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Les Fellatores/Le Rapt

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Union des bibliophiles (p. 121-144).

CHAPITRE VI

Le Rapt.


Alice se réveilla tard dans la matinée, complètement remise de son coup de sirop, l’œil vif, la joue plus carminée.

Son étonnement fut de se trouver seule au lit, de ne point voir le monsieur à la sacoche partager ses draps.

Elle passa rapidement un peignoir et se mit à la recherche de cet original séducteur.

Elle parcourut le jardin, visita la maison sans remarquer d’autres traces du passage de l’homme du monde que l’odeur de tabagie qui empestait l’humidité du petit salon.

Mademoiselle Alice se demanda si elle n’avait pas rêvé la visite du chaste étranger ? Instinctivement, elle porta la main à sa poche… la montre enrichie de diamants scintillait toujours dans son écrin.

Ce départ la chagrinait, le manque d’intimité du Russe la froissait… elle était femme, et l’amour propre d’une femme est souvent très mal placé.

Alice se qualifiait de sotte, de maladroite d’avoir débité des sornettes et de s’être grisée dans la compagnie d’un nabab qui donnait des montres en brillants comme hors-d’œuvre.

— Car après tout, pensait-elle, c’est ma faute, je lui ai dit que je ne l’aimerais pas… Ou peut-être n’a-t-il pas voulu, me considérant comme engagée avec Arthur.

Elle conclut que M. Boïard était un homme délicat, et qu’elle agirait suivant la tournure que prendraient les choses.

À midi sonnant, Bob, sombre et taciturne autant qu’un don Salluste, surgit au milieu du jardin. Il échafaudait les pièces de son projet crétin.

Alice s’avança la main tendue, le bonjour aux lèvres.

Bob examinait la petitesse de cette main, la délicatesse des doigts, la candeur de ce visage, l’éclat de ces yeux, le pur dessin de la bouche, cette fraîcheur de carnation et le galbe de ce corps qui n’avait plus qu’un secret pour lui, mais inviolable.

Il avait, dans le monde, beaucoup d’amis mariés à des femmes charmantes, combien peu valaient cette petite créature ? Ses amis, des modèles d’honneur, de vertu, ne puant pas le vice comme lui et Clapotis.

Pour lui, le sacrifice était fait, tout était consommé, tout était fini.

Corrompu jusqu’aux moelles, les sens hyperesthésiés, il devenait un être à part, un monstre. Tandis que Clapotis infâme, vicieux pour de l’or, sans honneur et sans foi, mais non gangrené, pouvait, quand il lui plaisait, oublier ses hontes dans les bras de cette jeune nymphe.

À ce tableau, Boïard se révoltait, il ne souffrirait pas que cette perfection fût souillée des attouchements d’un Clapotis, il défendrait cette vertu contre tous et contre elle-même, il ramènerait cet ange dévoyé dans le chemin qu’elle n’aurait jamais dû quitter.

Alice offrit un déjeuner que Boïard, absorbé, accepta.

Un déjeuner économique et simple : des œufs, des côtelettes et des fruits.

La bonne, derrière eux, activait le service avec un empressement d’esclave.

Une manière spéciale aux domestiques pris en faute.

Entre le moka et le verre de fine, Ivan aborda le sermon qu’il mitigeait depuis une heure, sur la conséquence d’un faux pas dans la vie d’une femme.

Il dépeignit d’abord l’ingratitude des hommes dans la société actuelle, les empiètements de l’égoïsme contemporain, la situation malheureuse des femmes, le manque de protection des lois à leur égard ; leur vie précaire que terminaient invariablement la phtisie, le suicide ou une mort violente.

Il discourait d’abondance, avec une éloquence froide qui faisait passer des frissons dans la nuque de son auditrice.

Quand Boïard l’eut épouvantée par la nomenclature des catastrophes réservées aux filles perdues, il lui ouvrit les yeux sur les petits côtés de son existence avec Arthur, amplifiant les détails qu’il avait eus d’elle au dîner de la veille.

Alice, qui avait perdu le souvenir de ses bavardages, s’extasiait de cette perspicacité apparente.

Ce fut bien pis quand Boïard expliqua les propos du peintre, le mépris des canotiers, l’industrie particulière du jeune Clapotis.

À ces révélations stupéfiantes, Alice frissonna. Elle passa les mains sur ses joues, sur ses lèvres, à plusieurs reprises, comme pour effacer les traces des baisers d’Arthur.

L’impitoyable Ivan finit sa harangue par un coup de massue.

— Vos relations avec Arthur, insinua-t-il, vous ont signalée au mépris des voisins comme pratiquant les mêmes vices que ses protecteurs.

Alice protesta, jurant sur la tête de son père qu’elle ne s’était jamais abaissée, jamais prêtée à de semblables pratiques.

Quoique vaincue par l’argumentation de Boïard, elle hésitait à le croire au sujet d’Arthur, cependant l’aventure de la Grenouillère attestait de la véracité de ces assertions.

Une question aussi pointait sur ses lèvres, question embarrassante pour Ivan.

— Dans quel but me dites-vous tout cela ?

Oui, pourquoi ? Était-ce pour amener à son profit une rupture entre eux ?

D’un mot, Ivan pouvait lui fermer la bouche et pour toujours, mais ce mot, il ne le prononça pas.

Était-ce difficile de dire à cette fille qu’il l’aimait ?

Évidemment non, mais pour mentir, il faut pouvoir appuyer son mensonge, et Boïard était impuissant…

Pour ne point mentir, le crétin attira vers lui la jolie fillette, sentit sa gorge ronde effleurer sa poitrine d’eunuque, et la baisa au front, en frère.

Alice crut comprendre et rougit.

Elle était bien trompée, la pauvrette.

Sa décision fut bientôt prise. Entre Arthur qui ne donnait jamais rien et Ivan qui offrait des bijoux princiers sans conditions, il n’y avait plus à hésiter. Alice céda facilement aux instances réitérées du Russe, elle quitta Chatou pour le suivre.

La bonne fut congédiée séance tenante. La malheureuse partit le cœur gros, injuriant mentalement son coquin de chasseur qui lui faisait perdre sa place avec ses bêtises.

Alice ne possédait rien, que sa vertu et la robe qui la couvrait ; Bob ne paya donc point de supplément de bagages.

La curieuse de goujons suivit aveuglément son séducteur.

Le Russe, craignant de la voir s’échapper et convenant que son appartement n’était pas assez pur pour la recevoir, descendit à Paris dans un hôtel de second ordre, sous un faux nom.

Il loua pour une semaine trois chambres voisines, en attendant qu’il eût installé confortablement, dans un logis sûr, la veuve Clapotis, cette veuve par divorce non consenti.

Pour ce faire, il acheta une petite maison avec jardin, toute meublée, une occasion pour cause de départ. Il chercha des domestiques, des professeurs, une vieille gouvernante, des gens sûrs, recommandés par des prêtres. Le Russe les pourvut de salaires élevés, relativement à ceux qu’ils avaient pu toucher jusque là, mais il leur imposa des consignes farouches.

Quand il eut préparé cette cage et ces gardiens, il y intégra l’oiseau rare, mademoiselle Alice, qui ne vit dans ce petit hôtel qu’un nid à sa convenance.

Les huit premiers jours furent très agréables, mais lorsque l’ex-canotière comprit qu’autour d’elle, les domestiques, la gouvernante obéissaient à une consigne, qu’elle vivait presque séquestrée, qu’on lui refusait la promenade, les courses dans les magasins et les distractions, la fillette, avec ses appétits de plein air, ses fringales d’Ève lâchée, gémit sur sa captivité. Elle réclama, de cœur, Clapotis et la liberté.

Ivan Boïard ne pensait plus à elle, cet homme qui avait traversé sa vie comme le prince charmant de toutes les féeries, était retourné à ses vices, repris d’une belle passion pour son garçon de café. Celui-ci le prenait au sérieux, même avec le tricorne du frère ignorantin.

N’avait-il pas rempli son devoir généreusement vis-à-vis de madame Clapotis ? Il veillait à ses besoins, assurait son existence, et en privait Clapotis. Tout était pour le mieux, son but se trouvait atteint.

Il résulta de cette antipathie d’Alice pour la vie sédentaire et de l’indifférence de monsieur Ivan un commencement de maladie qui força Bob à mettre à la patère son tricorne de frère pour aller visiter sa pupille.

La pupille s’ennuyait à mourir. Elle accabla le Russe de reproches, réclama des amusements, du plaisir, de l’air et des sorties.

Ivan permit le tour du lac, le Français, l’Odéon, le cirque le dimanche, et des promenades au Luxembourg et dans les musées.

Ces concessions lui donnèrent un mois de tranquillité.

Au bout de ce temps, la gouvernante vint l’avertir que mademoiselle dépérissait.

Bob lâcha encore une fois sa soutane.

Alice, cette fois, fut sincère jusqu’à la brutalité.

Elle accusa Bob d’imposture, d’avoir calomnié Arthur pour la séparer de lui, enfin de tout ce que son imagination de femme privée emmagasinait d’absurdités durant ses nuits sans amours.

Elle voulait voir Clapotis, s’expliquer avec lui, sinon elle se jetterait par la fenêtre plutôt que de vivre solitaire.

Bob navré regardait, stupide, cette gamine qui gesticulait, menaçait, s’arrachait les cheveux, donnant toutes les marques d’un profond désespoir.

Ce rapt, si facilement exécuté, commençait à le combler de regrets. Il croyait avoir capturé une brebis et c’était une lionne qui occupait la cage.

Devant la tempête, le Russe baissa pavillon ; il consentit à prévenir les souhaits de ce tempérament fougueux, il promit contre toute attente, et malgré son désir, une dernière entrevue avec Arthur.

Il se résignait à faire cette sottise, selon lui, pour obtenir la paix, gagner du temps assez pour marier cette petite et s’en défaire.

Bob, homme religieux et moral, pour les autres, pensait que ce moyen était le seul convenable pour un homme de son rang !

La dernière entrevue avec Arthur ne manquait ni de difficultés ni de danger, surtout avec une fille ardente comme Alice, exaspérée par la continence.

Boïard accablé du fardeau de cette tutelle fit tous ses efforts pour arriver à remplir ses promesses.

Pour y parvenir, il ordonna de surveiller les alentours de l’hôtel Luttérani, les pas et les démarches de Clapotis. Il désigna pour cet emploi son valet de cœur, ce garçon de café descendant d’une famille noble ruinée par les révolutions.

Ce valet qui, par ses talents d’espion, avait annoncé quelques mois auparavant les relations d’Arthur et du comte, se chargea de cette mission avec enthousiasme : il pourrait flâner de longues heures.

Quant au mari, rien de plus facile, Boïard s’en chargeait. Dans une ville comme Paris, les amateurs de filles à marier avec tache ne manquent pas.

On en trouve cent pour la douzaine.

Le garçon de café, que ses anciennes fonctions avait mis en rapport avec les gens comme il faut du monde fellatorien, n’éprouva donc aucune peine à se servir des délations qu’il recevait des anciens valets remerciés par le comte, les obligés de la comtesse, ceux qui, un jour sur deux, ne se gênaient pas pour aller chez Luttérani quémander le louis qu’il leur fallait pour distraire leur fainéantise, et que le comte n’osait pas refuser à d’anciennes maîtresses.

Par cette intéressante domesticité, le garçon de café, sans se déranger autrement, obtenait des communications et entretenait même une correspondance rapide avec l’hôtel de Passy.

Quant à lui, il jouait aux dominos dans certain café borgne du quartier de la Bourse, rendez-vous attitré des vieux messieurs et des jeunes commis de Bock et de Palouff ; il jouait aux dominos avec d’indignes vieillards, de hideuses et infâmes crapules qui s’esclaffaient quand le blanc manquait et que les adversaires répondaient :

— Je n’en ai pas.

À cette annonce banale, leurs yeux s’émerillonnaient, leurs lèvres se couvraient de bave sadique, et ils s’écriaient en chœur :

— Il a tout mangé ! Il a tout mangé !

Cette exclamation révélait publiquement le summum de la volupté pour ces ignobles pourceaux à face humaine.

L’espionnage fournit les renseignements suivants :

Clapotis, outré du déménagement clandestin d’Alice, avait lancé Prudence à sa recherche. Prudence, malgré tout son flair et ses grandes qualités, était revenue bredouille, n’ayant même pu recueillir un indice sur le chemin qu’elle avait suivi.

Sur la perte d’Alice, Clapotis prononça cette oraison philosophique qui n’a aucun rapport avec la prière de Hoche.

— La gosse ! c’est un pétrousquin qui me l’a chauffée.

Un autre se fût entêté, eut remué Paris et la province, mais Clapot !

Sa fuite s’expliquait par la solitude. Elle n’avait pas voulu attendre, tant pis !

Arthur en ressentit un chagrin assez vif, et pour cause.

Il venait de se rendre acquéreur, dans un nouveau quartier, d’une petite maison à façade burlesque. Les murs en briques claires, colorées, des F de fer forgé encastrés dans la brique, des fenêtres suisses, un toit hollandais en profil d’escalier ; l’aspect d’une cheminée gigantesque et baroque.

Là-dedans, Clapotis entassait les dépouilles de son troisième amant.

Cette maison rêvée, dans laquelle il voulait vivre de ses rentes, il la destinait à servir d’abri à ses amours, à cacher son Alice.

Alice enfuie, il en serait quitte pour retrouver une nouvelle adorée.

Au fond, il lui en voulait. Une femme qu’il avait nourrie, logée à pied et en canot ! On prévient, on a la reconnaissance de l’estomac !

Et, se remémorant une phrase à la Christian qu’affectionnait Boïard, Clapotis murmura par manière de péroraison :

— On ne fait pas de ces choses-là à un artiste !

L’incident Alice rayé de l’horizon Clapotis, un fait d’une importance capitale attira l’attention espionne du garçon de café.

Les obligés de la comtesse lui annoncèrent que leur ex-patron se faisait confectionner un costume de cardinal pour assister à une bacchanale qui aurait lieu prochainement. Clapotis accompagnait le comte en zouave du Pape.

Bock et Palouff dirigeaient l’entreprise, Titine, vu ses belles relations, plaçait les billets d’entrée à bon escient, ou plutôt vendait le mot de passe et indiquait le lieu de réunion aux initiés qui voulaient participer à la fête.

Lorsque Boïard fut averti de cette circonstance, il dépêcha son domestique auprès du petit Guano pour obtenir deux entrées.

La fête dépasserait sans doute tout ce qu’il avait déjà vu en ce genre, il tenait à y assister.

Pleinement rassuré sur les intentions de Clapotis et les gestes de Prudence, Ivan rappela son espion-maîtresse et piocha son travestissement pour la fête.

Au milieu de ces graves occupations, Boïard fut accablé par une avalanche de lettres.

Alice, poussée par ses professeurs et son dérèglement d’humeurs, tournait à la Sévigné.

Elle protestait de son incarcération, menaçait d’écrire au préfet de police, désirait connaître le temps de son emprisonnement ; puis, elle reprenait la défense de son cher Arthur, accusait Ivan de l’avoir calomnié, et se disait décidée à se sauver, à faire un éclat si on l’empêchait encore de voir son Clapotis.

Alice exploitait ces différents thèmes avec une certaine verve, avec une telle prodigalité de papier et d’enveloppes, que le Russe jugea prudent, pour son repos, d’arrêter les frais.

Dans une dernière lettre, la jeune fille avertissait Ivan qu’elle avait l’adresse du Berlinois.

« Faites-moi voir Arthur, écrivait-elle, assistez caché à l’entretien, j’y consens, sinon j’écris à l’ami dévoué d’Arthur et je suis persuadée que tous deux viendront me tirer des mains d’un menteur, qui s’est joué de ma bonne foi pour me rendre malheureuse… »

Ça se gâtait. Le Russe crut prudent d’intervenir. Il se rendit auprès de la malheureuse, et agit avec une habileté politique qui méritait un meilleur emploi. Il opéra d’après un plan conçu d’avance, un plan rapidement fait qui dénotait une intelligence supérieure même dans son crétinisme.

— Habillez-vous, nous partons, dit-il à la jeune fille, prévenant ainsi les reproches.

Alice se fit répéter deux fois cet ordre. Elle n’y pouvait croire. Si c’était une feinte ? Si monsieur Boïard la trompait, pour l’incarcérer plus étroitement ?

Quand elle fut prête, le Russe la pria de retirer ses gants et d’écrire sous sa dictée. Alice s’exécuta.

Ivan dictait.

Mon cher Arthur,

J’ai quitté Chatou pour ne pas être en butte au mépris des voisins ; car on disait tant de choses abominables, on t’accusait de tant d’infamies que j’ai eu honte.

Aujourd’hui, je suis prête à jurer qu’on a menti, je t’aime toujours et je te suis restée fidèle. Ça c’est vrai.

Viens seulement te disculper auprès de moi.

Suivaient le nom et l’adresse.

— Vraiment, s’écriait Alice étonnée, vous me permettez d’écrire cela.

— Je vous le permets, répondit sentencieusement le Russe, parce qu’un jour, qui n’est pas éloigné, vous regretterez d’avoir écrit ces lettres.

— Ces lettres, mais il n’y en a qu’une.

— Oui, mais vous serez assez bonne pour en écrire deux autres semblables, sans rien changer au texte primitif.

Alice obéit sans comprendre et reprit la plume dans la persuasion que trois lettres valent mieux qu’une et qu’un résultat ne se ferait pas attendre.

Ivan dicta ensuite trois enveloppes :

Arthur Tomado chez son père.

Arthur Tomado chez Luttérani.

Arthur Tomado en son particulier.

Cette troisième adresse était celle du petit hôtel récemment acheté rue Brémoncourt.

Alice ferma et cacheta.

Le Russe sortit de sa poche un rouleau de louis, le brisa négligemment sur le bureau d’ébène où madame Clapotis écrivait, et, reboutonnant sa redingote, il s’assit, allongeant ses jambes, croisant ses bras ; l’attitude habituelle qui précédait ses harangues.

Ivan daignait s’expliquer.

— Pensez-vous qu’un louis soit de quelqu’influence pour la parfaite exécution d’un ordre ? insinua-t-il.

— J’en suis sûre.

— Prenez ces pièces. Vous allez vous-même porter ces lettres à leurs adresses, vous stimulerez le zèle des concierges avec votre or. Ils vous jureront de la remettre personnellement. Est-ce bien juste ?

— Parfaitement juste.

— Arthur, par conséquent, lira l’une de ces lettres avant ce soir, et, comme il ne lui sera pas difficile de se disculper, il viendra ici. Vous le recevrez, je ne serai pas là pour vous gêner, quoique vous disiez sur votre incarcération, vous n’êtes pas prisonnière, je veille sur vous simplement, et vous partirez avec lui si bon vous semble.

Un pressentiment traversa l’esprit d’Alice.

Si Boïard montrait tant de complaisance, c’est que d’avance il était certain que les lettres ne seraient pas remises.

— À quoi bon porter ces lettres, s’il ne doit pas les lire ? objecta-t-elle.

— Il les lira, soyez-en sûre.

— Qui me dit que vous n’avez pas gagné les valets ?

— Dans ce cas, ne sortez pas. Portez ces lettres à la poste, faites-les charger, il faudra bien qu’Arthur les reçoive. On ne soudoie pas la poste.

— Qui sait ?… Vous êtes si riche.

— Cependant je n’essaierai pas.

Alice hésitait.

— Allons, décidez-vous, fit le Russe.

— Partons, fit-elle. Et ramassant les louis du rouleau crevé sur la table, elle les glissa dans son porte-monnaie.

Le coupé de Boïard les mena vite d’une extrémité de Paris à l’autre.

Au bout d’une heure, les lettres étaient à leur adresse, et Alice, rentrée, souhaitait d’heure en heure la venue de Clapotis, en songeant aux dernières paroles de l’énigmatique Ivan Boïard.

— S’il ne venait pas, vous avez la ressource des lettres recommandées et des télégrammes.

La nuit passa, le jour passa, le lendemain, le surlendemain et les autres.

Alice envoya des lettres recommandées, expédia des télégrammes.

Clapotis ne vint pas se disculper. Il ne répondit même pas, faisant clairement voir qu’il se fichait de la gosse, comme il disait.

Le Russe, renseigné par la gouvernante d’Alice, se frottait les mains, enchanté du succès de sa combinaison.