Les Femmes célèbres contemporaines françaises/Introduction

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, Alfred de Montferrand, Lesguillon
(p. xv-14).
Introduction.


INTRODUCTION.

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Jamais les mille voix de l’opinion n’ont été plus unanimes qu’aujourd’hui en faveur des femmes. J’en rends grâce à mon siècle, quoique sa courtoisie m’épouvante. Il est, en effet, de la nature d’un pauvre peuple, que le torrent de la civilisation entraîne vers l’abîme où il doit périr, d’exalter avec un enthousiasme qui a quelquefois la verve du désespoir, toutes les joies dont il va être privé pour toujours. C’est l’éloquent adieu du pasteur à ses toits incendiés, du nocher à son vaisseau submergé par la tempête, de l’Arabe nomade à ses coursiers engloutis sous le sable du désert. Quelle était douce et propice au sommeil, la cabane paternelle où l’on avait été bercé de tendres soins et de chansons caressantes ! Comme il sillait sur les mers tourmentées, le bâtiment plus léger que l’air, qui riait à tous les orages, et qui emprisonnait en se jouant, dans les larges replis de ses voiles triomphantes, les démons courroucés de l’Océan ! Avec quelle ardeur il dévorait l’espace, le fier cheval, plus fin que la gazelle, pour chercher un noble péril ou pour y dérober son maître ! Tout cela, ce sont des chants de deuil et de regrets, qui s’exhalent sur des cendres et sur des débris. La seule corde de la lyre de l’humanité qui vibre au dernier jour des nations, c’est celle de la douleur. C’est alors qu’il y a, comme dit Virgile, des larmes au fond des choses. Une éternelle fatalité nous condamne, infortunés que nous sommes, à ne goûter les bienfaits de la vie qu’au moment de les perdre.

Écoutez ce poète voluptueux qui décrit avec tant de charmes les joies enivrantes de la jeunesse, et dont la verve est animée de toute la sève du printemps. Depuis un demi-siècle, Anacréon ne vit plus que d’illusions ou de souvenirs. Les roses qui couronnent son front ne cachent que des cheveux blancs.

Écoutez celui-ci, qui se complaît tous les jours dans la peinture des innocentes félicités de la retraite et des champs. Ô belles campagnes, s’écrie-t-il, quand pourrai-je vous revoir ? » Il ne les reverra jamais ; car ce philosophe est un courtisan lié par des chaînes d’or à la demeure des rois.

L’acception politique de ce mot magique de liberté, si nouvelle et si mal définie, date d’une époque étrange où les dernières libertés des nations allaient mourir sous les deux règnes les plus absolus de l’histoire, le règne sanglant du comité public, et le règne éblouissant de Napoléon : lieu commun vulgaire de rhétorique, usé par la tolérance des gouvernements modérés ; cri de ralliement frauduleux du despotisme de la guillotine et du despotisme de l’épée. N’allez pas, amants généreux de la liberté, demander la liberté aux peuples qui prodiguent son nom avec une folle munificence. La tyrannie ne tardera pas d’y venir, si elle n’y est déjà.

Ne cherchez pas non plus la poésie dans le pompeux étalage de paroles qui a usurpé son nom, parodie ambitieuse et mensongère du chant inspiré des premiers âges. Nos générations décrépites pourront voir briller encore quelques éclairs de talent, et peut-être de génie. Elles dissimuleront peut-être, à force d’artifices, leur stérile caducité. De la poésie, elles n’en ont plus ; il leur est défendu d’en avoir encore. La poésie, c’est ce qu’il y a de plus ingénu et de plus spontané dans la fraiche et brillante adolescence des sociétés ; on ne la contrefait pas.

De toutes les délices de la terre, il ne nous reste que la tendre sympathie qui unit les sexes par des harmonies toujours nouvelles ; accord ineffable qui résulte de l’équilibre de la force avec la grâce, de l’énergie avec la sensibilité, de la puissance avec l’amour, et qui fait goûter encore à nos dernières années quelque chose des douces illusions de la jeunesse. Ménagez tant que vous le pourrez, ménagez avec soin ce contraste heureux, si habilement calculé par la nature, car l’égalité absolue est féconde en rivalités tracassières ; elle n’a jamais engendré, jamais souffert une affection. Le caractère de l’amour vrai, c’est de donner tout ce qu’il a pour enrichir ce qu’il aime ; c’est d’en recevoir tout ce qui lui est donné, pour devoir plus qu’il n’a donné, car l’amour n’imagine pas qu’il puisse devoir assez. Tout pour rien ou rien pour tout, ce sont les deux termes les plus vifs de ses jouissances. Il n’y a point d’humiliations pour l’amour ; il n’y a point de sacrifices pour lui. Ses humiliations sont des triomphes ; ses sacrifices, des conquêtes ; ce qu’il subit, il le possède ; ce qu’il prodigue, il le gagne. L’amour, c’est Hercule qui accepte un fuseau ; c’est Arrie qui offre un poignard. Quel est le dieu ? Quelle est la femme ?

Attendez, me direz-vous ? Où est l’égalité morale et politique ? Je me soucie bien de ton égalité morale et politique, méchant sophisme que tu es. Elle est dans ce contre-poids éternel des forces et des sentiments qui maintient, depuis six mille ans, au milieu de la race humaine l’ordre sublime que tes rêveries seules ont troublé. Elle est dans le dévouement passionné qui attache l’amant à sa maitresse, le mari à sa femme, et le père à son enfant. Je te dirai bien plus si tu peux m’entendre. Elle est dans la bienfaisance du riche qui consacre sa richesse aux besoins du pauvre, dans la conscience de l’homme d’état qui met son influence au service du malheureux et de l’opprimé. Ils sont rares sans doute ; mais les sectaires qui savent ce qu’ils disent le sont mille fois plus encore. Emporteras-tu avec toi dans les cachots de ta ténébreuse métaphysique, l’amour, la pitié et la charité ? Fais si c’est ta mission ! Le monde infortuné qui t’a produit n’attend que cela pour mourir.

Nous aussi, cependant, nous allons joindre notre faible voix à ce concert de panégyriques insidieux dont l’objet le plus clair est de tromper les femmes sur leur véritable destination ; mais selon notre usage, ce sera pour leur adresser des vérités qui les honorent et qui ne les abusent point. Nous ne sommes plus à l’âge où leur vue était un prestige, où leur nom était un talisman, où nous ne comprenions d’autres rapports avec elles que ceux d’un culte aveugle et d’une adoration fanatique ; et même alors, nous les aurions détournées avec des larmes, dont le pouvoir était plus sûr que celui de nos discours, de descendre pour nous jusqu’à l’égalité sociale : la femme préfet, la femme procureur du roi, la femme pair de France ou ministre, sont des fictions plus bizarres que tous les caprices du sculpteur gothique, qui brode ses cauchemars fantasques autour du front des chapiteaux. Abdiquer le nom de femme pour devenir, grand Dieu ! je ne sais quoi de semblable à l’homme, c’est bien pis que l’aberration d’une vanité stupide ; c’est une profanation et un sacrilége ! Toute femme qui aspire à l’état de l’homme, n’est pas digne d’être femme.

La belle et noble émulation que nous approuvons dans les femmes, c’est celle d’une éducation plus forte et plus correcte, qui les rend capables de présider avec succès à la première éducation de leurs enfants ; c’est celle d’une instruction plus étendue et plus variée qui les initie jusqu’à un certain point aux jouissances que l’étude des sciences procure, sans les égarer toutefois dans les voies maussades du pédantisme ; c’est celle qui les porte à exercer assidûment les brillantes facultés d’une imagination plus vive et plus déliée que la nôtre, d’une sensibilité plus délicate, plus fine et plus universelle, et surtout ce tact ingénieux et doux qui leur fait saisir, dans les rapports des idées entre elles, mille nuances qui nous échappent. C’est ainsi que nous comprenons, dans la nature même de leur organisation privilégiée, tout ce qu’elle peut comporter d’émancipation légitime et de perfectibilité relative : les grâces du corps embellies par les grâces de l’esprit ; l’élégance des formes ornée par l’élégance des mœurs ; cette alliance enfin des avantages physiques les plus séduisants, et des avantages moraux les plus précieux, qui produit sans effort un type achevé de supériorité sociale auquel l’homme n’a rien à opposer que sa force. Sa force, il faut la lui laisser avec les charges pénibles, avec les soins peu dignes d’envie qu’elle impose. Ainsi l’a décidé la pensée d’ordre et d’harmonie qui soumet aux lois d’un merveilleux équilibre les espèces et les mondes, et jamais aucun système n’a prévalu contre elle. La seule révolution par laquelle les destinées de la femme puissent s’accomplir progressivement, et de l’aveu unanime du genre humain, n’est réservée ni à l’influence d’un philosophe, ni au prosélytisme d’une secte. C’est la femme elle-même qui en porte le germe fécond dans son esprit et dans son cœur.

Si nous ne sommes pas du nombre de ces adulateurs hypocrites qui s’efforcent de suggérer aux femmes une ambition déplacée, dans le dessein secret de les dépouiller de leurs véritables priviléges, nous sommes encore plus loin de nous ranger parmi ces détracteurs odieux qui leur interdisent la culture des lettres, de la poésie et des arts. Nous pensons au contraire qu’elle leur prête un charme de plus, et que nulle parure ne leur sied mieux qu’une couronne tressée par les muses. Les muses elles-mêmes sont des femmes, et le satirique jaloux qui interdit l’encre aux doigts de rose, aurait dû rougir de faire un pareil affront à sa Polymnie. Non-seulement les femmes sont propres à briller dans un grand nombre de genres littéraires, mais il en est certains dans lesquels les hommes doués de l’esprit le plus vif et le plus délicat ne les égaleront jamais. Il est facile de conclure de là que si leur aptitude aux formes et aux combinaisons de la pensée n’est pas complète et universelle, celle des hommes ne l’est pas non plus, et que le goût sévère qui prescrit quelques limites à leurs études et à leur imagination, n’est pas plus indulgent pour les hommes que pour elles. Cette supériorité encyclique, qui plane avec liberté sur tous les domaines de l’intelligence, n’est pas l’attribut d’un sexe ; elle n’appartient ni à l’un ni à l’autre, et il n’y a point de honte à subir une loi que les génies les plus accomplis ont subie, et qu’ils subiront toujours.

Nous irons plus loin. La théorie trop étroite peut-être, mais exacte et judicieuse dans son principe, qui restreint à un ordre déterminé de genres et de sujets les travaux intellectuels des femmes, est si loin de porter préjudice à leur gloire qu’on la croirait faite au contraire pour en augmenter l’éclat ; l’heureuse appropriation des facultés de l’écrivain à la matière qu’il traite, est la première condition de son succès, parce qu’elle est la première condition de son talent. Pour qu’un ouvrage d’esprit soit estimable, et surtout pour qu’il soit excellent, il faut qu’il révèle à un haut degré le caractère moral et, pour ainsi dire, la vie intime de son auteur ; il faut, si on veut bien nous permettre de recourir à une assez mauvaise locution du temps, qu’il ait reçu l’empreinte ou le cachet de son individualité.Cette sympathie de l’âme avec son œuvre, c’est l’art de penser et d’écrire. Hors de là, il n’y a plus d’écrivain, il n’y a plus de livre ; et si un livre qui manque de cette qualité trouve par hasard des lecteurs, c’est qu’il n’y a rien qui ne trouve des lecteurs chez un peuple oisif et blasé, pour lequel la variété des sensations supplée tant bien que mal à leur pauvreté.

Un livre de femme devrait donc être avant tout un livre de femme ; et les femmes le savent bien, car cette espèce d’axiome n’a jamais souffert de nombreuses exceptions. Pour s’approprier avec puissance la pensée tout entière du sexe dans lequel on n’est pas né, il faut se pénétrer de son éducation, de ses mœurs, de sa manière de sentir, de ses émotions les plus familières, et c’est un effort contre nature qui s’épuisera en dix mille essais avant de produire un chef-d’œuvre. La difficulté de faire parler les femmes est le plus grand écueil des poëtes dramatiques et des romanciers. Le grand Corneille ne l’a pas vaincue. La Julie de Rousseau est un jeune étudiant des universités d’Allemagne qui s’est déguisé en Vaudoise. Quand un génie heureux triomphe de cet obstacle, on suppose volontiers qu’il s’est inspiré de l’âme et du caractère des femmes ; il serait presque toujours plus naturel et plus vrai de penser qu’il s’est inspiré de leurs conversations et qu’il a en quelque sorte écrit sous leur dictée.

Je ne l’ai pas encore embrassé d’aujourd’hui,

est un mot de femme, un mot de mère, mais c’est un mot entendu.

J’ai parlé des exceptions, et j’ai dit qu’elles étaient rares. Segrais m’en fournit une parmi les hommes. Cet agréable poëte a fait de charmants livres de femme ; encore les femmes pourraient-elles bien y trouver quelque chose à redire. Ce qui prouve, au reste, qu’il avait autant d’esprit qu’une femme, c’est qu’il a pris un nom de femme pour les publier.

Notre époque admire, avec raison, une femme très supérieure à Segrais, et à bien d’autres romanciers plus célèbres que Segrais. Son style, qui se recommande par des grâces exquises dont les femmes seules ont le secret, suffirait à justifier l’enthousiasme qu’elle inspire ; il se distingue, toutefois, du style des femmes qui écrivent en perfection, par des touches hardies, robustes, quelquefois hasardeuses comme les jeux de la force, qui décèlent non-seulement un talent et une pensée d’homme, mais le talent et la pensée d’un homme énergique, profondément désabusé des illusions de la vie, devenu étranger à la plupart de ses affections et de ses espérances, et qui se joue avec amertume des scrupules et des bienséances vulgaires comme d’un hochet brisé. Le grand écrivain dont je parle a pris un nom d’homme, et IL a fait à merveille ; car il n’y a plus rien de la femme dans les inspirations actuelles de son génie, sinon quelques touchants mystères du cœur, qui parfois attendrissent encore sa parole, et que les femmes n’oublient jamais tout-à-fait. Cet exemple éclaircira d’une manière beaucoup plus concluante que mes discours les idées que je cherchais à développer sur la véritable destination morale et intellectuelle des femmes. Toute femme qui ambitionne un talent, une pensée, une réputation d’homme, doit commencer sans détours, ou commence tacitement par faire abnégation de son sexe. Je ne sais, après cela, si elle réussira dans son entreprise, et j’ai de fortes raisons pour en douter ; mais je lui prédis, quoi qu’il arrive, qu’elle ne gagnera pas au change.

Ces réflexions paraîtront sans doute un peu sérieuses, au commencement d’un livre dédié à la gloire des femmes ; mais je crois les femmes assez avancées dans l’état de progression qui leur est permis, pour les juger dignes d’entendre ce langage. Après avoir pourvu à cette partie de mon ministère, qui est pour moi l’expression d’un sentiment comme l’accomplissement d’un devoir, je déclare que je n’ai rien à rabattre ni à modifier dans les hommages qui leur sont dus, et je m’y associe avec une ferveur qui ressemble peut-être encore à l’amour.

Sans compter la fabuleuse Clotilde de Surville, dont un esprit de critique très facile à exercer, a relégué depuis longtemps l’existence au nombre des mensonges littéraires les mieux constatés, avec le Rowley de Chatterton et l’Ossian de Macpherson, notre vieille poésie a été illustrée dès son origine par d’ingénieux travaux de femmes. Marie de France, Christine de Pisan, Clémence Isaure, la dernière par son influence, les deux autres par leurs ouvrages, ont contribué, plus qu’aucun de leurs contemporains, à l’ornement et au progrès de la littérature française ; et aucune littérature de la même époque ne peut leur opposer de rivales. Le seizième siècle fut plus fertile encore en muses injustement oubliées aujourd’hui, mais dont une nation plus soigneuse de sa gloire, comme l’Angleterre ou l’Italie, aurait précieusement conservé le souvenir. Près de la Marguerite des Princesses, ou sur la voie brillante qu’elle avait tracée, on vit florir tour à tour cette charmante Louise Labé, dont les inspirations ont fourni à La Fontaine, le plus élégant et le plus pur de ses apologues ; Pernette du Guillet, Marie de Romieu, Anne des Marquetz, la sage et sentencieuse Georgette de Montenay, Magdelaine et Catherine des Roches, ces deux savantes et spirituelles Deshoulières des grands jours de Poissy, et une multitude d’autres qu’il serait superflu de rappeler aux amateurs de cette langue inculte, mais naïve, énergique et vivement colorée, dont notre langue perfectionnée n’a malheureusement pas conservé toutes les grâces.

Les femmes ne furent pas entièrement infidèles à la poésie dans les siècles suivants, mais leur esprit, encore plus enclin que le nôtre à suivre le mouvement capricieux des modes, se conforma volontiers aux nombreuses variétés de forme qui s’introduisaient dans les genres et dans le style. Rien n’était plus propre à modifier le tour et les penchants de leur esprit que l’influence de la littérature espagnole, si puissante et si universelle pendant la première moitié du dix-septième siècle ; tout ce qui rappelle de grands dévouements, de généreux enthousiasmes, des passions ardentes mais délicates, des pensées tendres mais exaltées, a des droits sur leur imagination et sur leur âme ; elles ne pouvaient être insensibles à la lecture de ces romans où respire la fleur de la galanterie moresque et de la bravoure castillane ; elles adoptèrent le roman, ou plutôt elles s’en firent une conquête, car il leur était réservé de le naturaliser en France par des chefs-d’œuvre. Le roman est resté d’une manière presque exclusive dans le nombre de leurs apanages, et le même succès leur est promis toutes les fois qu’elles embrasseront un genre d’études et de travail analogue à leurs sympathies et à leur caractère.

Le dix-huitième siècle agit fort diversement sur les esprits. Les esprits bornés devinrent plus frivoles ; les esprits graves devinrent plus sérieux ; et il y avait bien de quoi s’attrister sur l’avenir, s’il s’était dévoilé aux regards des hommes ; mais cette double tendance, plus instinctive que raisonnée, se développait sans acception de la nature et de l’importance des idées qui exerçaient la pensée. Par un déplacement bizarre des convenances communes du langage, on parla des choses solennelles en style bouffon, et on broda des phrases prétentieuses et gourmées sur d’insignifiantes bagatelles. Il parut de pesantes dissertations sur la musique italienne, et des facéties d’une gaieté extravagante sur la religion. La fantaisie s’arma d’un sceptre de plomb, et la philosophie d’une marotte. Le jugement exquis des femmes ne se laissa cependant pas altérer par la révolution de mauvais goût qui s’opérait dans les intelligences ; mais elles payèrent leur tribut à la mélancolie prophétique d’une partie de ces générations de malheur, en négligeant plus ou moins leurs arts favoris pour se livrer à des occupations d’esprit d’une nature plus austère. Elles commencèrent dès lors à écrire sur d’utiles questions de morale pratique, d’économie sociale, et particulièrement d’éducation ; vocation nouvelle et bien entendue qui marqua pour elles une nouvelle ère de progrès, car la bonne littérature leur est redevable de quelques-unes des meilleures productions qui aient été publiées sur ces matières. Les excellents Magasins de Mme Le Prince de Beaumont, si ingénument savants et si agréablement instructifs, ont peut-être formé plus d’esprits droits et de cœurs honnêtes que les funestes paradoxes de Rousseau n’en ont égaré.

Notre siècle ne ressemble à aucun des autres. C’est un âge de diffusion où toutes les paroles se confondent, comme dans l’antique Babel qui en est le type. Son caractère particulier, si ce pouvait en être un, serait de n’en avoir point, mais de se composer de tous. Jamais on n’a autant écrit, quoique jamais on n’ait été moins inspiré de cet instinct du talent qui fait écrire, et on appliquerait volontiers à cette époque, si ce n’était excéder les convenances de la parodie, le mot célèbre de Bossuet sur le panthéisme insensé du paganisme : Tout est littérature, excepté la littérature elle-même. Les femmes ont apporté un immense contingent à ce chaos de livres qui menace d’envahir le monde matériel, et de le faire retomber dans les ténèbres dont il fut tiré par la création. Hâtons-nous d’ajouter, toutefois, qu’elles ont conservé, même en cette occasion, les avantages que donne un discernement plein de tact et de finesse, et qu’en augmentant la masse de ces éléments confus, elles ont généralement évité d’en augmenter le désordre. Leurs écrits, presque toujours animés d’un pieux sentiment de respect pour les véritables lois sociales, n’en auront pas du moins hâté la dissolution, et la Pandore de la fin des temps, comme celle des temps qui commençaient, ne nous a pas encore déshérités de l’espérance.

Tel est l’instant que M. de Montferrand a choisi pour consacrer les titres littéraires des femmes dans une biographie contemporaine qui embrasse tout le tiers écoulé du dix-neuvième siècle, et qui sera aussi complète dans ce cadre qu’un recueil biographique peut l’être. C’est dire assez que toutes les renommées n’y sont pas égales, et que si tous les auteurs qui sont appelés à figurer dans cette élégante galerie ont des droits incontestables à l’indulgence d’un lecteur homme et français, ou pour parler avec plus de précision et de justice, d’un lecteur poli et sensible, tous n’ont pas les mêmes droits aux succès. Il est impossible de faire un pas dans la carrière des sciences, des lettres et des beaux-arts, sans s’exposer à cette chance d’inégalité, et les femmes y sont soumises comme nous. Pour elles comme pour nous, le médiocre est mauvais, et le vulgaire intolérable ; mais la bienfaisante nature leur a donné de plus qu’à nous, des compensations qui réparent toutes les disgrâces de l’amour propre, et qui valent mieux que toutes ses gloires. Elles sont femmes.

charles NODIER.