Les Faux-monnayeurs/2/06

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Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 270-279).


VI


Il y a de certains défauts qui, bien mis en œuvre, brillent plus que la vertu même.
La Rochefoucauld.


d’Olivier à Bernard
« Cher vieux,

« Que je te dise d’abord que j’ai bien passé mon bachot. Mais ceci n’a pas d’importance. Une occasion unique s’offrait à moi de partir en voyage. Je balançais encore ; mais après lecture de ta lettre, j’ai sauté dessus. Une légère résistance de ma mère d’abord ; mais dont a vite triomphé Vincent, qui s’est montré d’une gentillesse que je n’espérais pas de lui. Je ne puis croire que, dans la circonstance à laquelle ta lettre fait allusion, il ait agi comme un mufle. Nous avons, à notre âge, une fâcheuse tendance à juger les gens trop sévèrement et à condamner sans appel. Bien des actes nous apparaissent répréhensibles, odieux même, simplement parce que nous n’en pénétrons pas suffisamment les motifs. Vincent n’a pas… Mais ceci m’entraînerait trop loin et j’ai trop de choses à te dire.

« Sache que c’est le rédacteur en chef de la nouvelle revue Avant-Garde, qui t’écrit. Après quelques délibérations, j’ai accepté d’assumer ces fonctions, dont le comte Robert de Passavant m’a jugé digne. C’est lui qui commandite la revue, mais il ne tient pas trop à ce qu’on le sache, et, sur la couverture, c’est mon nom seul qui figurera. Nous commencerons à paraître en octobre ; tâche de m’envoyer quelque chose pour le premier numéro ; je serais désolé que ton nom ne brillât pas à côté du mien, dans le premier sommaire. Passavant voudrait que, dans le premier numéro, paraisse quelque chose de très libre et d’épicé, parce qu’il estime que le plus mortel reproche que puisse encourir une jeune revue, c’est d’être pudibonde ; je suis assez de son avis. Nous en causons beaucoup. Il m’a demandé d’écrire cela et m’a fourni le sujet assez risqué d’une courte nouvelle ; ça m’ennuie un peu à cause de ma mère, que cela risque de peiner ; mais tant pis. Comme dit Passavant : plus on est jeune, moins le scandale est compromettant.

« C’est de Vizzavone que je t’écris. Vizzavone est un petit patelin à mi-flanc d’une des plus hautes montagnes de la Corse, enfoui dans une épaisse forêt. L’hôtel où nous habitons est assez loin du village et sert aux touristes comme point de départ pour des excursions. Il n’y a que quelques jours que nous y sommes. Nous avons commencé par nous installer dans une auberge, non loin de l’admirable baie de Porto, absolument déserte, où nous descendions nous baigner le matin et où l’on peut vivre à poil tout le long du jour. C’était merveilleux ; mais il faisait trop chaud et nous avons dû gagner la montagne.

« Passavant est un compagnon charmant ; il n’est pas du tout entiché de son titre ; il veut que je l’appelle Robert ; et il a inventé de m’appeler : Olive. Dis, si ce n’est pas charmant ? Il fait tout pour me faire oublier son âge et je t’assure qu’il y parvient. Ma mère était un peu effrayée de me voir partir avec lui, car elle le connaissait à peine. J’hésitais, par crainte de la chagriner. Avant ta lettre, j’avais même presque renoncé. Vincent l’a persuadée et ta lettre m’a brusquement donné du courage. Nous avons passé les derniers jours, avant le départ, à courir les magasins. Passavant est si généreux qu’il voulait toujours tout m’offrir et que je devais sans cesse l’arrêter. Mais il trouvait mes pauvres nippes affreuses ; chemises, cravates, chaussettes, rien de ce que j’avais ne lui plaisait ; il répétait que, si je devais vivre quelque temps avec lui, il souffrirait trop de ne pas me voir vêtu comme il faut — c’est-à-dire : comme il lui plaît. Naturellement, on faisait envoyer chez lui toutes les emplettes, par crainte d’inquiéter maman. Il est lui-même d’une élégance raffinée ; mais surtout il a très bon goût, et beaucoup de choses qui me paraissaient supportables me sont devenues odieuses aujourd’hui. Tu n’imagines pas comme il pouvait être amusant chez les fournisseurs. Il est tellement spirituel ! Je voudrais t’en donner une idée : nous nous trouvions chez Brentano, où il avait donné à réparer son stylo. Il y avait derrière lui un énorme Anglais qui voulait passer avant son tour et qui, comme Robert le repoussait un peu brusquement, a commencé à baragouiner je ne sais quoi à son adresse ; Robert s’est retourné et, très calme :

« Ce n’est pas la peine. Je ne comprends pas l’anglais.

« L’autre, furieux, a reparti, en pur français :

« — Vous devriez le savoir, Monsieur.

« Alors Robert, en souriant très poliment :

« — Vous voyez bien que ce n’est pas la peine.

« L’Anglais bouillonnait, mais n’a plus su que dire. C’était roulant.

« Un autre jour, nous étions à l’Olympia. Pendant l’entr’acte, nous nous promenions dans le hall où circulait grande abondance de putains. Deux d’entre elles, d’aspect plutôt minable, l’ont accosté :

« — Tu paies un bock, chéri ?

Nous nous sommes assis avec elles, à une table.

« — Garçon ! Un bock pour ces dames.

« — Et pour ces Messieurs ?

« — Nous ?… Oh ! nous prendrons du champagne, a-t-il dit tout négligemment. Et il a commandé une bouteille de Moët, que nous avons sifflé à nous deux. Si tu avais vu la tête des pauvres filles !… Je crois qu’il a horreur des putains. Il m’a confié qu’il n’était jamais entré dans un bordel, et m’a laissé entendre qu’il serait très fâché contre moi si j’y allais. Tu vois que c’est quelqu’un de très propre, malgré ses airs et ses propos cyniques — comme lorsqu’il dit qu’en voyage, il appelle « journée morne » celle où il n’a pas rencontré before lunch au moins cinq personnes avec qui désirer coucher. Je dois te dire entre parenthèses que je n’ai pas recommencé… — tu m’entends.

« Il a une façon de moraliser qui est tout à fait amusante et particulière. Il m’a dit l’autre jour :

« — Vois-tu, mon petit, l’important, dans la vie c’est de ne pas se laisser entraîner. Une chose en amène une autre et puis on ne sait plus où l’on va Ainsi, j’ai connu un jeune homme très bien qui devait épouser la fille de ma cuisinière. Une nuit, il est entré par hasard chez un petit bijoutier. Il l’a tué. Et après, il a volé. Et après, il a dissimulé. Tu vois où ça mène. La dernière fois que je l’ai revu il était devenu menteur. Fais attention.

« Et il est tout le temps comme ça. C’est te dire que je ne m’embête pas. Nous étions partis avec l’intention de travailler beaucoup, mais jusqu’à présent nous n’avons guère fait que nous baigner, nous laisser sécher au soleil et bavarder. Il a sur tout des opinions et des idées extrêmement originales. Je le pousse tant que je peux à écrire certaines théories tout à fait neuves qu’il m’a exposées sur les animaux marins des bas fonds et ce qu’il appelle les « lumières personnelles », qui leur permet de se passer de la lumière du soleil, qu’il assimile à celle de la grâce et à la « révélation ». Exposé en quelques mots comme je fais, ça ne peut rien dire, mais je t’assure que lorsqu’il en parle, c’est intéressant comme un roman. On ne sait pas, d’ordinaire, qu’il est très calé en histoire naturelle ; mais il met une sorte de coquetterie à cacher ses connaissances. C’est ce qu’il appelle ses bijoux secrets. Il dit qu’il n’y a que les rastas qui se plaisent à étaler aux yeux de tous leur parure, et surtout quand celle-ci est en toc.

« Il sait admirablement se servir des idées, des images, des gens, des choses ; c’est-à-dire qu’il met tout à profit. Il dit que le grand art de la vie, ce n’est pas tant de jouir que d’apprendre à tirer parti.

« J’ai écrit quelques vers, mais je n’en suis pas assez content pour te les envoyer.

« Au revoir, mon vieux. En octobre. Tu me trouveras changé, moi aussi. Je prends chaque jour un peu plus d’assurance. Je suis heureux de te savoir en Suisse, mais tu vois que je n’ai rien à t’envier.

« Olivier. »

Bernard tendit cette lettre à Édouard qui la lut sans laisser rien paraître des sentiments qu’elle agitait en lui. Tout ce qu’Olivier racontait si complaisamment de Robert, l’indignait et achevait de le lui faire prendre en haine. Surtout, il s’affectait de n’être même pas nommé dans cette lettre et qu’Olivier semblât l’oublier. Il fit de vains efforts pour déchiffrer, sous une épaisse rature, les trois lignes, écrites en post-scriptum, et que voici :

« Dis à l’oncle E. que je pense à lui constamment ; que je ne puis pas lui pardonner de m’avoir plaqué et que j’en garde au cœur une blessure mortelle. »

Ces lignes étaient les seules sincères de cette lettre de parade, toute dictée par le dépit. Olivier les avait barrées.

Édouard avait rendu à Bernard l’affreuse lettre, sans souffler mot ; sans souffler mot, Bernard l’avait reprise. J’ai dit qu’ils ne se parlaient pas beaucoup ; une sorte de contrainte étrange, inexplicable, pesait sur eux aussitôt qu’ils se trouvaient seuls. (Je n’aime pas ce mot « inexplicable », et ne l’écris ici que par insuffisance provisoire.) Mais ce soir, retirés dans leur chambre, et tandis qu’ils s’apprêtaient pour la nuit, Bernard, dans un grand effort, et la gorge un peu contractée, demanda :

— Laura vous a montré la lettre qu’elle a reçue de Douviers ?

— Je ne pouvais douter que Douviers ne prît la chose comme il faut, dit Édouard en se mettant au lit. C’est quelqu’un de très bien. Un peu faible peut-être ; mais tout de même très bien. Il va adorer cet enfant, j’en suis sûr. Et le petit sera sûrement plus robuste qu’il n’aurait su le faire lui-même. Car, il ne m’a pas l’air bien costaud.

Bernard aimait Laura beaucoup trop pour n’être pas choqué par la désinvolture d’Édouard ; il n’en laissa néanmoins rien paraître.

— Allons ! reprit Édouard en éteignant sa bougie, je suis heureux de voir se terminer pour le mieux cette histoire, qui paraissait sans autre issue, que le désespoir. Ça arrive à n’importe qui de faire un faux départ. L’important, c’est de ne pas s’entêter…

— Évidemment, dit Bernard pour éluder la discussion.

— Il faut bien que je vous avoue, Bernard, que je crains d’en avoir fait un avec vous…

— Un faux départ ?

— Ma foi, oui. Malgré toute l’affection que j’ai pour vous, je me persuade depuis quelques jours que nous ne sommes pas faits pour nous entendre et que… (il hésita quelques instants, chercha ses mots)… de m’accompagner plus longtemps, vous fourvoie.

Bernard pensait de même, aussi longtemps qu’Édouard n’avait pas parlé ; mais Édouard ne pouvait certes rien dire de plus propre à ressaisir Bernard. L’instinct de contradiction l’emportant, celui-ci protesta.

— Vous ne me connaissez pas bien, et je ne me connais pas bien moi-même. Vous ne m’avez pas mis à l’épreuve. Si vous n’avez aucun grief contre moi, puis-je vous demander d’attendre encore ? J’admets que nous ne nous ressemblons guère ; mais je pensais, précisément, qu’il valait mieux, pour chacun de nous deux, que nous ne nous ressemblions pas trop. Je crois que, si je puis vous aider, c’est surtout par mes différences et par ce que je vous apporterais de neuf. Si je m’abuse, il sera toujours temps de m’en avertir. Je ne suis pas type à me plaindre, ni à récriminer jamais. Mais, écoutez, voici ce que je vous propose ; c’est peut-être idiot… Le petit Boris, si j’ai bien compris, doit entrer à la pension Vedel-Azaïs. Sophroniska ne vous exprimait-elle pas ses craintes qu’il ne s’y sentît un peu perdu ? Si je m’y présentais moi-même, avec la recommandation de Laura, ne puis-je espérer d’y trouver un emploi, de surveillant, de pion, que sais-je ? J’ai besoin de gagner ma vie. Pour ce que je ferais là bas, je ne demanderais pas grand’chose ; le vivre et le couvert me suffiraient… Sophroniska me témoigne de la confiance, et Boris s’entend bien avec moi. Je le protègerais, l’aiderais, me ferais son précepteur, son ami. Je resterais à votre disposition cependant, travaillerais pour vous entre temps, et répondrais au moindre signe. Dites, que pensez-vous de cela ?

Et comme pour donner à « cela » plus de poids, il ajouta :

— J’y pense depuis deux jours.

Ce qui n’était pas vrai. S’il ne venait pas d’inventer ce beau projet à l’instant même, il en eût déjà parlé à Laura. Mais ce qui était vrai, et qu’il ne disait pas, c’est que depuis son indiscrète lecture du journal d’Édouard et depuis la rencontre de Laura, il songeait souvent à la pension Vedel ; il souhaitait de connaître Armand, cet ami d’Olivier, dont Olivier ne lui parlait jamais ; il souhaitait plus encore de connaître Sarah, la sœur cadette ; mais sa curiosité demeurait secrète ; par égard pour Laura, il ne se l’avouait pas à lui-même.

Édouard ne disait rien ; pourtant le projet que lui soumettait Bernard lui plaisait, s’il l’assurait d’un domicile. Il se souciait peu d’avoir à l’héberger. Bernard souffla sa bougie, puis reprit :

— N’allez pas croire que je n’ai rien compris à ce que vous racontiez de votre livre et du conflit que vous imaginez entre la réalité brute et la…

— Je ne l’imagine pas, interrompit Édouard ; il existe.

— Mais précisément, ne serait-il pas bon que je rabatte vers vous quelques faits, pour vous permettre de lutter contre ? J’observerais pour vous.

Édouard doutait si l’autre ne se moquait pas un peu. Le vrai, c’est qu’il se sentait humilié par Bernard. Celui-ci s’exprimait trop bien…

— Nous y réfléchirons, dit Édouard.

Un long temps passa. Bernard essayait en vain de dormir. La lettre d’Olivier le tourmentait. À la fin, n’y tenant plus, et comme il entendait Édouard s’agiter dans son lit, il murmura :

— Si vous ne dormez pas, je voudrais vous demander encore… Qu’est-ce que vous pensez du comte de Passavant ?

— Parbleu, vous le supposez bien, dit Édouard. Puis, au bout d’un instant : — Et vous ?

— Moi, dit Bernard sauvagement… je le tuerais.