresseux lui-même, « si j’ose encore employer ce mot », a-t-elle ajouté en riant. Je lui ai raconté à mon tour ce que je savais de Strouvilhou, et cela m’a amené à lui parler de la pension où nous nous étions rencontrés, des parents de Laura (qui de son côté lui avait fait ses confidences), du vieux La Pérouse enfin, des liens de parenté qui l’attachaient au petit Boris, et de la promesse que je lui avais faite en le quittant de lui amener cet enfant. Comme Sophroniska m’avait dit précédemment qu’elle ne croyait pas souhaitable que Boris continuât à vivre avec sa mère : « Que ne le mettez-vous en pension chez les Azaïs ? » ai-je demandé. En lui suggérant cela, je songeais surtout à l’immense joie du grand-père à savoir Boris tout près de lui, chez des amis, où il pourrait le voir à son gré ; mais je ne puis croire que, de son côté, le petit n’y soit bien. Sophroniska m’a dit qu’elle allait y réfléchir ; au demeurant, extrêmement intéressée par tout ce que je venais de lui apprendre.

« Sophroniska va répétant que le petit Boris est guéri ; cette cure doit corroborer sa méthode ; mais je crains qu’elle n’anticipe un peu. Naturellement je ne veux pas la contredire ; et je reconnais que les tics, les gestes-repentirs, les réticences du langage, ont à peu près disparu ; mais il me semble que la maladie s’est simplement réfugiée dans une région plus profonde de l’être, comme pour échapper au regard inquisiteur du médecin ; et que c’est à présent l’âme même qui est atteinte. De même qu’à l’onanisme avaient succédé les mouvements nerveux, ceux-ci cèdent à présent à je ne sais quelle transe invisible. Sophroniska s’inquiète, il est vrai, de voir Boris, à la suite de Bronja, précipité dans une sorte de mysticisme puéril ; elle est trop intelligente pour ne comprendre point que cette nouvelle « béatitude de l’âme » que recherche à présent Boris, n’est pas très différente après tout, de celle qu’il provoquait d’abord par artifice, et que, pour être moins dispendieuse, moins ruineuse pour l’organisme, elle ne le détourne pas moins de l’effort et de la réalisation. Mais, lorsque je lui en parle, elle me répond que des âmes comme celle de Boris et de Bronja ne peuvent se passer d’un aliment chimérique et que s’il leur était enlevé, elles succomberaient, Bronja dans le désespoir, et Boris dans un matérialisme vulgaire ; elle estime, en outre, qu’elle n’a pas le droit d’abîmer la confiance de ces petits, et, bien que tenant leur croyance pour mensongère, elle veut y voir une sublimation des instincts bas, une postulation supérieure, une incitation, une préservation, que sais-je ?… Sans croire elle-même aux dogmes de l’église, elle croit à l’efficacité de la foi. Elle parle avec émotion de la piété de ces deux enfants, qui lisent ensemble l’Apocalypse, et s’exaltent, et conversent avec les anges et revêtent leur âme de suaires blancs. Comme toutes les femmes, elle est pleine de contradictions. Mais elle avait raison : je ne suis décidément pas un mystique… non plus qu’un paresseux. Je compte beaucoup sur l’atmosphère de la pension Azaïs et de Paris pour faire de Boris un travailleur ; pour le guérir enfin de la recherche des « biens imaginaires ». C’est là, pour lui, qu’est le salut. Sophroniska se fait, je crois, à l’idée de me le confier ; mais sans doute l’accompagnera-t-elle à Paris, désireuse de veiller elle-même à son installation chez les Azaïs, et, par là, de rassurer la mère, dont elle se fait fort de remporter l’assentiment. »