Les Faux-monnayeurs/3/05

La bibliothèque libre.
Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 332-350).


V


Il ne faut prendre, si je ne me trompe, que la fleur de chaque objet…
Fénelon


Olivier, de retour à Paris depuis la veille, s’était levé tout reposé. L’air était chaud, le ciel pur. Quand il sortit, rasé de frais, douché, élégamment vêtu, conscient de sa force, de sa jeunesse, de sa beauté, Passavant sommeillait encore.

Olivier se hâte vers la Sorbonne. C’est ce matin que Bernard doit passer l’écrit. Comment Olivier le sait-il ? Mais peut-être ne le sait-il pas. Il va se renseigner. Il se hâte. Il n’a pas revu son ami depuis cette nuit que Bernard est venu chercher refuge dans sa chambre. Quels changements, depuis ! Qui dira s’il n’est pas encore plus pressé de se montrer à lui que de le revoir ? Fâcheux que Bernard soit si peu sensible à l’élégance ! Mais c’est un goût qui parfois vient avec l’aisance. Olivier en a fait l’épreuve, grâce au comte de Passavant.

C’est l’écrit que Bernard passe ce matin. Il ne sortira qu’à midi. Olivier l’attend dans la cour. Il reconnaît quelques camarades, serre des mains ; puis s’écarte. Il est un peu gêné par sa mise. Il le devient plus encore lorsque Bernard, enfin délivré, s’avance dans la cour et s’écrie, en lui tendant la main :

— Qu’il est beau !

Olivier, qui croyait ne plus jamais rougir, rougit. Comment ne pas voir, dans ces mots, malgré leur ton très cordial, de l’ironie ? Bernard, lui, porte le même costume encore, qu’il avait le soir de sa fuite. Il ne s’attendait pas à trouver Olivier. Tout en le questionnant, il l’entraîne. La joie qu’il a de le revoir est subite. S’il a d’abord un peu souri devant le raffinement de sa mise, c’est sans malice aucune ; il a bon cœur ; il est sans fiel.

— Tu déjeunes avec moi, hein ? Oui, je dois rappliquer à une heure et demie pour le latin. Ce matin, c’était le français.

— Content ?

— Moi, oui. Mais je ne sais pas si ce que j’ai pondu sera du goût des examinateurs. Il s’agissait de donner son avis sur quatre vers de La Fontaine :

Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles
À qui le bon Platon compare nos merveilles,
Je suis chose légère et vole à tout sujet,
Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet.


Dis un peu, qu’est-ce que tu aurais fait avec ça ?

Olivier ne put résister au désir de briller :

— J’aurais dit qu’en se peignant lui-même, La Fontaine avait fait le portrait de l’artiste, de celui qui consent à ne prendre du monde que l’extérieur, que la surface, que la fleur. Puis j’aurais posé en regard un portrait du savant, du chercheur, de celui qui creuse, et montré enfin que, pendant que le savant cherche, l’artiste trouve ; que celui qui creuse s’enfonce, et que qui s’enfonce s’aveugle ; que la vérité, c’est l’apparence, que le mystère c’est la forme, et que ce que l’homme a de plus profond, c’est sa peau.

Cette dernière phrase, Olivier la tenait de Passavant, qui lui-même l’avait cueillie sur les lèvres de Paul-Ambroise, un jour que celui-ci discourait dans un salon. Tout ce qui n’était pas imprimé, était pour Passavant de bonne prise ; ce qu’il appelait « les idées dans l’air », c’est-à-dire : celles d’autrui.

Un je ne sais quoi dans le ton d’Olivier, avertit Bernard que cette phrase n’était pas de lui. La voix d’Olivier s’y trouvait gênée. Bernard fut sur le point de demander : « C’est de qui ? » ; mais outre qu’il ne voulait pas désobliger son ami, il redoutait d’avoir à entendre le nom de Passavant, que l’autre jusqu’à présent n’avait eu garde de prononcer. Bernard se contenta de regarder son ami avec une curieuse insistance ; et Olivier, pour la seconde fois, rougit.

La surprise qu’avait Bernard d’entendre le sentimental Olivier exprimer des idées parfaitement différentes de celles qu’il lui connaissait, fit place presque aussitôt à une indignation violente ; quelque chose de subit et de surprenant, d’irrésistible comme un cyclone. Et ce n’était pas précisément contre ces idées qu’il s’indignait, encore qu’elles lui parussent absurdes. Et même elles n’étaient peut-être pas, après tout, si absurdes que cela. Sur son cahier des opinions contradictoires, il les pourrait coucher en regard des siennes propres. Eussent-elles été authentiquement les idées d’Olivier, il ne se serait indigné ni contre lui, ni contre elles ; mais il sentait quelqu’un de caché derrière ; c’est contre Passavant qu’il s’indignait.

— Avec de pareilles idées, on empoisonne la France, s’écria-t-il d’une voix sourde, mais véhémente. Il le prenait de très haut, désireux de survoler Passavant. Et ce qu’il dit le surprit lui-même, comme si sa phrase avait précédé sa pensée ; et pourtant c’était cette pensée même qu’il avait développé ce matin dans son devoir ; mais, par une sorte de pudeur, il lui répugnait, dans son langage, et particulièrement en causant avec Olivier, de faire montre de ce qu’il appelait « les grands sentiments ». Aussitôt exprimés, ceux-ci lui paraissaient moins sincères. Olivier n’avait donc jamais entendu son ami parler des intérêts de « la France » ; ce fut son tour d’être surpris. Il ouvrait de grands yeux et ne songeait même plus à sourire. Il ne reconnaissait plus son Bernard. Il répéta stupidement :

— La France ?… Puis, dégageant sa responsabilité, car Bernard décidément ne plaisantait pas :

— Mais, mon vieux, ce n’est pas moi qui pense ainsi ; c’est La Fontaine.

Bernard devint presque agressif :

— Parbleu ! s’écria-t-il, je sais parbleu bien que ce n’est pas toi qui penses ainsi. Mais, mon vieux, ce n’est pas non plus La Fontaine. S’il n’avait eu pour lui que cette légèreté, dont du reste, à la fin de sa vie, il se repend et s’excuse, il n’aurait jamais été l’artiste que nous admirons. C’est précisément ce que j’ai dit dans ma dissertation de ce matin, et fait valoir à grand renfort de citations, car tu sais que j’ai une mémoire assez bonne. Mais, quittant bientôt La Fontaine, et retenant l’autorisation que certains esprits superficiels pourraient penser trouver dans ses vers, je me suis payé une tirade contre l’esprit d’insouciance, de blague, d’ironie ; ce qu’on appelle enfin « l’esprit français », qui nous vaut parfois à l’étranger une réputation si déplorable. J’ai dit qu’il fallait y voir, non pas même le sourire, mais la grimace de la France ; que le véritable esprit de la France, était un esprit d’examen, de logique, d’amour et de pénétration patiente ; et que, si cet esprit-là n’avait pas animé La Fontaine, il aurait peut-être bien écrit ses contes, mais jamais ses fables, ni cette admirable épitre (j’ai montré que je la connaissais) dont sont extraits les quelques vers qu’on nous donnait à commenter. Oui, mon vieux, une charge à fond, qui va peut-être me faire recaler. Mais je m’en fous ; j’avais besoin de dire ça.

Olivier ne tenait pas particulièrement à ce qu’il venait d’exprimer tout à l’heure. Il avait cédé au besoin de briller, et de citer, comme négligemment, une phrase qu’il estimait de nature à épater son ami. Si maintenant celui-ci le prenait sur ce ton, il ne lui restait plus qu’à battre en retraite. Sa grande faiblesse venait de ceci qu’il avait beaucoup plus besoin de l’affection de Bernard, que celui-ci n’avait besoin de la sienne. La déclaration de Bernard l’humiliait, le mortifiait. Il s’en voulait d’avoir parlé trop vite. À présent, il était trop tard pour se reprendre, emboîter le pas, comme il eût fait certainement s’il avait laissé Bernard parler le premier. Mais comment eût-il pu prévoir que Bernard, qu’il avait laissé si frondeur, allait se poser en défenseur de sentiments et d’idées que Passavant lui apprenait à ne considérer point sans sourire ? Sourire, il n’en avait vraiment plus envie ; il avait honte. Et ne pouvant ni se rétracter, ni s’élever contre Bernard dont l’authentique émotion lui imposait, il ne cherchait plus qu’à se protéger, qu’à se soustraire :

— Enfin, si c’est cela que tu as mis dans ta compote, ça n’est pas contre moi que tu le disais… J’aime mieux ça.

Il s’exprimait comme quelqu’un de vexé, et pas du tout sur le ton qu’il eût voulu.

— Mais c’est à toi que je le dis maintenant, reprit Bernard.

Cette phrase cingla Olivier droit au cœur. Bernard ne l’avait sans doute pas dite dans une intention hostile ; mais comment la prendre autrement ? Olivier se tut. Un gouffre, entre Bernard et lui se creusait. Il chercha quelles questions, d’un bord à l’autre de ce gouffre, il allait pouvoir jeter, qui rétabliraient le contact. Il cherchait sans espoir. « Ne comprend-il donc pas ma détresse ? » se disait-il ; et sa détresse s’aggravait. Il n’eut peut-être pas à refouler de larmes, mais il se disait qu’il y avait de quoi pleurer. C’est sa faute aussi : ce revoir lui paraîtrait moins triste, s’il s’en était promis moins de joie. Lorsque, deux mois auparavant, il s’était empressé à la rencontre d’Édouard, il en avait été de même. Il en serait toujours ainsi, se disait-il. Il eut voulu plaquer Bernard, s’en aller n’importe où, oublier Passavant, Édouard… Une rencontre inopinée, soudain, rompit le triste cours de sa pensée.

À quelques pas devant eux, sur le boulevard Saint-Michel, qu’ils remontaient, Olivier venait d’apercevoir Georges, son jeune frère. Il saisit Bernard par le bras, et tournant les talons aussitôt, l’entraîna précipitamment.

— Crois-tu qu’il nous ait vus ?… Ma famille ne sait pas que je suis de retour.

Le petit Georges n’était point seul. Léon Ghéridanisol et Philippe Adamanti l’accompagnaient. La conversation de ces trois enfants était très animée ; mais l’intérêt que Georges y prenait ne l’empêchait pas d’ « avoir l’œil » comme il disait. Pour les écouter, quittons un instant Olivier et Bernard ; aussi bien, entrés dans un restaurant, nos deux amis sont-ils, pour un temps, plus occupés à manger qu’à parler, au grand soulagement d’Olivier.

— Eh bien, alors, vas-y, toi, dit Phiphi à Georges.

— Oh ! il a la frousse ! il a la frousse ! riposte celui-ci, en mettant dans sa voix tout ce qu’il peut d’ironique mépris, propre à éperonner Philippe. Et Ghéridanisol, supérieur :

— Mes agneaux, si vous ne voulez pas, autant le dire tout de suite. Je ne suis pas embarrassé pour trouver d’autres types qui auront plus de culot que vous. Allons, rends-moi ça.

Il se tourne vers Georges, qui tient une petite pièce dans sa main fermée.

— Chiche, que j’y vais ! s’écrie Georges, dans un brusque élan. Venez avec moi. (Ils sont devant un bureau de tabac.)

— Non, dit Léon ; on t’attend au coin de la rue. Viens, Phiphi.

Georges ressort un instant après de la boutique ; il tient à la main un paquet de cigarettes dites « de luxe » ; en offre à ses amis.

— Eh bien ? demande anxieusement Phiphi.

— Eh bien, quoi ? riposte Georges, d’un air d’indifférence affectée, comme si ce qu’il venait de faire était devenu soudain si naturel qu’il ne valût pas la peine d’en parler. Mais Philippe insiste :

— Tu l’as passée ?

— Parbleu !

— On ne t’a rien dit ?

Georges hausse les épaules :

— Qu’est-ce que tu voulais qu’on me dise ?

— Et on t’a rendu la monnaie ?

Cette fois Georges ne daigne même plus répondre.

Mais comme l’autre, encore un peu sceptique et craintif, insiste : « Fais voir », Georges sort l’argent de sa poche. Philippe compte : les sept francs y sont. Il a envie de demander : — Tu es sûr au moins qu’ils sont bons, ceux-là ? mais se retient.

Georges avait payé un franc la fausse pièce. Il avait été convenu qu’on partagerait la monnaie. Il tend trois francs à Ghéridanisol. Quant à Phiphi, il n’aura pas un sou ; tout au plus une cigarette ; ça lui servira de leçon.

Encouragé par cette première réussite, Phiphi, maintenant, voudrait bien. Il demande à Léon de lui vendre une seconde pièce. Mais Léon trouve Phiphi flanchard, et, pour le remonter à bloc, il affecte un certain mépris pour sa préalable couardise et feint de le bouder. « Il n’avait qu’à se décider plus vite ; on jouerait sans lui ». Du reste, Léon juge imprudent de risquer une nouvelle expérience trop voisine de la première. Et puis, à présent, il est trop tard. Son cousin Strouvilhou l’attend pour déjeuner.

Ghéridanisol n’est pas si gourde qu’il ne sache écouler lui-même ses pièces ; mais, suivant les instructions de son grand cousin, il cherche à s’assurer des complices. Il rendra compte de sa mission bien remplie.

— Les gosses de bonne famille, tu comprends c’est ceux-là qu’il nous faut, parce qu’ensuite, l’affaire s’évente, les parents travaillent à l’étouffer (C’est le cousin Strouvilhou, son correspondant intérimaire, qui lui parle ainsi, tandis qu’ils déjeunent.) — Seulement, avec ce système de vendre les pièces une à une, ça les écoule trop lentement. J’ai cinquante-deux boîtes de vingt pièces, chacune à placer. Il faut les vendre vingt francs chacune ; mais pas à n’importe qui, tu comprends. Le mieux, ce serait de former une association, dont on ne pourra pas faire partie sans avoir apporté des gages. Il faut que les gosses se compromettent et qu’ils livrent de quoi tenir les parents. Avant de lâcher les pièces, tu tâcheras de leur faire comprendre ça ; oh ! sans les effrayer. Il ne faut jamais effrayer les enfants. Tu m’as dit que le père Molinier était magistrat ? C’est bon. Et le père Adamanti ?

— Sénateur.

— C’est encore mieux. Tu es déjà assez mûr pour comprendre qu’il n’y a pas de famille sans quelque secret ; que les intéressés tremblent de laisser connaître. Il faut mettre les gosses en chasse ; ça les occupera. D’ordinaire on s’embête tant, dans sa famille ! Et puis, ça peut leur apprendre à observer, à chercher. C’est bien simple : qui n’apportera rien, n’aura rien. Quand ils comprendront qu’on les a, certains parents paieront cher pour le silence. Parbleu, nous n’avons pas l’intention de les faire chanter ; on est des honnêtes gens. On prétend simplement les tenir. Leur silence contre le nôtre. Qu’ils se taisent, et qu’ils fassent taire ; alors nous nous tairons, nous aussi. Buvons à leur santé.

Strouvilhou remplit deux verres. Ils trinquèrent.

— Il est bon, reprit-il, il est même indispensable de créer des rapports de réciprocité entre les citoyens ; c’est ainsi que se forment les sociétés solides. On se tient, quoi ! Nous tenons les petits, qui tiennent leurs parents, qui nous tiennent. C’est parfait. Tu piges ?

Léon pigeait à merveille. Il ricanait.

— Le petit Georges… commença-t-il.

— Eh bien, quoi ? le petit Georges…

— Molinier ; je crois qu’il est mûr. Il a chipé des lettres à son père, d’une demoiselle de l’Olympia.

— Tu les as vues ?

— Il me les a montrées. Je l’écoutais, qui causait avec Adamanti. Je crois qu’ils étaient contents que je les entende ; en tout cas, ils ne se cachaient pas de moi ; j’avais pris pour cela mes mesures et leur avais déjà servi un plat de ta façon, pour les mettre en confiance. Georges disait à Phiphi (affaire de l’épater) : « Mon père, lui, il a une maîtresse. » À quoi Phiphi, pour ne pas rester en retard, ripostait : « Mon père, à moi, il en a deux. » C’était idiot, et il n’y avait pas de quoi se frapper ; mais je me suis rapproché et j’ai dit à Georges : « Qu’est-ce que tu en sais ? » — « J’ai vu des lettres », m’a-t-il dit. J’ai fait semblant de douter ; j’ai dit : « Quelle blague… » Enfin, je l’ai poussé à bout ; il a fini par me dire que ces lettres, il les avait sur lui ; il les a sorties d’un gros portefeuille, et me les a montrées.

— Tu les as lues ?

— Pas eu le temps. J’ai seulement vu qu’elles étaient de la même écriture ; l’une d’elles adressée à : « Mon gros minon chéri. »

— Et signées ?

— « Ta souris blanche. » J’ai demandé à Georges : « Comment les as-tu prises ? » Alors, en rigolant, il a tiré de la poche de son pantalon un énorme trousseau de clefs, et m’a dit : « Il y en a pour tous les tiroirs. »

— Et que disait Monsieur Phiphi ?

— Rien. Je crois qu’il était jaloux.

— Georges te donnerait ces lettres ?

— S’il faut, je saurai l’y pousser. Je ne voudrais pas les lui prendre. Il les donnera si Phiphi marche aussi. Tous les deux se poussent l’un l’autre.

— C’est ce qu’on appelle de l’émulation. Et tu n’en vois pas d’autres à la pension ?

— Je chercherai.

— Je voulais te dire encore… Il doit y avoir, parmi les pensionnaires, un petit Boris. Laisse-le tranquille, celui-là. Il prit un temps, puis ajouta plus bas : — pour le moment.

Olivier et Bernard sont attablés à présent dans un restaurant du boulevard. La détresse d’Olivier, devant le chaud sourire de son ami, fond comme le givre au soleil. Bernard évite de prononcer le nom de Passavant ; Olivier le sent ; un secret instinct l’avertit ; mais il a ce nom sur les lèvres ; il faut qu’il parle, advienne que pourra.

— Oui, nous sommes rentrés plus tôt que je n’ai dit à ma famille. Ce soir les Argonautes donnent un banquet. Passavant tient à y assister. Il veut que notre nouvelle revue vive en bons termes avec son aînée et qu’elle ne se pose pas en rivale… Tu devrais venir ; et, sais-tu… tu devrais y amener Édouard… Peut-être pas au banquet même, parce qu’il faut y être invité, mais sitôt après. On se tiendra dans une salle du premier, à la Taverne du Panthéon. Les principaux rédacteurs des Argonautes y seront, et plusieurs de ceux qui doivent collaborer à l’Avant-Garde. Notre premier numéro est presque prêt ; mais, dis… pourquoi ne m’as-tu rien envoyé ?

— Parce que je n’avais rien de prêt, répond Bernard un peu sèchement.

La voix d’Olivier devient presque implorante :

— J’ai inscrit ton nom à côté du mien, au sommaire… On attendrait un peu, s’il fallait… N’importe quoi ; mais quelque chose… Tu nous avais presque promis…

Il en coûte à Bernard de peiner Olivier ; mais il se raidit :

— Écoute, mon vieux, il vaut mieux que je te le dise tout de suite : j’ai peur de ne pas bien m’entendre avec Passavant.

— Mais puisque c’est moi qui dirige ! Il me laisse absolument libre.

— Et puis, c’est justement de t’envoyer n’importe quoi, qui me déplaît. Je ne veux pas écrire « n’importe quoi. »

— Je disais « n’importe quoi », parce que je savais précisément que n’importe quoi de toi, ce serait toujours bien… que précisément ce ne serait jamais « n’importe quoi ».

Il ne sait que dire. Il bafouille. S’il n’y sent plus son ami près de lui, cette revue cesse de l’intéresser. C’était si beau, ce rêve de débuter ensemble.

— Et puis, mon vieux, si je commence à très bien savoir ce que je ne veux pas faire, je ne sais pas encore bien ce que je ferai. Je ne sais même pas si j’écrirai.

Cette déclaration consterne Olivier. Mais Bernard reprend :

— Rien de ce que j’écrirais facilement ne me tente. C’est parce que je fais bien mes phrases que j’ai horreur des phrases bien faites. Ce n’est pas que j’aime la difficulté pour elle-même ; mais je trouve que, vraiment, les littérateurs d’aujourd’hui ne se foulent guère. Pour écrire un roman, je ne connais pas encore assez la vie des autres ; et moi-même je n’ai pas encore vécu. Les vers m’ennuient. L’alexandrin est usé jusqu’à la corde ; le vers libre est informe. Le seul poète qui me satisfasse aujourd’hui, c’est Rimbaud.

— C’est justement ce que je dis dans le manifeste.

— Alors, ce n’est pas la peine que je le répète. Non, mon vieux ; non ; je ne sais pas si j’écrirai. Il me semble parfois qu’écrire empêche de vivre, et qu’on peut s’exprimer mieux par des actes que par des mots.

— Les œuvres d’art sont des actes qui durent, hasarda craintivement Olivier ; mais Bernard ne l’écoutait pas.

— C’est là ce que j’admire le plus dans Rimbaud : c’est d’avoir préféré la vie.

— Il a gâché la sienne.

— Qu’en sais-tu ?

— Oh ! ça, mon vieux…

— On ne peut pas juger de la vie des autres par l’extérieur. Mais enfin, mettons qu’il ait raté ; il a eu la guigne, la misère et la maladie… Telle qu’elle est, sa vie, je l’envie ; oui, je l’envie plus, même avec sa fin sordide, que celle de…

Bernard n’acheva pas sa phrase ; sur le point de nommer un contemporain illustre, il hésitait entre trop de noms. Il haussa les épaules et reprit :

— Je sens en moi, confusément, des aspirations extraordinaires, des sortes de lames de fond, des mouvements, des agitations incompréhensibles, et que je ne veux pas chercher à comprendre, que je ne veux même pas observer, par crainte de les empêcher de se produire. Il n’y a pas bien longtemps encore, je m’analysais sans cesse. J’avais cette habitude de me parler constamment à moi-même. À présent, quand bien je le voudrais, je ne peux plus. Cette manie a pris fin brusquement, sans même que je m’en sois rendu compte. Je pense que ce monologue, ce « dialogue intérieur », comme disait notre professeur, comportait une sorte de dédoublement dont j’ai cessé d’être capable, du jour où j’ai commencé d’aimer quelqu’un d’autre que moi, plus que moi.

— Tu veux parler de Laura, dit Olivier. Tu l’aimes toujours autant ?

— Non, dit Bernard ; mais toujours plus. Je crois que c’est le propre de l’amour, de ne pouvoir demeurer le même ; d’être forcé de croître, sous peine de diminuer ; et que c’est là ce qui le distingue de l’amitié.

— Elle aussi, pourtant, peut s’affaiblir, dit Olivier tristement.

— Je crois que l’amitié n’a pas de si grandes marges.

— Dis… tu ne vas pas te fâcher, si je te demande quelque chose ?

— Tu verras bien.

— C’est que je voudrais ne pas te fâcher.

— Si tu gardes tes questions par devers toi, je me fâcherai bien davantage.

— Je voudrais savoir si tu éprouves pour Laura… du désir ?

Bernard devint brusquement très grave.

— C’est bien parce que c’est toi… commença-t-il. Eh bien ! mon vieux, il se passe en moi ceci de bizarre, c’est que, depuis que je la connais, je n’ai plus de désirs du tout. Moi qui, dans le temps, tu t’en souviens, m’enflammais à la fois pour vingt femmes que je rencontrais dans la rue (et c’est même ce qui me retenait d’en choisir aucune), à présent je crois que je ne puis plus être sensible, jamais plus, à une autre forme de beauté que la sienne ; que je ne pourrai jamais aimer d’autre front que le sien, que ses lèvres, que son regard. Mais c’est de la vénération que j’ai pour elle, et, près d’elle, toute pensée charnelle me semble impie. Je crois que je me méprenais sur moi-même et que ma nature est très chaste. Grâce à Laura, mes instincts se sont sublimés. Je sens en moi de grandes forces inemployées. Je voudrais les mettre en service. J’envie le chartreux qui plie son orgueil sous la règle ; celui à qui l’on dit : « Je compte sur toi. » J’envie le soldat… Ou plutôt, non, je n’envie personne ; mais ma turbulence intérieure m’oppresse et j’aspire à la discipliner. C’est comme de la vapeur en moi ; elle peut s’échapper en sifflant (ça, c’est la poésie), actionner des pistons, des roues ; ou même faire éclater la machine. Sais-tu l’acte par lequel il me semble parfois que je m’exprimerais le mieux ? C’est… Oh ! je sais bien que je ne me tuerai pas ; mais je comprends admirablement Dmitri Karamazof, lorsqu’il demande à son frère s’il comprend qu’on puisse se tuer par enthousiasme, par simple excès de vie… — par éclatement.

Un extraordinaire rayonnement émanait de tout son être. Comme il s’exprimait bien ! Olivier le contemplait dans une sorte d’extase.

— Moi aussi, murmura-t-il craintivement, je comprends qu’on se tue ; mais ce serait après avoir goûté une joie si forte que toute la vie qui la suive en pâlisse ; une joie telle qu’on puisse penser : Cela suffit, je suis content, jamais plus je ne…

Mais Bernard ne l’écoutait pas. Il se tut. À quoi bon parler dans le vide ? Tout son ciel de nouveau s’assombrit. Bernard tira sa montre :

— Il est temps que j’y aille. Alors, tu dis, ce soir… à quelle heure ?

— Oh ! je pense que dix heures c’est assez tôt. Tu viendras ?

— Oui ; je tâcherai d’entraîner Édouard. Mais, tu sais : il n’aime pas beaucoup Passavant ; et les réunions de littérateurs l’assomment. Ce serait seulement pour te revoir. Dis : je ne peux pas te retrouver, après mon latin ?

Olivier ne répondit pas aussitôt. Il songeait avec désespoir qu’il avait promis à Passavant d’aller le retrouver chez le futur imprimeur d’Avant-Garde, à quatre heures. Que n’aurait-il donné pour être libre !

— Je voudrais bien ; mais je suis pris.

Rien ne parut au dehors, de sa détresse ; et Bernard répondit :

— Tant pis.

Sur quoi les deux amis se quittèrent.

Olivier n’avait rien dit à Bernard de tout ce qu’il s’était promis de lui dire. Il craignait de lui avoir déplu. Il se déplaisait à lui-même. Si fringant encore ce matin, il marchait à présent la tête basse. L’amitié de Passavant, dont d’abord il était si fier, le gênait ; car il sentait peser sur elle la réprobation de Bernard. Ce soir, à ce banquet, s’il y retrouvait son ami, sous les regards de tous, il ne pourrait pas lui parler. Ce ne pouvait être amusant, ce banquet, que s’ils s’étaient préalablement ressaisis l’un l’autre. Et, dictée par la vanité, quelle fâcheuse idée il avait eue, d’y attirer également l’oncle Édouard ! Auprès de Passavant, entouré d’aînés, de confrères, de futurs collaborateurs d’Avant-Garde, il lui faudrait parader ; Édouard allait le méjuger davantage ; le méjuger sans doute à jamais… Si du moins il pouvait le revoir avant ce banquet ! le revoir aussitôt ; il se jetterait à son cou ; il pleurerait peut-être ; il se raconterait à lui… D’ici quatre heures, il a le temps. Vite, une auto.

Il donne l’adresse au chauffeur. Il arrive devant la porte, le cœur battant ; il sonne… Édouard est sorti.

Pauvre Olivier ! Au lieu de se cacher de ses parents, que ne retournait-il chez eux simplement ? Il eût trouvé son oncle Édouard près de sa mère.