Les Faux-monnayeurs/3/04

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Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 323-331).


IV


Il faisait très chaud, ce jour-là. Par les fenêtres ouvertes de la pension Vedel, on voyait les cimes des arbres du jardin, sur lequel flottait encore une immense quantité d’été disponible.

Ce jour de rentrée était pour le vieil Azaïs l’occasion d’un discours. Il se tenait au pied de la chaire, debout, face aux élèves, comme il sied. Dans la chaire, le vieux La Pérouse siégeait. Il s’était levé à l’entrée des élèves ; mais un geste amical d’Azaïs l’avait invité à se rasseoir. Son regard inquiet s’était d’abord posé sur Boris, et ce regard gênait Boris d’autant plus qu’Azaïs, dans son discours, présentant aux enfants leur nouveau maître, avait cru devoir faire une allusion à la parenté de celui-ci avec l’un d’eux. La Pérouse cependant s’affectait de ne rencontrer point le regard de Boris ; indifférence, froideur, pensait-il.

— Oh ! pensait Boris, qu’il me laisse tranquille ! qu’il ne me fasse pas « remarquer » ! Ses camarades le terrifiaient. Au sortir du lycée, il avait dû se joindre à eux, et, durant le trajet du lycée à la « boîte », avait entendu leurs propos ; il aurait voulu se mettre au pas, par grand besoin de sympathie, mais sa nature trop délicate y répugnait ; les mots s’arrêtaient sur ses lèvres ; il s’en voulait de sa gêne, s’efforçait de ne la laisser point paraître, s’efforçait même de rire afin de prévenir les moqueries ; mais il avait beau faire : parmi les autres, il avait l’air d’une fille, le sentait et s’en désolait.

Des groupements, presque aussitôt, s’étaient formés. Un certain Léon Ghéridanisol faisait centre et déjà s’imposait. Un peu plus âgé que les autres, et du reste plus avancé dans ses études, brun de peau, aux cheveux noirs, aux yeux noirs, il n’était ni très grand ni particulièrement fort, mais il avait ce qu’on appelle « du culot ». Un sacré culot vraiment. Même le petit Georges Molinier convenait que Ghéridanisol lui en avait « bouché un coin » ; « et, tu sais, pour m’en boucher un, il faut quelque chose ! » Ne l’avait-il pas vu, de ses yeux vu, ce matin, s’approcher d’une jeune femme ; celle-ci tenait un enfant dans ses bras :

— C’est à vous, cet enfant, Madame ? (ceci dit avec un grand salut.) Il est rien laid, vot’ gosse. Mais rassurez-vous : il ne vivra pas.

Georges s’en esclaffait encore.

— Non ! sans blague ? disait Philippe Adamanti, son ami, à qui Georges rapportait l’histoire.

Ce propos insolent faisait leur joie ; on n’imaginait rien de plus spirituel. Bateau fort usagé déjà, Léon le tenait de son cousin Strouvilhou, mais Georges n’avait pas à le savoir.

À la pension, Molinier et Adamanti obtinrent de s’asseoir sur le même banc que Ghéridanisol, le cinquième, pour ne pas être trop en vue du pion. Molinier avait Adamanti à sa gauche ; à sa droite, Ghéridanisol, dit Ghéri ; à l’extrémité du banc s’assit Boris. Derrière celui-ci se trouvait Passavant.

Gontran de Passavant a mené triste vie depuis la mort de son père ; et celle qu’il menait auparavant n’était déjà pas bien gaie. Il a compris depuis longtemps qu’il n’avait à attendre de son frère nulle sympathie, nul appui. Il a été passer les vacances en Bretagne, emmené par sa vieille bonne, la fidèle Séraphine, dans la famille de celle-ci. Toutes ses qualités se sont repliées ; il travaille. Un secret désir l’éperonne, de prouver à son frère qu’il vaut mieux que lui. C’est de lui-même et par libre choix qu’il est entré en pension ; par désir aussi de ne pas loger chez son frère, dans cet hôtel de la rue de Babylone qui ne lui rappelle que de tristes souvenirs. Séraphine, qui ne veut pas l’abandonner, a pris un logement à Paris ; la petite rente que lui servent les deux enfants de feu le comte, par clause expresse du testament, le lui permet. Gontran y a sa chambre, qu’il occupe les jours de sortie ; il l’a ornée selon son goût. Il prend deux repas par semaine avec Séraphine ; celle-ci le soigne et veille à ce qu’il ne manque de rien. Auprès d’elle, Gontran bavarde volontiers, encore qu’il ne puisse parler avec elle de presque rien de ce qui lui tient à cœur. À la pension, il ne se laisse pas entamer par les autres ; il écoute plaisanter ses camarades d’une oreille distraite et se refuse souvent à leurs jeux. C’est aussi qu’il préfère la lecture aux jeux qui ne sont pas de plein air. Il aime le sport ; tous les sports ; mais de préférence les solitaires ; c’est aussi qu’il est fier et qu’il ne fraie pas avec tous. Les dimanches, suivant la saison, il patine, nage, canote, ou part pour d’immenses courses dans la campagne. Il a des répugnances, et qu’il ne cherche pas à vaincre ; non plus qu’il ne cherche à élargir son esprit, mais bien plutôt à l’affermir. Il n’est peut-être pas si simple qu’il se croit, qu’il cherche à se faire ; nous l’avons vu au chevet du lit de mort de son père ; mais il n’aime pas les mystères, et dès qu’il n’est plus pareil à lui, se déplaît. S’il arrive à se maintenir à la tête de sa classe, c’est par application, non par facilité. Boris trouverait protection près de lui, s’il savait seulement la chercher ; mais c’est son voisin Georges qui l’attire. Quant à Georges, il n’a d’attention que pour Ghéri, qui n’a d’attention pour personne.

Georges avait d’importantes nouvelles à communiquer à Philippe Adamanti, mais qu’il jugeait plus prudent de ne pas lui écrire.

Arrivé devant la porte du lycée, ce matin de rentrée, un quart d’heure avant l’ouverture des classes, il l’avait vainement attendu. C’est en faisant les cent pas devant la porte qu’il avait entendu Léon Ghéridanisol apostropher si spirituellement une jeune femme ; à la suite de quoi les deux galopins étaient entrés en conversation, pour découvrir, à la grande joie de Georges, qu’ils allaient être camarades de pension.

À la sortie du lycée, Georges et Phiphi avaient enfin pu se rejoindre. S’acheminant vers la pension Azaïs avec les autres pensionnaires, mais un peu à l’écart de ceux-ci, de manière à pouvoir parler librement :

— Tu ferais aussi bien de cacher ça, avait commencé Georges, en pointant du doigt la rosette jaune que Phiphi continuait d’arborer à sa boutonnière.

— Pourquoi ? avait demandé Philippe, qui s’apercevait que Georges ne portait plus la sienne.

— Tu risques de te faire choper. Mon petit, je voulais te dire ça avant la classe ; tu n’avais qu’à arriver plus tôt. Je t’ai attendu devant la porte, pour t’avertir.

— Mais je ne savais pas, avait dit Phiphi.

— Je ne savais pas. Je ne savais pas, avait repris Georges en l’imitant. Tu devais penser que j’avais peut-être des choses à te dire, du moment que je n’avais pas pu te revoir à Houlgate.

Le perpétuel souci de ces deux enfants est de prendre barre l’un sur l’autre. Phiphi doit à la situation et à la fortune de son père certains avantages ; mais Georges l’emporte de beaucoup par son audace et son cynisme. Phiphi doit se forcer un peu pour ne pas rester en arrière. Ce n’est pas un méchant garçon ; mais il est mou.

— Eh bien ! sors-les, tes choses, avait-il dit.

Léon Ghéridanisol, qui s’était rapproché d’eux, les écoutait. Il ne déplaisait pas à Georges d’être entendu par lui ; si l’autre l’avait épaté tantôt, Georges gardait en réserve de quoi l’épater à son tour ; il avait donc dit à Phiphi, sur un ton tout simple :

— La petite Praline s’est fait coffrer.

— Praline ! s’était écrié Phiphi, que le sang-froid de Georges épouvantait. Et comme Léon faisait mine de s’intéresser, Phiphi demandait à Georges :

— On peut lui dire ?

— Parbleu ! faisait Georges, en haussant les épaules. Alors Phiphi à Ghéri, en montrant Georges :

— C’est sa poule. Puis, à Georges :

— Comment le sais-tu ?

— C’est Germaine, que j’ai rencontrée, qui me l’a dit.

Et il racontait à Phiphi comment, à son passage à Paris, il y a douze jours, ayant voulu revoir certain appartement que le procureur Molinier désignait précédemment comme « le théâtre de ces orgies », il avait trouvé porte close ; qu’errant dans le quartier, il avait, peu de temps après, rencontré Germaine, la poule à Phiphi, qui l’avait renseigné : une descente de police avait été opérée au commencement des vacances. Ce que ces femmes et ces enfants ignoraient, c’est que Profitendieu avait eu grand soin d’attendre, pour cette opération, une date où les délinquants mineurs seraient dispersés, désireux de ne les englober point dans la rafle et d’épargner ce scandale à leurs parents.

— Eh bien ! mon vieux… répétait Phiphi sans commentaires. Eh bien ! mon vieux !…, estimant que Georges et lui l’avaient échappé belle.

— Ça te fait froid dans la colonne, hein ? disait Georges en ricanant. Qu’il ait été terrifié lui-même, c’est ce qu’il jugeait parfaitement inutile d’avouer, surtout devant Ghéridanisol.

On pourrait croire, à ce dialogue, ces enfants encore plus dépravés qu’ils ne sont. C’est surtout pour se donner des airs qu’ils parlent ainsi, j’en suis sûr. Il entre de la forfanterie dans leur cas. N’importe : Ghéridanisol les écoute ; les écoute et les fait parler. Ces propos divertiront beaucoup son cousin Strouvilhou, quand il les lui rapportera ce soir.

Ce même soir, Bernard retrouvait Édouard.

— Ça s’est bien passé, la rentrée ?

— Pas mal. Et, comme ensuite il se taisait :

— Monsieur Bernard, si vous n’êtes pas d’humeur à parler de vous-même, ne comptez pas sur moi pour vous presser. J’ai horreur des interrogatoires. Mais permettez-moi de vous rappeler que vous m’avez offert vos services et que je suis en droit d’espérer de vous quelques récits…

— Que voulez-vous savoir ? reprit Bernard d’assez mauvaise grâce. Que le père Azaïs a prononcé un discours solennel, où il proposait aux enfants de « s’élancer d’un commun élan, et avec une juvénile ardeur… » ? J’ai retenu ces mots, car ils sont revenus trois fois. Armand prétend que le vieux les place dans chacun de ses laïus. Nous étions assis lui et moi, sur le dernier banc, tout au fond de la classe, contemplant la rentrée des gosses, comme Noé celle des animaux dans l’arche. Il y en avait de tous les genres ; des ruminants, des pachidermes, des molusques et d’autres invertébrés. Quand, après le laïus, ils se sont mis à parler entre eux, nous avons remarqué, Armand et moi, que quatre de leurs phrases sur dix commençaient par : « Je parie que tu ne… »

— Et les six autres ?

— Par : « Moi, je… »

— Voici qui n’est pas mal observé, je le crains. Quoi d’autre encore ?

— Certains me paraissent avoir une personnalité fabriquée.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda Édouard.

— Je songe particulièrement à l’un d’eux, assis à côté du petit Passavant, qui, lui, me paraît simplement un enfant sage. Son voisin, que j’ai longuement observé, semble avoir pris pour règle de vie le « Ne quid nimis » des anciens. Ne pensez-vous pas qu’à son âge, c’est là une devise absurde ? Ses vêtements sont étriqués, sa cravate est stricte ; il n’est pas jusqu’à ses lacets de souliers, qui s’achèvent juste avec le nœud. Si peu que j’aie causé avec lui, il a trouvé le temps de me dire qu’il voyait partout un gaspillage de force, et de répéter, comme un refrain : « Pas d’effort inutile. »

— La peste soit des économes, dit Édouard Cela fait en art les prolixes.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils ont peur de rien perdre. Quoi d’autre encore ? Vous ne me dites rien d’Armand.

— Un curieux numéro, celui-là. À vrai dire, il ne me plaît guère. Je n’aime pas les contrefaits. Il n’est pas bête, assurément ; mais son esprit n’est appliqué qu’à détruire ; du reste, c’est contre lui-même qu’il se montre le plus acharné ; tout ce qu’il a de bon en lui, de généreux, de noble ou de tendre, il en prend honte. Il devrait faire du sport ; s’aérer. Il s’aigrit à rester enfermé tout le jour. Il semble rechercher ma présence ; je ne le fuis pas, mais ne puis me faire à son esprit.

— Ne pensez-vous pas que ses sarcasmes et son ironie abritent une excessive sensibilité, et peut-être une grande souffrance ? Olivier le croit.

— Il se peut ; je me le suis dit. Je ne le connais pas bien encore. Le reste de mes réflexions n’est pas mûr. J’ai besoin d’y réfléchir ; je vous en ferai part ; mais plus tard. Ce soir, excusez-moi si je vous quitte. J’ai mon examen dans deux jours ; et puis, autant vous l’avouer… je me sens triste.