Les Faux-monnayeurs/3/17

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Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 479-490).


CHAPITRE XVII


Boris n’apprit la mort de Bronja que par une visite que fit Madame Sophroniska à la pension, un mois plus tard. Depuis la triste lettre de son amie, Boris était resté sans nouvelles. Il vit Madame Sophroniska entrer dans le salon de Madame Vedel, où il se tenait selon sa coutume à l’heure de la récréation, et comme elle était en grand deuil, avant même qu’elle n’eût parlé, il comprit tout. Ils étaient seuls dans la pièce. Sophroniska prit Boris dans ses bras et tous deux mêlèrent leurs larmes. Elle ne pouvait que répéter : — « Mon pauvre petit… Mon pauvre petit… », comme si Boris surtout était à plaindre et comme oubliant son chagrin maternel devant l’immense chagrin de cet enfant.

Madame Vedel, qu’on avait été prévenir, arriva, et Boris, encore tout secoué de sanglots, s’écarta pour laisser causer les deux dames. Il aurait voulu qu’on ne parlât pas de Bronja. Madame Vedel, qui ne l’avait pas connue, parlait d’elle comme elle eût fait d’un enfant ordinaire. Les questions même qu’elle posait, paraissaient à Boris indélicates dans leur banalité. Il eût voulu que Sophroniska n’y répondît pas et souffrait de la voir étaler sa tristesse. Il repliait la sienne et la cachait comme un trésor.

Certainement c’était à lui que Bronja pensait lorsqu’elle demandait, peu de jours avant de mourir :

— Maman, je voudrais tant savoir… Dis : qu’est-ce qu’on appelle au juste une idylle ?

Ces paroles qui perçaient le cœur, Boris eût voulu être seul à les connaître.

Madame Vedel offrit le thé. Il y en avait une tasse pour Boris, qu’il avala précipitamment tandis que la récréation finissait ; puis il prit congé de Sophroniska qui repartait le lendemain pour la Pologne, où des affaires la rappelaient.

Le monde entier lui paraissait désert. Sa mère était trop loin de lui, toujours absente ; son grand-père, trop vieux ; même Bernard n’était plus là, près duquel il prenait confiance… Une âme tendre comme la sienne a besoin de quelqu’un vers qui porter en offrande sa noblesse et sa pureté. Il n’avait pas assez d’orgueil pour s’y complaire. Il avait aimé Bronja beaucoup trop pour pouvoir espérer retrouver jamais cette raison d’aimer qu’il perdait avec elle. Les anges qu’il souhaitait de voir, désormais, sans elle, comment y croire ? Même son ciel à présent se vidait.

Boris rentra dans l’étude comme on plongerait en enfer. Sans doute aurait-il pu se faire un ami de Gontran de Passavant ; c’est un brave garçon et tous deux sont précisément du même âge ; mais rien ne distrait Gontran de son travail. Philippe Adamanti non plus n’est pas méchant ; il ne demanderait pas mieux que de s’attacher à Boris ; mais il se laisse mener par Ghéridanisol jusqu’à n’oser plus éprouver un seul sentiment personnel ; il emboîte le pas, qu’aussitôt Ghéridanisol accélère ; et Ghéridanisol ne peut souffrir Boris. Sa voix musicale, sa grâce, son air de fille, tout en lui l’irrite, l’exaspère. On dirait qu’il éprouve à sa vue l’instinctive aversion qui, dans un troupeau, précipite le fort sur le faible. Peut-être a-t-il écouté l’enseignement de son cousin, et sa haine est-elle un peu théorique, car elle prend à ses yeux l’aspect de la réprobation. Il trouve des raisons pour se féliciter de haïr. Il a fort bien compris combien Boris est sensible à ce mépris qu’il lui témoigne ; il s’en amuse et feint de comploter avec Georges et Phiphi, à seule fin de voir les regards de Boris se charger d’une sorte d’interrogation anxieuse.

— Oh ! ce qu’il est curieux, tout de même, dit alors Georges. Faut-il lui dire ?

— Pas la peine. Il ne comprendrait pas.

« Il ne comprendrait pas. » « Il n’oserait pas. » « Il ne saurait pas. » Sans cesse on lui jette au front ces formules. Il souffre abominablement d’être exclus. Il ne comprend pas bien, en effet, l’humiliant sobriquet qu’on lui donne : « N’en a pas » ; ou s’indigne de le comprendre. Que ne donnerait-il pour pouvoir prouver qu’il n’est pas le pleutre qu’on croit !

— Je ne puis supporter Boris, dit Ghéridanisol à Strouvilhou. Pourquoi me demandais-tu de le laisser tranquille ? Il n’y tient pas tant que ça, à ce qu’on le laisse tranquille. Il est toujours à regarder de mon côté… L’autre jour, il nous faisait tous rigoler parce qu’il croyait qu’ « une femme à poil », ça voulait dire « une femme à barbe ». Georges s’est fichu de lui. Et quand Boris a compris qu’il se trompait, j’ai cru qu’il allait se mettre à larmer.

Puis Ghéridanisol pressa de questions son cousin ; celui-ci finit par lui remettre le talisman de Boris, et la manière de s’en servir.

Peu de jours après, Boris, en entrant à l’étude, trouva sur son pupitre ce papier dont il ne se souvenait plus qu’à peine. Il l’avait écarté de sa mémoire avec tout ce qui ressortissait à cette « magie » de sa première enfance, dont il avait honte aujourd’hui. Il ne le reconnut pas tout d’abord, car Ghéridanisol avait eu soin d’encadrer la formule incantatoire :

« Gaz… Téléphone… Cent mille roubles. »


d’une large bordure rouge et noire, laquelle était ornée de petits diablotins obscènes, assez bien dessinés, ma foi. Tout cela donnait au papier un aspect fantastique, « infernal » pensait Ghéridanisol, aspect qu’il jugeait susceptible de bouleverser Boris.

Peut-être n’y avait-il là qu’un jeu ; mais le jeu réussit au-delà de toute espérance. Boris rougit beaucoup, ne dit rien, regarda de droite et de gauche, et ne vit pas Ghéridanisol qui, caché derrière la porte, l’observait. Boris ne put le soupçonner, ni comprendre comment le talisman se trouvait là ; il paraissait tombé du ciel, ou plutôt surgi de l’enfer. Boris était d’âge, sans doute, à hausser les épaules devant ces diableries d’écolier ; mais elles remuaient un passé trouble. Boris prit le talisman et le glissa dans sa vareuse. Tout le reste du jour, le souvenir des pratiques de sa « magie » l’obséda. Il lutta jusqu’au soir contre une sollicitation ténébreuse, puis, comme rien plus ne le soutenait dans sa lutte, sitôt retiré dans sa chambre, il sombra.

Il lui semblait qu’il se perdait, qu’il s’enfonçait très loin du ciel ; mais il prenait plaisir à se perdre et faisait, de cette perdition même, sa volupté.

Et pourtant il gardait en lui, en dépit de sa détresse, au fond de sa déréliction, de telles réserves de tendresse, une souffrance si vive du dédain qu’affectaient à son égard ses camarades, qu’il eût risqué n’importe quoi de dangereux, d’absurde, pour un peu de considération.

L’occasion s’en offrit bientôt.

Après qu’ils eurent dû renoncer à leur trafic de fausses pièces, Ghéridanisol, Georges et Phiphi ne restèrent pas longtemps désœuvrés. Les menus jeux saugrenus auxquels ils se livrèrent les premiers jours n’étaient que des intermèdes. L’imagination de Ghéridanisol fournit bientôt quelque chose de plus corsé.

La confrérie des Hommes Forts n’eut pour raison d’être d’abord que le plaisir de n’y point admettre Boris. Mais il apparut à Ghéridanisol bientôt qu’il serait au contraire bien plus pervers de l’y admettre ; ce serait le moyen de l’amener à prendre tels engagements par lesquels on pourrait l’entraîner ensuite jusqu’à quelque acte monstrueux. Dès lors cette idée l’habita ; et comme il advient souvent dans une entreprise, Ghéridanisol songea beaucoup moins à la chose même qu’aux moyens de la faire réussir ; ceci n’a l’air de rien, mais peut expliquer bien des crimes. Au demeurant, Ghéridanisol était féroce ; mais il sentait le besoin, aux yeux de Phiphi tout au moins, de cacher cette férocité. Phiphi n’avait rien de cruel ; il resta convaincu jusqu’au dernier moment qu’il ne s’agissait là que d’un jeu.

À toute confrérie il faut une devise. Ghéridanisol, qui avait son idée, proposa : « L’homme fort ne tient pas à la vie. » La devise fut adoptée, et attribuée à Cicéron. Comme signe distinctif, Georges proposa un tatouage au bras droit ; mais Phiphi, qui craignait la douleur, affirma qu’on ne trouvait de bon tatoueur que dans les ports. De plus, Ghéridanisol objecta que le tatouage laissait une trace indélébile qui, par la suite, pourrait les gêner. Après tout, le signe distinctif n’était pas des plus nécessaires ; les affiliés se contenteraient de prononcer un engagement solennel.

Quand il s’était agi du trafic de fausse monnaie, il avait été question de gages, et c’est à ce propos que Georges avait exhibé les lettres de son père. Mais on avait cessé d’y penser. Ces enfants, fort heureusement, n’ont pas beaucoup de constance. Somme toute, ils n’arrêtèrent presque rien, non plus au sujet des « conditions d’admission » que des « qualités requises ». À quoi bon, puisqu’il restait acquis que tous trois « en étaient », et que Boris « n’en était pas ». Par contre, ils décrétèrent que « celui qui canerait serait considéré comme un traître, à tout jamais rejeté de la confrérie ». Ghéridanisol, qui s’était mis en tête d’y faire entrer Boris, insista beaucoup sur ce point.

Il fallait reconnaître que, sans Boris, le jeu restait morne et la vertu de la confrérie sans emploi. Pour circonvenir l’enfant, Georges était mieux qualifié que Ghéridanisol ; celui-ci risquait d’éveiller sa méfiance ; quant à Phiphi, il n’était pas assez retors et préférait ne point se commettre.

Et c’est peut-être là, dans cette abominable histoire, ce qui me paraît le plus monstrueux : cette comédie d’amitié que Georges consentit à jouer. Il affecta de s’éprendre pour Boris d’une affection subite ; jusqu’alors on eût dit qu’il ne l’avait pas regardé. Et j’en viens à douter s’il ne fut pas pris lui-même à son jeu, si les sentiments qu’il feignit n’étaient pas près de devenir sincères, si même ils ne l’étaient pas devenus dès l’instant que Boris y avait répondu. Il se penchait vers lui avec l’apparence de la tendresse ; instruit par Ghéridanisol, il lui parlait… Et dès les premiers mots, Boris, qui brâmait après un peu d’estime et d’amour, fut conquis.

Alors Ghéridanisol élabora son plan, qu’il découvrit à Phiphi et à Georges. Il s’agissait d’inventer une « épreuve » à laquelle serait tenu de se soumettre celui des affiliés qui serait désigné par le sort ; et, pour bien rassurer Phiphi, il fit entendre qu’on s’arrangerait de manière que le sort ne pût désigner que Boris. L’épreuve aurait pour but de s’assurer de son courage.

Ce que serait au juste cette épreuve, Ghéridanisol ne le laissait pas encore entrevoir. Il se doutait que Phiphi opposerait quelque résistance.

— Ah ! ça, non ; je ne marche pas, déclara-t-il en effet, lorsque un peu plus tard Ghéridanisol commença d’insinuer que le pistolet du Père Lapère pourrait bien trouver ici son emploi.

— Mais que t’es bête ! Puisque c’est de la blague, ripostait Georges déjà conquis.

— Et puis, tu sais, ajoutait Ghéri, si ça t’amuse de faire l’idiot, tu n’as qu’à le dire. On n’a pas besoin de toi.

Ghéridanisol savait qu’un tel argument prenait toujours sur Phiphi ; et comme il avait préparé la feuille d’engagement sur laquelle chacun des membres de la confrérie devait inscrire son nom :

— Seulement il faut le dire tout de suite ; parce que, après que tu auras signé, ce sera trop tard.

— Allons ! Ne te fâche pas, dit Phiphi. Passe-moi la feuille. – Et il signa.

— Moi, mon petit, je voudrais bien, disait Georges, le bras tendrement passé autour du cou de Boris ; c’est Ghéridanisol qui ne veut pas de toi.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’a pas confiance. Il dit que tu flancheras.

— Qu’est-ce qu’il en sait ?

— Que tu te défileras dès la première épreuve.

— On verra bien.

— C’est vrai que tu oserais tirer au sort ?

— Parbleu !

— Mais tu sais à quoi ça engage ?

Boris ne savait pas, mais il voulait savoir. Alors l’autre lui expliqua. « L’homme fort ne tenait pas à la vie ». C’était à voir.

Boris sentit un grand chavirement dans sa tête ; mais il se raidit et, cachant son trouble :

— C’est vrai que vous avez signé ?

— Tiens, regarde. Et Georges lui tendit la feuille sur laquelle Boris put lire les trois noms.

— Est-ce que… commença-t-il craintivement.

— Est-ce que quoi ?… interrompit Georges, si brutalement que Boris n’osa continuer. Ce qu’il aurait voulu demander, Georges le comprenait bien : c’était si les autres s’étaient engagés tout de même, et si l’on pouvait être sûr qu’eux non plus ne flancheraient pas.

— Non, rien, dit-il ; mais dès cet instant, il commença de douter des autres ; il commença de se douter que les autres se réservaient et n’y allaient pas de franc jeu. — Tant pis, pensa-t-il aussitôt ; qu’importe s’ils flanchent ; je leur montrerai que j’ai plus de cœur qu’eux. Puis, regardant Georges droit dans les yeux :

— Dis à Ghéri qu’on peut compter sur moi.

— Alors, tu signes ?

Oh ! ce n’était plus nécessaire : on avait sa parole. Il dit simplement :

— Si tu veux. Et au-dessous de la signature des trois Hommes Forts, sur la feuille maudite, il inscrivit son nom, d’une grande écriture appliquée.

Georges triomphant rapporta la feuille aux deux autres. Ils accordèrent que Boris avait agi très crânement. Tous trois délibérèrent.

— Bien sûr ! on ne chargerait pas le pistolet. Du reste on n’avait pas de cartouches. La crainte que gardait Phiphi venait de ce qu’il avait entendu dire que parfois une émotion trop vive suffisait à occasionner la mort. Son père, affirmait-il, citait le cas d’un simulacre d’exécution qui… Mais Georges l’envoyait paître :

— Ton père est du Midi.

Non, Ghéridanisol ne chargerait pas le pistolet. Il n’était plus besoin. La cartouche que La Pérouse y avait mise un jour, La Pérouse ne l’avait pas enlevée. C’est ce que Ghéridanisol avait constaté, mais qu’il s’était gardé de dire aux autres.

On mit les noms dans un chapeau ; quatre petits billets semblables et uniformément repliés. Ghéridanisol, qui devait « tirer », avait eu soin d’inscrire le nom de Boris en double sur un cinquième qu’il garda dans sa main ; et, comme par hasard, ce fut celui-là qui sortit. Boris eut le soupçon que l’on trichait ; mais se tut. À quoi bon protester ? Il savait qu’il était perdu. Pour se défendre, il n’eût pas fait le moindre geste ; et même, si le sort avait désigné l’un des autres, il se serait offert pour le remplacer, tant son désespoir était grand.

— Mon pauvre vieux, tu n’as pas de veine, crut devoir dire Georges. Le ton de sa voix sonnait si faux que Boris le regarda tristement.

— C’était couru, dit-il.

Après quoi l’on décida de procéder à une répétition. Mais comme on courait le risque d’être surpris, il fut convenu qu’on ne se servirait pas tout de suite du pistolet. Ce n’est qu’au dernier moment, et quand on jouerait « pour de vrai », qu’on le sortirait de sa boîte. Rien ne devait donner l’éveil.

On se contenta donc, ce jour-là, de convenir de l’heure et du lieu, lequel fut marqué d’un rond de craie sur le plancher. C’était, dans la salle d’études, cette encoignure que formait, à droite de la chaire, une porte condamnée qui ouvrait autrefois sous la voûte d’entrée. Quant à l’heure, ce serait celle de l’étude. Cela devait se passer sous les yeux de tous les élèves ; ça leur en boucherait un coin.

On répéta, tandis que la salle était vide, les trois conjurés seuls témoins. Mais, somme toute, cette répétition ne rimait pas à grand’chose. Simplement, on put constater que, de la place qu’occupait Boris à celle désignée par la craie, il y avait juste douze pas.

— Si tu n’as pas le trac, tu n’en feras pas un de plus, dit Georges.

— Je n’aurai pas le trac, dit Boris, que ce doute persistant insultait. La fermeté de ce petit commençait à impressionner les trois autres. Phiphi estimait qu’on aurait dû s’en tenir là. Mais Ghéridanisol se montrait résolu à pousser la plaisanterie jusqu’au bout.

— Eh bien ! à demain, dit-il, avec un bizarre sourire d’un coin de la lèvre seulement.

— Si on l’embrassait ! s’écria Phiphi dans l’enthousiasme. Il songeait à l’accolade des preux chevaliers ; et soudain il serra Boris dans ses bras. Boris eut bien du mal à retenir ses larmes quand Phiphi, sur ses joues, fit sonner deux gros baisers d’enfant. Ni Georges ni Ghéri n’imitèrent Phiphi ; l’attitude de celui-ci ne paraissait à Georges pas très digne. Quant à Ghéri, ce qu’il s’en fichait…