Les Faux-monnayeurs/3/16

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Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 465-478).


CHAPITRE XVI


Ce même soir, tandis qu’Édouard causait avec son neveu Georges, Olivier, après que Bernard l’eut quitté, reçut la visite d’Armand.

Armand Vedel était méconnaissable ; rasé de frais, souriant et le front redressé ; dans un complet neuf trop cintré, un peu ridicule peut-être, le sentant et laissant paraître qu’il le sentait.

— Je serais venu te voir plus tôt, mais j’ai eu tellement à faire !… Sais-tu bien que me voici secrétaire de Passavant ? ou, si tu préfères : rédacteur en chef de la revue qu’il dirige. Je ne te demanderai pas d’y collaborer, parce que Passavant me paraît assez monté contre toi. D’ailleurs cette revue incline résolument vers la gauche. C’est pourquoi elle a commencé par débarquer Bercail et ses bergeries…

— Tant pis pour elle, dit Olivier.

— C’est pourquoi elle a, par contre, accueilli mon Vase nocturne, qui, soit dit entre parenthèses, te sera dédié, si tu le permets.

— Tant pis pour moi.

— Passavant voulait même que mon génial poème parût en tête du premier numéro ; ce à quoi s’opposait ma modestie naturelle, que ses éloges ont mise à une rude épreuve. Si j’étais sûr de ne point fatiguer tes oreilles convalescentes, je te ferais le récit de ma première entrevue avec l’illustre auteur de La Barre Fixe, que je ne connaissais jusqu’à ce jour qu’à travers toi.

— Je n’ai rien de mieux à faire que de t’écouter.

— La fumée ne te gêne pas ?

— Je fumerai moi-même pour te rassurer.

— Il faut te dire, commença Armand en allumant une cigarette, que ta défection avait laissé notre cher comte dans l’embarras. Soit dit sans te flatter, on ne remplace pas aisément ce faisceau de dons, de vertus, de qualités, qui font de toi l’un des…

— Bref… interrompit Olivier, que la pesante ironie de l’autre exaspérait.

— Bref, Passavant avait besoin d’un secrétaire. Il se trouvait connaître un certain Strouvilhou, que je me trouve connaître moi-même, parce qu’il est l’oncle et le correspondant d’un certain type de la pension, lequel se trouvait connaître Jean Cob-Lafleur, que tu connais.

— Que je ne connais pas, dit Olivier.

— Eh bien ! mon vieux, tu devrais le connaître. C’est un type extraordinaire, merveilleux ; une espèce de bébé fané, ridé, maquillé, qui vit d’apéritifs et qui, quand il est saoûl, fait des vers charmants. Tu en liras dans notre premier numéro. Strouvilhou invente donc de l’envoyer chez Passavant pour occuper ta place. Tu peux imaginer son entrée dans l’hôtel de la rue de Babylone. Il faut te dire que Cob-Lafleur porte des vêtements couverts de taches, qu’il laisse flotter une gerbe de cheveux filasse sur ses épaules et qu’il a l’air de ne pas s’être lavé de huit jours. Passavant, qui prétend toujours dominer la situation, affirme que Cob-Lafleur lui plaisait beaucoup. Cob-Lafleur avait su se montrer doux, souriant, timide. Quand il veut, il peut ressembler au Gringoire de Banville. Bref, Passavant se montrait séduit et était sur le point de l’engager. Il faut te dire que Lafleur est sans le sou… Le voici qui se lève pour prendre congé : « — Avant de vous quitter, je crois bon de vous avertir, Monsieur le comte, que j’ai quelques défauts. – Qui de nous n’en a pas ? – Et quelques vices. Je fume l’opium. – Qu’à cela ne tienne, dit Passavant qui ne se trouble pas pour si peu ; j’en ai d’excellent à vous offrir. – Oui, mais quand j’ai fumé, reprend Lafleur, je perds complètement la notion de l’orthographe. Passavant croit à une plaisanterie, s’efforce de rire et lui tend la main. Lafleur continue : « — Et puis je prends du haschisch. – J’en ai pris moi-même quelquefois, dit Passavant. – Oui, mais sous l’empire du haschisch, je ne peux pas me retenir de voler. Passavant commence à voir que l’autre se fiche de lui ; et Lafleur, lancé, continue impétueusement : – Et puis je bois de l’éther ; et alors je déchire tout, je casse tout ; et il s’empare d’un vase de cristal qu’il fait mine de jeter dans la cheminée. Passavant le lui arrache des mains : – Je vous remercie de m’avertir.

— Et il l’a fichu à la porte ?

— Puis a surveillé par la fenêtre si Lafleur ne fourrait pas une bombe dans sa cave, en s’en allant.

— Mais pourquoi est-ce que ton Lafleur a fait cela ? demanda Olivier après un silence. D’après ce que tu me dis, il avait grand besoin de cette place.

— Il faut tout de même admettre, mon vieux, qu’il y a des gens qui éprouvent le besoin d’agir contre leur propre intérêt. Et puis, veux-tu que je te dise : Lafleur… le luxe de Passavant l’a dégoûté ; son élégance, ses manières aimables, sa condescendance, l’affectation de sa supériorité. Oui, ça lui a levé le cœur. Et j’ajoute que je comprends ça… Au fond, il est à faire vomir, ton Passavant.

— Pourquoi dis-tu : « ton Passavant » ? Tu sais bien que je ne le vois plus. Et puis, pourquoi acceptes-tu de lui cette place, si tu le trouves si dégoûtant ?

— Parce que précisément j’aime ce qui me dégoûte… à commencer par mon propre, ou mon sale individu. Et puis, au fond, Cob-Lafleur est un timide ; il n’aurait rien dit de tout cela s’il ne s’était pas senti gêné.

— Oh ! ça, par exemple…

— Certainement. Il était gêné, et avait horreur de se sentir gêné par quelqu’un qu’au fond il méprise. C’est pour cacher sa gêne qu’il a crâné.

— Je trouve ça stupide.

— Mon vieux, tout le monde n’est pas aussi intelligent que toi.

— Tu m’as déjà dit ça la dernière fois.

— Quelle mémoire !

Olivier se montrait bien décidé à tenir tête.

— Je tâche, dit-il, d’oublier tes plaisanteries. Mais, la dernière fois, tu m’as enfin parlé sérieusement. Tu m’as dit des choses que je ne peux pas oublier.

Le regard d’Armand se troubla ; il partit d’un rire forcé :

— Oh ! mon vieux, la dernière fois, je t’ai parlé comme tu désirais que je te parle. Tu réclamais un morceau en mineur ; alors, pour te faire plaisir, j’ai joué ma complainte avec une âme en tire-bouchon, et des tourments à la Pascal… Qu’est-ce que tu veux ? Je ne suis sincère que quand je blague.

— Tu ne me feras jamais croire que tu n’étais pas sincère en me parlant comme tu as fait. C’est maintenant que tu joues.

— Ô être plein de naïveté, de quelle âme angélique tu fais preuve ! Comme si chacun de nous ne jouait pas, plus ou moins sincèrement et consciemment. La vie, mon vieux, n’est qu’une comédie. Mais la différence entre toi et moi, c’est que moi je sais que je joue ; tandis que…

— Tandis que… répéta Olivier agressivement.

— Tandis que mon père, par exemple, et pour ne pas parler de toi, coupe dedans quand il joue au pasteur. Quoi que je dise ou fasse, toujours une partie de moi reste en arrière, qui regarde l’autre se compromettre, qui l’observe, qui se fiche d’elle et la siffle, ou qui l’applaudit. Quand on est ainsi divisé, comment veux-tu qu’on soit sincère ? J’en viens à ne même plus comprendre ce que peut vouloir dire ce mot. Rien à faire à cela : si je suis triste, je me trouve grotesque et ça me fait rire ; quand je suis gai, je fais des plaisanteries tellement stupides que ça me donne envie de pleurer.

— À moi aussi, tu donnes envie de pleurer, mon pauvre vieux. Je ne te croyais pas si malade.

Armand haussa les épaules, et sur un ton tout différent :

— Pour te consoler, veux-tu savoir la composition de notre premier numéro ? Il y aura donc mon Vase nocturne ; quatre chansons de Cob-Lafleur ; un dialogue de Jarry ; des poèmes en prose du petit Ghéridanisol, notre pensionnaire ; et puis Le fer à repasser, un vaste essai de critique générale, où se préciseront les tendances de la revue. Nous nous sommes mis à plusieurs pour pondre ce chef-d’œuvre.

Olivier, qui ne savait que dire, argua gauchement :

— Aucun chef-d’œuvre n’est le résultat d’une collaboration.

Armand éclata de rire :

— Mais, mon cher, je disais chef-d’œuvre pour plaisanter. Il n’est même pas question d’une œuvre, à proprement parler. Et d’abord, il s’agirait de savoir ce qu’on entend par « chef-d’œuvre ». Précisément Le fer à repasser s’occupe de tirer ça au clair. Il y a des tas d’œuvres qu’on admire de confiance parce que tout le monde les admire, et que personne jusqu’à présent ne s’est avisé de dire, ou n’a osé dire, qu’elles sont stupides. Par exemple, en tête du numéro, nous allons donner une reproduction de la Joconde, à laquelle on a collé une paire de moustaches. Tu verras, mon vieux : c’est d’un effet foudroyant.

— Cela veut-il dire que tu considères la Joconde comme une stupidité ?

— Mais pas du tout, mon cher. (Encore que je ne la trouve pas si épatante que ça.) Tu ne me comprends pas. Ce qui est stupide, c’est l’admiration qu’on lui voue. C’est l’habitude qu’on a de ne parler de ce qu’on appelle « les chefs-d’œuvre », que chapeau bas. « Le fer à repasser » (ce sera d’ailleurs le titre général de la revue) a pour but de rendre bouffon cette révérence, de discréditer… Un bon moyen encore, c’est de proposer à l’admiration du lecteur quelque œuvre stupide (mon « Vase nocturne », par exemple) d’un auteur complètement dénué de bon sens.

— Passavant approuve tout ça ?

— Ça l’amuse beaucoup.

— Je vois que j’ai bien fait de me retirer.

— Se retirer… Tôt ou tard, mon vieux, et qu’on le veuille ou non, il faut toujours en arriver là. Cette sage réflexion m’amène tout naturellement à prendre congé de toi.

— Reste encore un instant, espèce de pitre… Qu’est-ce qui te faisait dire que ton père jouait au pasteur ? Tu ne le crois donc pas convaincu ?

— Monsieur mon père a arrangé sa vie de telle façon qu’il n’ait plus le droit ni le moyen de ne pas l’être. Oui, c’est un convaincu professionnel. Un professeur de conviction. Il inculque la foi ; c’est là sa raison d’être ; c’est le rôle qu’il assume, et qu’il doit mener jusqu’au bout. Mais quant à savoir ce qui se passe dans ce qu’il appelle « son for intérieur » ?… Ce serait indiscret, tu comprends, d’aller le lui demander. Et je crois qu’il ne se le demande jamais lui-même. Il s’y prend de manière à n’avoir jamais le temps de se le demander. Il a bourré sa vie d’un tas d’obligations qui perdraient toute signification si sa conviction faiblissait ; de sorte que cette conviction se trouve exigée et entretenue par elles. Il s’imagine qu’il croit, parce qu’il continue à agir comme s’il croyait. Il n’est plus libre de ne pas croire. Si sa foi flanchait, mon vieux, mais ce serait la catastrophe ! Un effondrement ! Et songe que, du coup, ma famille n’aurait plus de quoi vivre. C’est un fait à considérer, mon vieux : la foi de papa, c’est notre gagne-pain. Nous vivons tous sur la foi de papa. Alors venir me demander si papa a vraiment la foi, tu m’avoueras que ça n’est pas très délicat de ta part.

— Je croyais que vous viviez surtout du revenu de la pension.

— C’est un peu vrai. Mais ça n’est pas non plus très délicat de me couper mon effet lyrique.

— Alors toi, tu ne crois plus à rien ? demanda Olivier tristement, car il aimait Armand et souffrait de sa vilenie.

— « Jubes renovare dolorem… » Tu sembles oublier, mon cher, que mes parents prétendaient faire de moi un pasteur.

On m’a chauffé pour ça, gavé de préceptes pieux en vue d’obtenir une dilatation de la foi, si j’ose dire… 

Il a bien fallu reconnaître que je n’avais pas la vocation. C’est dommage. J’aurais peut-être fait un prédicateur épatant. Ma vocation à moi, c’était d’écrire « Le Vase nocturne ».

— Mon pauvre vieux, si tu savais combien je te plains !

— Tu as toujours eu ce que mon père appelle « un cœur d’or »… dont je ne veux pas abuser plus longtemps.

Il prit son chapeau. Il était déjà presque parti, quand, se retournant brusquement :

— Tu ne me demandes pas des nouvelles de Sarah ?

— Parce que tu ne m’apprendrais rien que je ne sache déjà par Bernard.

— Il t’a dit qu’il avait quitté la pension ?

— Il m’a dit que ta sœur Rachel l’avait invité à partir.

Armand avait une main sur la poignée de la porte ; de l’autre, avec sa canne, il maintenait la portière soulevée. La canne entra dans un trou de la portière et l’agrandit.

— Explique ça comme tu pourras, dit-il, et son visage prit une expression très grave. – Rachel est, je crois bien, la seule personne de ce monde que j’aime et que je respecte. Je la respecte parce qu’elle est vertueuse. Et j’agis toujours de manière à offenser sa vertu. Pour ce qui est de Bernard et de Sarah, elle ne se doutait de rien. C’est moi qui lui ai tout raconté… Et l’oculiste qui lui recommande de ne pas pleurer ! C’est bouffon.

— Dois-je te croire sincère, à présent ?

— Oui, je crois que c’est ce que j’ai de plus sincère en moi : l’horreur, la haine de tout ce qu’on appelle Vertu. Ne cherche pas à comprendre. Tu ne sais pas ce que peut faire de nous une première éducation puritaine. Elle vous laisse au cœur un ressentiment dont on ne peut plus jamais se guérir… si j’en juge par moi, acheva-t-il en ricanant. À propos, tu devrais bien me dire ce que j’ai là.

Il posa son chapeau et s’approcha de la fenêtre.

— Tiens, regarde : sur le bord de la lèvre ; à l’intérieur.

Il se pencha vers Olivier et d’un doigt souleva sa lèvre.

— Je ne vois rien.

— Mais si ; là ; dans le coin.

Olivier distingua, près de la commissure, une tache blanchâtre. Un peu inquiet :

— C’est une aphte, dit-il pour rassurer Armand.

Celui-ci haussa les épaules.

— Ne dis donc pas de bêtises, toi, un homme sérieux. D’abord « aphte » est du masculin ; et puis, un aphte, c’est mou et ça passe. Ça, c’est dur et de semaine en semaine ça grossit. Et ça me donne une espèce de mauvais goût dans la bouche.

— Il y a longtemps que tu as ça ?

— Il y a plus d’un mois que je m’en suis aperçu. Mais, comme on dit dans les « chefs-d’œuvre » : Mon mal vient de plus loin…

— Eh bien ! mon vieux, si tu es inquiet, il te faut consulter.

— Si tu crois que j’ai attendu ton conseil !

— Qu’a dit le médecin ?

— Je n’ai pas attendu ton conseil pour me dire que je devrais consulter.

Mais je n’ai tout de même pas consulté, parce que, si ça doit être ce que je crois, je préfère ne pas le savoir.

— C’est idiot.

— N’est-ce pas que c’est bête ! et si humain, mon cher, si humain…

— Ce qui est idiot, c’est de ne pas se soigner.

— Et de pouvoir se dire, quand on commence à se soigner : « il est trop tard ! » C’est ce que Cob-Lafleur exprime si bien, dans un des poèmes que tu liras :

Il faut se rendre à l’évidence ;
Car, dans ce bas monde, la danse
Précède souvent la chanson.

— On peut faire de la littérature avec tout.

— Tu l’as dit : avec tout. Mais, mon vieux, ça n’est déjà pas si facile. Allons, adieu… Ah ! je voulais te dire encore : j’ai reçu des nouvelles d’Alexandre … Mais oui, tu sais bien : mon frère aîné, qui a fichu le camp en Afrique, où il a commencé par faire de mauvaises affaires et bouffer tout l’argent que lui envoyait Rachel. Il est établi maintenant sur les bords de la Casamance. Il m’écrit que son commerce prospère et qu’il va bientôt être à même de tout rembourser.

— Un commerce de quoi ?

— Est-ce qu’on sait ? De caoutchouc, d’ivoire, de nègres peut-être… – d’un tas de bricoles… Il me demande de le rejoindre là-bas.

— Tu partirais ?

— Et dès demain, si je n’avais pas bientôt mon service. Alexandre est une espèce d’idiot dans mon genre. Je crois que je m’entendrais très bien avec lui… Tiens, veux-tu voir ? J’ai sa lettre sur moi.

Il sortit de sa poche une enveloppe, et de l’enveloppe plusieurs feuillets ; en choisit un, qu’il tendit à Olivier.

— Pas la peine que tu lises tout. Commence ici.

Olivier lut :

« Je vis depuis une quinzaine de jours en compagnie d’un singulier individu que j’ai recueilli dans ma case. Le soleil de ce pays a dû lui taper sur le crâne. J’ai d’abord pris pour du délire ce qui est bel et bien de la folie. Cet étrange garçon – un type de trente ans environ, grand et fort, assez beau et certainement « de bonne famille », comme on dit, à en juger d’après ses manières, son langage et ses mains trop fines pour avoir jamais fait de gros ouvrages – se croit possédé par le diable ; ou plutôt il se croit le diable lui-même, si j’ai bien compris ce qu’il disait. Il a dû lui arriver quelque aventure, car, en rêve ou dans l’état de demi-sommeil où il lui arrive souvent de tomber (et alors il converse avec lui-même comme si je n’étais pas là), il parle sans cesse de mains coupées. Et comme alors il s’agite beaucoup et roule des yeux terribles, j’ai pris soin d’écarter de lui toute arme. Le reste du temps c’est un brave garçon, d’une compagnie agréable – ce que j’apprécie, tu peux le croire, après des mois de solitude – et qui me seconde dans les soins de mon exploitation. Il ne parle jamais de sa vie passée, de sorte que je ne parviens pas à découvrir qui ce peut être. Il s’intéresse particulièrement aux insectes et aux plantes, et certains de ses propos laissent entrevoir qu’il est remarquablement instruit. Il semble se plaire avec moi et ne parle pas de partir ; je suis décidé à le laisser rester ici tant qu’il voudra. Je souhaitais précisément un aide ; somme toute, il est venu à point nommé.

« Un hideux nègre qui l’accompagnait, remontant avec lui la Casamance, et avec qui j’ai un peu causé, parle d’une femme qui l’accompagnait et qui, si j’ai bien compris, a dû se noyer dans le fleuve, certain jour que leur embarcation a chaviré. Je ne serais pas étonné que mon compagnon ait favorisé la noyade. Dans ce pays, quand on veut se débarrasser de quelqu’un, on a grand choix de moyens, et personne jamais n’en a cure. Si quelque jour j’en apprends plus long, je te l’écrirai – ou te le dirai de vive voix lorsque tu seras venu me rejoindre. Oui, je sais… la question de ton service… Tant pis ! j’attendrai. Car persuade-toi, que, si tu veux me revoir, il faudra que tu te décides à venir. Quant à moi, j’ai de moins en moins le désir de retour. Je mène ici une vie qui me plaît et me va comme un complet sur mesure. Mon commerce prospère, et le faux-col de la civilisation me paraît un carcan que je ne pourrai jamais plus supporter.

« Ci-joint un nouveau mandat, dont tu feras l’usage qu’il te plaira. Le précédent était pour Rachel. Garde celui-ci pour toi… »

— Le reste n’est plus intéressant, dit Armand.

Olivier rendit la lettre sans rien dire. Il ne lui vint pas à l’esprit que l’assassin dont il était ici parlé fût son frère. Vincent n’avait plus donné de ses nouvelles depuis longtemps ; ses parents le croyaient en Amérique. À vrai dire, Olivier ne s’inquiétait pas beaucoup de lui.