Les Femmes célèbres contemporaines françaises/Avant-Propos

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, Alfred de Montferrand, Lesguillon
(p. i-x).


AVANT-PROPOS.

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Une démolition presque complète de l’édifice social s’est accomplie depuis un demi-siècle environ. On s’occupe, dit-on, de reconstruire ; mais le travail est lent ; car si le cours d’un soleil suffit pour arracher le chêne séculaire, il faut que les saisons se multiplient avant que la place qu’on a rendue vide ait une autre cime protectrice. L’avenir sera-t-il au profit du plus grand nombre ? ne laissera-t-il rien à regretter du passé ? C’est ce qu’il est difficile de dire ; ou plutôt est-il sage de croire que l’œuvre de l’homme sera soumise, dans tous les temps, aux imperfections qui résultent de la sienne propre ?

Toutefois, dans le cataclysme intellectuel qui s’est opéré, au milieu des secousses de toute nature qui ont remanié les esprits, les mœurs et les institutions, les femmes ont obtenu, sans contredit une large part aux avantages recueillis. D’esclaves qu’elles étaient de préjugés poussés souvent au plus haut ridicule, elles sont devenues indépendantes autant qu’elles peuvent raisonnablement le prétendre ; et, après avoir été en butte à la satire la plus amère lorsqu’elles essayaient de prouver que leurs facultés les rendaient aptes aussi à la culture des lettres, elles sont arrivées au point d’exciter un véritable enthousiasme pour leurs écrits. Il faut bien ajouter que cet enthousiasme a causé chez quelques-unes une sorte d’enivrement qui leur a fait franchir les limites que le ciel semble avoir assignées à leur sexe dans la société ; mais le nombre des femmes oublieuses de leur pudeur, de leurs devoirs, de leur rôle au foyer domestique, est heureusement peu considérable ; et toutes celles qui ont le sentiment de leur dignité, je dirai même de leur puissance, savent faire justice des prétentions monstrueuses de quelques êtres mixtes qui sont à plaindre s’ils ne sont méprisables.

On serait donc pédant soi-même aujourd’hui si on accusait de pédantisme la femme qui aime les lettres ; mais il est pardonnable à l’homme de craindre quelquefois que cet amour ne porte atteinte aux obligations qui sont imposées à la femme dans le ménage. J’observe que l’homme n’est pas coupable lorsqu’il éprouve cette appréhension, puisqu’il s’agit pour lui des intérêts d’époux et de père ; mais je ne prétends nullement établir que son inquiétude soit fondée. Écoutons d’ailleurs à ce sujet la défense de la doyenne de nos femmes poëtes, Mme Victoire Babois :

« On a dit et répété que les femmes qui écrivent négligent les soins de leur maison, de leurs enfants, enfin les devoirs de leur sexe. On a répondu à cette assertion, toujours dénuée de preuves, que pendant qu’elles écrivent, elles ne sont point devant une table de jeu à risquer de porter la gêne dans leur ménage, ou au bal à ruiner leur santé. On pourrait ajouter qu’elles sont plus étrangères au luxe, à la dissipation et aux dépenses qu’elle entraîne, que beaucoup d’autres femmes ; on pourrait dire encore que cette occupation sédentaire les voue davantage à la nature, dont leur talent n’a pas, pour ainsi dire, le pouvoir de s’écarter, et que cette mère commune les retient dans son sein par les sentiments et les pensées du cœur qu’elles expriment si bien ; qu’enfin la souplesse et la mobilité de leurs facultés les rendent propres à remplir et à chanter presque en même temps des soins si doux et des devoirs si chers. L’habitude de la réflexion et l’exercice de la pensée peuvent et doivent nécessairement apporter de la lumière jusque dans leurs intérêts pécuniaires, lorsque des affections conjugales et maternelles les obligent à mettre dans les soins de leur ménage ou dans l’administration de leurs biens l’attention dévouée dont elles sont capables. Les femmes qui écrivent portent, il est vrai, moins de temps et moins de paroles dans les détails de l’économie domestique que les ménagères de profession, et n’en entretiennent personne ; mais elles les parcourent et les ordonnent tout aussi bien ; et Qui peut plus peut moins est un axiome très applicable ici. D’ailleurs il n’est pas à craindre que ce genre d’occupation devienne le partage d’un grand nombre de femmes : il faut qu’elles y soient absolument entraînées par la nature. Leur éducation ne les y porte nullement : il n’y a à espérer pour elles ni académie ni places. Cela est peut-être sage, elles auraient tort de s’en plaindre ; mais enfin elles n’ont à attendre dans cette carrière que le charme de l’inspiration et la douceur solitaire qu’elles éprouvent dans l’épanchement de leur âme. Si quelque renommée suit de si doux travaux, plusieurs d’entre elles, poursuivies par l’injure et la calomnie, l’ont payée bien cher. »

Constater les progrès qui ont eu lieu dans l’éducation et la littérature des femmes depuis le commencement du dix-neuvième siècle ; faciliter l’appréciation de ce que la société doit perdre ou gagner dans le nouvel ordre de choses, en ce qui concerne la femme ; contribuer à une amélioration réelle, si déjà elle n’existe, dans le sort de cet être si gracieux dont les premiers soins déterminent l’avenir de l’homme, dont la conduite fait les mœurs d’un pays, dont l’influence s’exerce sur la prospérité ou la ruine des États ; tel est le but que je me suis proposé en donnant une Biographie des Femmes auteurs contemporaines.

Pour atteindre ce but, j’ai soumis les titres littéraires des femmes à une sorte de jury composé d’opinions, d’esprits et de talents divers. Chacun de mes collaborateurs a jugé les mêmes causes, les mêmes effets, avec sa logique particulière, ses impressions personnelles ; et le public, aidé de la sorte, pourra mieux prononcer en dernier ressort.

Je dois avouer cependant que le résultat que je viens d’établir m’a déjà été contesté. Quelques critiques pensent que, la bienséance ne permettant pas de tout dire sur le compte des femmes qui doivent figurer dans la Biographie, on tombera dans l’excès de la louange, pour combler le vide que laissera le blâme, qui ne sera point accueilli. D’autres prétendent qu’une notice de femme ne saurait être piquante si la malice ne trouve à s’y épancher. Les plus accommodants déclarent qu’il ne faut pas s’occuper de la réputation littéraire d’une femme tant que cette femme conserve la faculté d’entendre et de parler.

Voilà qui est spécieux ; mais la conscience y répond aisément. La louange a aussi des bornes que ne franchit point celui qui se respecte ; le scandale entache toujours son auteur, et plus salement encore lorsqu’il s’agit de décrier un sexe aimable et faible ; il y a loyauté enfin à faire connaître en face, avec convenance, à la femme auteur, ce qu’on admire ou ce que l’on réprouve dans ses écrits.

Mon travail a aussi pour objet de fournir un tableau complet des femmes qui ont écrit depuis 1800 jusqu’à notre époque. Je fais connaître les gloires acquises et les forces qui s’essaient. Je n’ai rien négligé pour que l’on puisse trouver dans ma galerie des détails sur tous les noms qui se sont inscrits, à quelque rang que ce soit, dans la littérature des femmes. La liste sera nombreuse et pourra paraître superflue à beaucoup de gens ; mais j’espère avoir l’approbation de tous ceux qui s’intéressent véritablement aux lettres et qui se livrent aux recherches biographiques.

Pour mieux remplir le cadre que je me suis tracé, j’eusse voulu ne rien omettre des renseignements que réclame une œuvre semblable à celle que je réalise ; mais ma bonne volonté et mon zèle ont échoué plus d’une fois dans les investigations aux-quelles je me suis livré. Il n’est pas besoin d’ajouter que l’affaire de l’âge a été pour moi l’écueil infranchissable : partout où j’ai trouvé de la résistance, il n’a été impossible de la vaincre ; mes efforts n’ont eu d’autre résultat que de me faire qualifier d’homme sans tact et sans galanterie ; et j’ai dû me retirer honteux, et convaincu que si le progrès a passé par-là, ç’a été pour y empirer la faiblesse, si faiblesse il y a à une femme de vouloir toujours paraître jeune.

Cette affection des femmes pour leurs premières années a causé aussi des contrariétés à M. Jules Boilly. Tout en conservant à plusieurs de ses portraits une ressemblance qui a déjà obtenu les plus honorables suffrages, il lui a fallu cependant leur donner une physionomie plus sérieuse qu’il ne le voulait, parce que des ombres aux coins du nez et de la bouche ont été prises par quelques dames pour des rides, ce qui leur a fait jeter les hauts cris.

Hélas ! c’est avec le cœur bien serré que je viens de déposer un tel aveu ; mais je devais consciencieusement cette justification à mes confrères les biographes, qui m’eussent peut-être accusé de négligence dans l’accomplissement de ma tâche en ne voyant, dans quelques notices, aucun extrait des registres de l’état civil, ni rien qui pût mener à comprendre si l’on n’a que vingt-cinq ans ou si l’on passe la quarantaine. D’ailleurs si les dames dont je trahis une légère peccadille veulent bien se rappeler les réclamations qu’elles m’ont adressées, elles me pardonneront sans doute le petit écart dont je me rends coupable, en faveur du silence rigoureux que j’observe sur tout le reste.

Je n’ai suivi dans ma Biographie ni l’ordre alphabétique ni les autres dispositions communes aux dictionnaires. J’ai pensé que le mélange des noms, des capacités et des époques, donnerait plus de piquant à mon ouvrage ; et la marche que j’ai suivie ne nuira en aucune manière aux recherches, puisque celles-ci seront facilitées par des tables.

Les écrivains qui m’ont accordé leur collaboration ont tous signé leurs notices. Je leur adresse ici des remercîments d’autant plus empressés pour cette collaboration, que si le monument que j’ai voulu édifier acquiert de la durée, il le devra surtout aux matériaux que j’ai obtenus de leur courtoisie.

J’ai rassemblé les portraits de toutes les femmes célèbres dont il est fait mention dans ma Biographie ; toutes celles qui sont vivantes ont été dessinées d’après nature. Deux ou trois portraits me manquent : ils m’ont été refusés ; et je dois d’autant plus respecter les motifs qui m’ont été allégués, que le refus a été accompagné d’une très grande gracieuseté pour aider au succès de ma publication. Parmi les portraits qui complètent le nombre que j’ai assigné à mon Album, il en est quelques-uns qui appartiennent, sans contredit, à des femmes dont les travaux sont encore peu connus. J’aurais pu faire un choix plus rigoureux, et même j’ai peut-être commis, à mon insu, quelques injustices. Je ne me défends nullement de tout cela, et ne prétends pas m’être soustrait aux inconvénients que subissent les entreprises de la nature de la mienne. Mais, comme en définitive dans ce cas-ci mes souscripteurs gagneront toujours à ma prodigalité, je ne pense pas qu’ils m’en fassent sérieusement un reproche ; et si j’ai mécontenté involontairement quelques dames, je leur en ferai réparation autant qu’il dépendra de moi.

À une époque où les collections d’autographes sont en faveur, où les signes graphiques des gens illustres sont recherchés, parce que beaucoup de personnes croient trouver dans ces signes des indications précises sur le caractère et le génie de celui qui les a tracés, on me saura gré, probablement, du grand nombre de fac simile que j’ai joints aux portraits. Ces fac simile reproduisent d’ailleurs des pièces inédites, et leur réunion forme presque une sorte de keepsake d’un nouveau genre.

M. Armand-Aubrée, mon éditeur, a rivalisé de soins avec moi pour donner à la Biographie des Femmes auteurs contemporaines tout le luxe que comportait le prix de cette publication ; et les beaux ouvrages qu’a déjà fait paraître cet éditeur sont une garantie pour celui-ci.

Je viens de faire connaître le plan que j’ai suivi, et je me suis empressé d’aller au-devant d’une partie des objections qui pourraient m’être adressées. Maintenant j’ajouterai, et avec conviction, que ma Galerie sera la plus complète, la plus variée et la plus piquante qui ait paru jusqu’à ce jour. Je ne conteste pas pour cela qu’on puisse encore mieux faire ; mais du moins on n’apportera pas plus de conscience, de zèle et d’affection que je n’en ai voués à cette entreprise.

alfred DE MONTFERRAND.