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Les Femmes poètes de la Belgique/2

La bibliothèque libre.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 49-103).

II
DEUXIÈME PÉRIODE


DE 1830 À 1880

Caractères et tendances de la littérature de cette période dans les œuvres d’expression française et d’expression flamande.

Mme Félix de la Motte et Mevrouw[1] van Ackere-Doolaeghe. — Louise Stappaert-Ruelens. — Mme Defontaine-Coppée. — Amélie Strumann-Picard. — Isabelle Lippens. — Agnès-Lucie Masson. — Mme Epgar Tinel. — Mme Braquaval (Pauline l’Olivier). — Mme van Langendonck. — Clémentine Louant. — Mme H.-O.-G. de Lalaing.

Marre Nizet (Mme Mercier-Nizet).

Mevrouw Courtmans. — Mewrouv David (Mathilda van Peene). — Rosalie et Virginie Loveling.

Les premières productions littéraires qui marquèrent la proclamation de l’indépendance belge donnent, selon l’expression de M. Raymond Poincaré[2], « l’impression d’une flore timide », essayant de jaillir du sol de régions que, d’autre part, Eugène Gilbert comparait, littérairement, à « des landes stériles, à des champs en friche où la désolation régnait[3]».

Ce furent de modestes fleurettes, en effet, sœurs des pâles perce-neige, qui apparurent, en 1884, avec les Primevères de André van Hasselt.

André van Hasselt peut être considéré comme la souche à double rameau de l’arbre généalogique littéraire belge qui crût et s’épanouit pendant cette période de cinquante années. Né à Maëstricht, en 1806, ayant fait ses études à Gand et à Liège, et définitivement opté pour la patrie belge, en 1888, van Hasselt écrivit simultanément en langue flamande et en langue française[4].

Variée, imagée et harmonieuse, bien que parfois conventionnelle à la manière du temps, sa poésie fit école, tandis que son Essai sur l’Histoire de la poésie française en Belgique servit de guide initial aux ouvrages du même genre, conçus par la suite.

À l’exemple de van Hasselt, les écrivains belges des deux races rivalisérent de zèle pour suivre la voie qui leur était tracée.

Parmi les premiers, il faut citer Antoine Clesse, le poète populaire, Charles Potvin dont les œuvres, inspirées par le sentiment national, obtinrent trois fois le prix triennal de littérature dramatique, puis Charles De Coster, le pur artiste, auteur de la Légende d’Uylenspiegel[5], et Octave Pirmez, le rêveur harmonieux.

On a souvent apparenté, malgré la différence de leur inspiration, ces deux derniers écrivains qui, affranchis du moule de la tradition, firent résonner une voix personnelle et peuvent être considérés comme des précurseurs.

À la fin de cette période appartiennent aussi les premières œuvres de Camille Lemonnier, le peintre de mœurs à la touche puissante, et de Georges Rodenbach[6], silhouette ardente et mélancolique qui profile ses lignes pensives sur les calmes et morbides perspectives de Bruges. Du côté des lettres flamandes, c’était l’éveil aussi, grâce aux travaux passionnés de Jean-François Willems et de son groupe, intuitifs et persévérants sourciers qui s’appliquèrent à découvrir, à faire connaître les sujets d’inspiration les plus propices au développement moral et économique de la nation.

Ces efforts, dirigés vers un but si utile et si haut, provoquèrent la collaboration enthousiaste d’écrivains remplis de foi et d’ardeur pour cet apostolat. Au milieu d’eux, Hendrik Conscience[7], auteur de trois œuvres successives, l’Année des Merveilles (Het Wonderjaar) (1837), le Lion de Flandre (1888), le Conscrit (1850) apparaît comme un héraut d’armes qui, en exaltant les gloires du passé, jette, parmi ses contemporains, de nouvelles semences de vie nationale dont il tirera lui-même profit pour mieux comprendre et dépeindre le cadre et les âmes de son pays.

Sa célébrité, non plus que celles de son rival, Dominique Sleeckx, plus rude et moins optimiste, de son émule Snieders, ou de Mevrouw Courtmans[8], au talent fécond et précis, ne font pas oublier la floraison de poètes qui, par ailleurs, illuminent le « jardin » de cette école. Ledeganck, barde évocateur des « trois villes-sœurs »[9], Anvers, Bruges et Gand, a été pour le peuple flamand, ainsi que le dit si bien M. Vermeylen[10], « une force morale ». À ses côtés, brillèrent le sympathique Prudens van Duyse, Théo van Ryswyck, d’une inspiration moins large, mais mélodieuse aussi, la sensibilité fine de De Laet, celle plus familière de van Beers, qu’on comparé au poète des Intimités, François Coppée, Emmanuel Hiel, amateur de rythmes populaires, et, enfin, « le génial et doux chanteur », [11] Guido Gezelle, le saint François d’Assise de la poésie, dont l’âme ardente et pure se consuma, comme un cierge, dans le demi-jour de l’abnégation religieuse, et survit en ses vers avec tout l’éclat mystique et chaud des précieux vitraux d’église.

Des deux parts, on le voit, une préoccupation patriotique dominait les esprits.

Après tant d’esclavages successifs, la Belgique, ayant rejeté ses chaînes, aspirait non seulement à jouir de sa liberté, mais à la proclamer et à la sauvegarder dans l’avenir. Toutefois, ainsi qu’une convalescente aime à étayer sa faiblesse contre un appui sûr, elle n’osait, du premier jour, vivre exclusivement sur son propre fonds ; elle essayait ses pas, sa voix, en regardant marcher, en écoutant parler les autres.

Les autres !… c’est-à-dire surtout la France, son alliée et amie des jours récents contre la Hollande. L’étincelle française couvait en son foyer, car l’occasion d’acquitter sa dette de reconnaissance lui avait été aussi offerte et, en âme loyale, généreuse, elle ne l’avait point laissé échapper. Elle accueillit, en 1836, les révolutionnaires devenus suspects au sein de leur propre pays, comme elle avait fait les conventionnels de 1815.

Plus tard, encore, en 1851, elle renouvela son geste hospitalier en faveur des proscrits politiques dont certains s’appelaient Proudhon, Quinet, Alexandre Dumas, Emile Deschanel, Victor Hugo…

Ces philosophes, ces orateurs, ces écrivains, ces poètes rendirent à la Belgique bienfait pour bienfait. Leur pensée puissante, leur voix entraînante contribuèrent à l’éveiller de sa torpeur en même temps qu’elles l’imprégnaient des meilleures substances de la culture française.

Ainsi, les deux peuples purent coopérer à la même œuvre intellectuelle et morale.

Ils se sentirent aussi plus solidaires l’un de l’autre, avec, peut-être, l’obscure prescience de la future épreuve commune qui les unirait à jamais par le plus fraternel des liens.

Dès l’aube de cette période de réveil, peu après l’apparition des Primevères d’André van Hasselt, deux femmes offrirent presque simultanément au public les prémices de leur butin poétique.

L’une d’elles, Mme Félix de la Motte, d’origine flamande, compte cependant parmi les auteurs de langue française ; l’autre, Mevrouw van Ackere-Doolaeghe, au contraire, était une pure flamande, ce qui permet de différencier, dès le début, l’inspiration et l’expression propres à chacune des deux races.

Mme Félix de la Motte, née Coralie van den Cruyse, appartenait à une famille aristocratique de Gand, où elle naquit le 13 octobre 1796. Son mari était officier.

Sa situation de femme du monde, fine, élégante, enjouée, lui assurait des succès dans les salons, où elle disait ses vers avec grâce. Elle représente, à nos yeux, le poète amateur, plus renommé pour son charme personnel que pour son talent. Ses vers, néanmoins, ne manquent ni d’à-propos, ni de verve.

Sa première œuvre, une comédie anecdotique en un acte, en vers, les Orphelins de la Grande Armée[12], est animée d’un souffle de généreuse pitié en même temps que d’un sentiment d’ardent patriotisme.

Ses poésies lyriques sont contenues dans deux recueils : Violettes[13] (1836) et Fictions et Réalités[14] (1848).

Elles ne peuvent prétendre, évidemment, à la gloire littéraire ; des conseils moraux, des effusions religieuses ou familiales, alternant avec des fantaisies empreintes d’un piquant esprit remplissent ces pages où, en dépit des sourires d’une destinée propice, perce parfois une mélancolie désenchantée.

Peut-être n’y a-t-il là qu’un procédé de poète ? Quoi qu’il en soit, Mme de La Motte se console des désillusions de la vie en la compagnie de sa muse :

Les arts furent créés pour l’âme…
Avec eux point de solitude !

. . . . . . . . . .


L’homme qui s’attache à l’étude
Ne recueille que des fruits mûrs.

Il lui arrive de défendre, non sans malice, la cause des femmes écrivains. On pourra juger de ses arguments par le poème intitulé les Bas-bleus qui répond, sans doute, à l’attaque d’un confrère antiféministe et contre quoi Barbey d’Aurévilly se fût plu à décocher une de ses flèches :

Cher Méphistophélès, dont le vers graveleux
N’est point le fait d’une mazette,
À mes consœurs, à ces pauvres Bas-bleus,
Tu donnes, en jouant, de bons coups de lancette !
Écrire est peut-être une erreur,
Mais c’est une erreur qui console.
Quand l’homme, du savoir, gardant le monopole,
Doit-il de ses écrits s’ériger le censeur ?
Hélas, notre siècle sceptique
À dépouillé le cœur de ses rêves dorés ;
L’austère et sèche politique
À flétri d’un soufflet les amours émigrés.
Lorsque tout s’agite et fermente,
Lorsque l’esprit humain lutte dans la tourmente
Et s’agrandit de ses propres efforts,
Tu veux que la femme isolée
Cache sa vie inconsolée
Sous le sombre crêpe des morts !
Mais toi, Satan, chez qui l’esprit abonde,
Qui disputes au ciel le sceptre de ce monde,
Fais nous reculer de cent ans ;
Rends-nous les festins de familles,
La ronde à l’ombre des charmilles,
Notre âme simple et nos plaisirs d’enfants,
Voire même un galant, bien nigaud, bien timide,

Mais qui sente l’amour au cœur,
Et qui ne classe point dans son calcul sordide,
L’argent plus haut que le bonheur.
Lors tu verras la jeune mère
Endormant son poupon au bruit de son rouet ;
Elle ne lira point l’Iliade d’Homère
Ni le poème d’Arouet…
Elle sera bonne et bien simplette,
Ignorante, mais point coquette,
Telle enfin que tu nous voudrais !
Mais le temps a marché pour l’homme et pour la femme.
Du siècle, pour nos yeux, s’est rembruni le drame.
Et du bonheur, en aurons-nous jamais ?
Grâce à ton omnipotence,
Je veux te dire, en confidence,
Le secret de la femme auteur :
Elle écrit, vois-tu bien, car son âme la brûle ;
Souvent un timide opuscule
A donné le change à son cœur…

Mme Félix de la Motte dut approuver la définition de la gloire féminine donnée par Mme de Staël : « Elle n’est que le deuil du bonheur ».

Les lauriers dont nous couvrirons son, nom sont modestes…, plutôt des lauriers-roses, parmi lesquels on croit voir trembler la tige timide et douce du romantique : « Ne m’oubliez pas » !

Maria van Ackere, née Doolaeghe, est plutôt connue, en littérature, sous ce dernier nom, dont elle signa la plupart de ses ouvrages.

D’origine plus modeste, elle était la fille d’un potier de Dixmude qui fabriquait les conduits de canalisation servant au drainage des sols humides du bassin de l’Yser. Elle chanta le métier paternel dans un poème : Pottebakkertje, devenu une des sonneries familières du « Carillon de Dixmude » et dont, à titre de curiosité, nous donnons ici la première strophe et le refrain :

LE CHANT DU POTIER
Mis en musique par van Cup

Agiles ou lents, tournez sur ma roue
À ma volonté !
Je saisis le morceau de terre
Aussi gros et lourd qu’il puisse être
Et je le façonne en forme jolie
Grâce aux secrets de mon art habile
Et dans un instant l’on admirera
Chaque petit pot élégant et fin !

REFRAIN


Chantez, camarades, chantez une gaie chanson !
Les mauvais temps, certes, ne nous gênent point.
Notre art ne connaîtra misère
Tant qu’existeront palais et chaumière…

Dixmude ! l’Yser ! Ces noms évocateurs ne suffisent-ils pas à nous émouvoir aujourd’hui par le souvenir des scènes tragiques qui s’y déroulèrent et que la plume d’un Charles Le Goffic[15], d’un Léon Bocquet, d’un Ernest Hosten[16] exaltèrent en même temps que le pinceau d’un Léon Cassel.

Maria Doolaeghe naquit le 25 octobre 1803, dans la pittoresque cité qui abritait un des célèbres béguinages des Flandres. Les parents de la fillette lui firent donner une éducation soignée. Elle fut mise en pension chez les dames de Rousbrugghe, à Ypres, afin d’y apprendre le français. Quand elle revint chez elle, on lui donna des professeurs de langue flamande car, dans les institutions du genre de celle de Rousbrugghe, on n’enseignait guère que le français.

Maria Doolaeghe écrivait avec facilité ; elle terminait volontiers ses lettres, selon la mode de l’époque, par des vers amicaux, laudatifs ou malicieux, suivant la qualité et l’âge de ses correspondants. Ses maîtres, remarquant cette disposition, l’encouragèrent et donnèrent à la jeune fille des sujets à traiter en vers. Ses essais furent montrés à des écrivains de la région qui la poussèrent également à suivre cette vocation.

En 1823, eut lieu, à Dixmude, un grand concours de poésie flamande ; elle y obtint les premières récompenses. Il en fut de même à Courtrai, à Ypres, où elle présenta une Ode à Homère.

Des publications flamandes lui demandèrent sa collaboration. Elle y écrivit en vers et en prose et contribua, pour sa modeste part, au « réveil des Flandres ». Elle aimait particulièrement à célébrer les hommes qui, soit dans le domaine de l’art, soit dans celui de la science, ou encore dans l’ordre politique ou économique, ont agi favorablement sur les destinées de sa petite patrie.

Elle eut un vrai culte d’amitié pour le poète van Duyse et entretint de cordiales relations avec les descendants spirituels des rhétoriqueurs dont l’ancienne « Chambre », la Nu Morgen niet, survivait, ainsi qu’une de ses sœurs, la Scerpduere, sous la forme de société littéraire.

Le premier livre de Maria Doolaeghe, Madelieven (les Marguerites ou Pâquerettes), parut en 1834 ; elle écrivit ensuite De Avondlamp (la Lampe du soir), 1849, puis Nieuwe Gedichten (Nouveaux poèmes), Winter blæmen (Fleurs d’hiver), 1877, et Jongste Dichtbundel (Nouveau recueil poétique), 1884[17].

Son mariage avec le chirurgien van Ackere lui a suggéré l’idée de son court poème Palfyn, qu’on a qualifié d’œuvre nationale et qui célèbre, à cause de ses conséquences pour le bien de l’humanité, l’invention du forceps.

Elle a composé un grand nombre de récits, de nouvelles, de légendes exaltant les gloires flamandes.

Bien que restant toujours, en ses vers, la petite bourgeoise pratique qui attache grande importance au sens positif de la vie et tient à faire profiter les autres de son expérience, elle a peutêtre moins de simplicité que Mme Félix de la Motte. Ceux qui la lisaient goûtaient, en tout cas, des pages comme celle qui s’adresse à sa petite-fille, Mlle Marie Haemers :

« Chère enfant, tu es le vivant portrait — de ta mère la bien douée qui s’appliquait à sa tâche commerciale — avec tant d’habileté, — hautement honorée de tous — pour la vertu et la bonté qui illuminaient son beau visage et attiraient vers elle tous les regards. — Elle ignorait le mensonge, la haine et la jalousie et donnait à chacun son salut amical Maria tu es son unique enfant, tu hérites de sa vertu et de ses charmes et tu aimes ce qu’elle a le plus aimé, les joies paisibles de son foyer… »

Parfois, c’est avec une ingénuité presque enfantine que Mme Doolaeghe s’exprime devant les merveilles de la nature :

« Petit oiseau, ô chère hirondelle ! — avec quel soin tu sais nourrir tes petits ! Le ciel entier est ton domaine et sous le toit de chaume tu t’abrites. — Dieu sait te prouver qu’Il t’aime — et ton sort est doux, petit oiseau !… »

Ailleurs, de même qu’elle a chanté les poteries paternelles, elle célèbre les dentelles renommées de son pays :

« Notre dentelle si bien faite est recherchée par l’Angleterre et beaucoup aussi par la France !

Est-il une plus belle chose ?

Et de quelle charmante jeune fille la dentelle n’avive-t-elle encore l’éclat et la grâce ? »

Tout cela est rendu bien prosaïque par la traduction ! La rustique langue flamande, bien rythmée, convient mieux à ces sujets nationaux.

Par contre, l’allure romantique se retrouve dans La plainte de Fanny, petit poème d’amour mélancolique…

« Reste là, ma lyre suspendue au mur et vouée à l’oubli ! Les joues ruisselantes de pleurs, je dis adieu à la poésie, je dis adieu à l’art ! Si je veux suivre le sentier parcouru par Moëns[18], — mon amoureux n’est plus là pour m’inspirer et me conduire. Les désirs et le courage, tout m’abandonne… Mon tendre ami repose auprès du souverain Être. J’ai perdu mon amant fidèle !

« Ô banc gazonné où nous nous sommes si souvent assis, à quoi sert aujourd’hui ta fraîcheur ? — Je n’ai que faire de tes attraits et de tes caresses, ô Philomèle. — Tu peux cesser ton chant si doux ; à quoi bon, zéphirs, voltiger voluptueusement autour de mon front ? — que m’importe, nature, que tu renaisses avec splendeur ? Va, couvre-toi de nouveau de tes vêtements de deuil, ― car j’ai perdu mon amant fidèle… »

C’est bien là « la plaintive Elégie décrite par Boileau et que les contemporains d’Elisa Mercœur, d’Eugénie de Guérin, d’Anaïs Ségalas trouvaient si fort à leur goût.

La contribution poétique de Maria Doolaeghe est fort importante quant au nombre des poèmes composés entre 1830 et 1877.

Outre les prix littéraires qui couronnèrent ses efforts, Mevrouw van Ackere-Doolaeghe reçut du gouvernement des commandes de poèmes officiels ; elle fut aussi chargée de publier un recueil de Chansons populaires illustrées.

Sa laborieuse vie goûta, à l’heure du repos, une joie très douce lorsque, en 1883, la croix de Chevalier de l’ordre de Léopold vint lui apporter une flatteuse consécration.

La poétesse avait alors 80 ans ; son jubilé fut l’occasion d’une cérémonie touchante, organisée en son honneur par ses concitoyens. Un livre d’or, contenant des hommages, des poèmes, des dessins, des pages de musique signés par les artistes flamands, lui fut offert.

Après sa mort, survenue l’année suivante, ce souvenir devint la propriété de sa petite-fille, Mme Edgard Reynaert[19] qui, malheureusement, lors de la fuite obligatoire, en 1914, sous l’intense bombardement, n’eut que la ressource de le cacher dans la maison aujourd’hui réduite en cendres, comme le voisin Hôtel de Ville, où le buste de la vénérable femme, une des célébrités de Dixmude, se voyait entre ceux de deux édiles de la cité[20].

Les descendants de Maria Doolaeghe van Ackere honorent pieusement sa mémoire, heureux que le don poétique qu’elle avait reçu se retrouve en l’une de ses arrière-petites-filles ; mais, religieuse, vivant au fond d’un couvent, celle-ci n’a ni l’occasion, ni le désir de développer ni même de révéler au dehors, son talent.

Entre 1830 et 1880, les œuvres poétiques féminines sont nombreuses… Je n’oserai ajouter que la qualité en égale la quantité… Trop de ces productions, pleines d’excellentes intentions, n’offrent aucun intérêt psychologique ou artistique.

Qu’il s’agisse de Mme Louise Stappaeet-Ruelens[21], dont les Pâquerettes (1844) et les Impressions et Rêveries (1845) pourraient tout juste apprendre la cadence prosodique aux élèves des maisons d’éducation, de Mme Defontaine-Coppée[22] qui, dans ses Chants de Mai et ses Fleurs du Hainaut, de même que dans ses deux ouvrages en prose : les Femmes illustres de la Belgique et les Femmes célèbres du Hainaut, exalte avec attendrissement les gloires de son sexe et celles de son pays, de Mme Strumann-Picard[23] laissant se paralyser les manifestations de sa personnalité dans le miel enliseur des poèmes dits « de circonstance », de Mme Isabelle Lippens[24], née Behaegel, descendante du grammairien Pierre Behaegel et auteur d’un ouvrage sur Louise-Marie-Thérèse-Charlotte d’Orléans, première reine des Belges, d’Agnès-Louise Masson et de Louise Bovie, publiant à quelques années de distance leur premier recueil sous un titre identique, Essais poétiques[25], de Mme Edgar Tinel, née Emma Coekelberg, qui, à ses Heures perdues, tressa des Epines très fleuries de roses, ou encore de Mme Braquaval (Pauline l’Olivier), directrice de pensionnat, et dont l’Académie royale de Belgique, toutefois, couronna, en 1859, une Cantate intitulée le Juif errant, et encouragea, en 1861, comme pour Mme Doolaeghe, la publication de Chants populaires, on ne trouve vraiment, en cette ample moisson, aucune fleur poétique digne d’être recueillie et fixée dans l’herbier d’une anthologie.

Au milieu de ces pages trop imprégnées d’un fade et conventionnel romantisme, les Heures poétiques de Mme van Langendonck, née Antoinette Rutgeerts, qui s’était précédemment fait connaître par une Épître aux Belges, en faveur des blessés de la guerre d’Indépendance, puis, par un recueil, les Aubépines (1844), apparaissent plus intéressantes à cause de leur pureté d’expression et de leur élévation de pensée.

Dans la préface de son livre, Mme van Langendonck dit modestement : « Flamande, je n’ai certes pas la prétention d’atteindre, même de très loin, aux sublimes compositions des grands poètes français de notre siècle, et si l’un d’eux eût, à ma connaissance, publié un livre d’Heures, je n’eusse pas osé faire paraître le mien, qui n’a peut-être d’autre mérite que d’être le premier livre d’oraisons entièrement rimé. »

Il y avait bien l’Imitation, de Corneille ! Mais elle n’était pas de ce siècle…

Les « oraisons » de Mme van Langendonck ont, d’ailleurs, plutôt l’air de méditations… qui ne font pas oublier celles de Lamartine… Toutefois, il faut leur reconnaître un sentiment de conviction profonde, comme dans le fragment de Prière du Matin :

De la nuit, lentement, le voile se replie…
La nature sourit à l’aube qui renaît ;
Et, sortant, du sommeil, mon âme recueillie
Te rend grâce, ô mon Dieu, pour ce nouveau bienfait !
Pour bien remplir le jour que ta bonté me donne,
Que ton œil protecteur, toujours suive mes pas,
Car le faible mortel que ta grâce abandonne
Dans ta voie, ô Seigneur, ne se soutiendra pas.

Que ta protection sur tous les miens s’étende !
Fais qu’en eux tout concoure à tes vastes desseins !
Reçois à cette fin, en incessante offrande,
Les biens que nous tenons de tes divines mains…

Cet élan d’un culte exclusif, Mme van Langendonck ne l’apporta pas seulement dans l’amour divin ! Son cœur vibra d’une note plus humaine, ainsi que nous le révèle cette Inquiétude :

Sur ton front, mon ami, pourquoi donc ce nuage ?
Notre tant doux amour n’est-il plus le bonheur ?
Oh ! laisse-moi longtemps cette joie enivrante !
Laisse-moi, chaque soir, bénir à deux genoux
Cet instant où ton cœur me nomma ton amante,
Où me vint ce bonheur à rendre un dieu jaloux.
Laisse-moi ton amour, laisse-moi, pauvre femme,
Regarder en pitié tout ce qui n’est pas toi,
Laisse ce juste orgueil déborder de mon âme,
De vivre pour toi seul et sous ta seule loi.

Ces vers, après tout, valent bien ceux de certaines poétesses françaises du même temps, MMmes Ménessier-Nodier, Hermance Léguillon, ou Antoinette Quarré, à qui l’on fit si grosse réputation…

Avec Mme Clémentine Louant, nous pénétrons dans un autre domaine, celui de la nature.

Adonnée de bonne heure à l’étude des sciences naturelles et particulièrement de la botanique, Mme Matyn, née Clémentine Louant, qui signa ses œuvres de son nom de jeune fille, choisit, en effet, de préférence, pour thèmes de ses poèmes, réunis en deux recueils : Poésies (1864) et Fleurettes (1865), [26] la description des paysages familiers et les impressions très subtiles, très justes que son âme sensible éprouvait devant les mille et une manifestations de la vie végétale.

Mlle Hélène de Golesco, qui a beaucoup connu Clémentine Louant et a écrit sur elle une fine étude[27], la compare, sur ce point, à l’auteur du Caur innombrable, avec cette différence que chez la poétesse belge, Ja panthéisme est remplacé par une très solide foi catholique qui idéalise les émotions ressenties.

Les atavismes orientaux du poète des Éblouissements sont, d’ailleurs, si différents de ceux que portait en elle la modeste bourgeoise septentrionale !

« Les merveilles de la terre, proclame celle-ci, m’incitent à aimer celles du ciel ». Certains de ses poèmes ont une inspiration religieuse et, dans ses romans car elle fut aussi novelliste et romancière, les droits du spiritualisme, de la morale, de la famille sont toujours défendus, exaltés.

C’est sans doute son idéalisme, son goût des élans vers les cimes et le ciel qui ont mis au cœur de Clémentine Louant un si vif amour pour les oiseaux. Elle a dépeint leurs mœurs, décrit leurs chants, célébré leur grâce et leur faiblesse avec une délicatesse exquise et un rare bonheur. Elle a aussi plaidé la cause de la gent captive : son Marché aux oiseaux, assure Mlle de Golesco, peut servir de pendant à la Chasse, d’Alphonse Daudet.

La poétesse aux oiseaux devait aussi forcément aimer les Cloches, que leurs vibrations mélodieuses transforment en captifs oiseaux de bronze. Un poème qu’elle écrivit sur elles, publié dans la Revue des gens de Lettres belges, lui valut, en 1886, le prix de poésie à l’Union littéraire de Verviers.

En voici un fragment, dédié aux Cloches du soir :

Vénus scintille au fond des cieux
Et sur les champs silencieux
Rayonne
Dans sa radieuse clarté ;
L’Angelus, au ciel argenté,
Résonne.
Dans les airs passe un long frisson..
Au loin, s’élève la chanson
Des merles ;
L’arbre frémit au vent du soir,
Dans l’herbe la nuit fait pleuvoir
Des perles.
Cloches, vibrez au ciel profond,
Le vent berce les épis blonds ;
Sans trêve
Votre chant s’en va doux et lent
Comme une plainte s’exhalant
En rêve…
Ô chansons voguant dans le soir !
Parfums puissants de l’encensoir
Des roses,

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lumière qu’on appelle l’immortalité.

Et dans ce halo glorieux, un autre visage s’estompe, inséparable du premier, celui de la collaboratrice des premières heures, de l’aînée, prématurément enlevée à son pays.

Les anthologistes, les critiques, peu enclins, cependant, à mentionner dans leurs livres des noms féminins, unissent dans un même hommage ceux des « sœurs Loveling », des « deux rossignols de Nevele ».

M. Omer Wattez, dans son Étude sur la Poésie néerlandaise contemporaine en Belgique, leur a consacré de longues pages en faisant observer que les premiers ouvrages dus à leur plume eurent une influence heureuse sur les rapports assez tendus qui existaient, depuis 1830, entre la Hollande et la Flandre belge. Les critiques néerlandais, louant ces livres, y reconnurent des signes indiscutables de fraternité intellectuelle ; une collaboration plus étroite s’ensuivit entre les deux pays.

On peut donc affirmer que les sœurs Loveling tiennent une place importante — douce et harmonieuse comme un trait d’union dans la phalange des lettres flamandes dont Henri Conscience, Ledeganck, van Duyse, van Ryswick, Guido Gezelle, mevrouw Courtmans avaient provoqué le réveil et qu’illustrèrent si bien, par la suite, les poètes van Beers, Pol de Mont et leurs amis.

  1. Mevrouw, en flamand signifie « Madame ». On emploie ce terme, même en Belgique française, lorsqu’on parle des Flamandes.
  2. Conférence faite à Anvers, le 11 avril 1910 : La littérature belge d’expression française.
  3. Eug. Gilbert : Les lettres françaises dans la Belgique d’aujourd’hui (Sansot, édit., 1900).
  4. Son poème philosophique, Les quatre Incarnations du Christ (1867), est bien supérieur à ses pièces lyriques.
  5. Thyl Uylenspiegel, personnage mythique dont De Coster, a fait l’incarnation de l’âme flamande, fière et indépendante qui se rebelle contre le joug étranger (Lacomblez, édit., Bruxelles, 1867).
  6. Georges Rodenbach appartenait à une famille flamande, mais il écrivit en langue française.
  7. Né à Anvers en 1812, mort en 1883, fut conservateur du Musée de Bruxelles.
  8. L’une des plus importantes romancières flamandes (voir p. 92).
  9. De drie zustersteden.
  10. Les lettres néerlandaises en Belgique depuis 1880, conférence faite à l’Exposition universelle de Liège, en 1905 (C. A. J. Dishoek, édit., Bussum, 1906).
  11. Une gloire de la Flandre ; Guido Gezele, prêtre et poète, par Ch. Grolleau (Crès, 1907).
  12. Beuguies, édit., Bruxelles. Cette pièce a été jouée à Bruxelles, en 1834.
  13. Laurent, édit., Bruxelles, 244 pages.
  14. Grense, Bruxelles, 209, pages.
  15. Dixmude : Un chapitre de l’Histoire des fusiliers marins (Plon, édit., 1915).
  16. L’agonie de Diamude, par Léon Bocquet et Ernest Hosten, préface de Ch. Le Goffic, illustrations de Léon Cassel (Tallan- dier, 1916). M. Léon Bocquet a également écrit une des plus émouvantes pages de la guerre en Belgique dans le récit : Une figure de Béguine : la dernière grand’Demoiselle de Dixmude (Revue hebsomadaire, 27 octobre 1917).
  17. Il a paru également, en 1867, donc avant la publication des deux derniers ouvrages, une édition complète en deux volumes des Œuvres de Maria Doolaeghe-van Ackere avec étude biographique et portrait, par Debreyne-Dubois, avec traduction flamande de Destamberg (à Gand chez Snoeck-Decaju).
  18. Pétronella Moëns, poétesse hollandaise aveugle, avec qui l’auteur était en relation (voir Les Femmes poètes de la Hollande, page 143). Maria Doolaeghe l’a célébrée en une courte brochure éditée chez L. de la Montagne, Anvers, 1872.
  19. Je tiens à remercier ici Mme Edgard Reynaert et ses filles de leur obligeance à me communiquer toutes notes et poésies qui m’ont documentée pour cet article.
  20. Léon Bocquet et Ernest Hosten mentionnent cette œuvre d’art dans leur ouvrage déjà cité. J’ai eu depuis, le plaisir d’apprendre, par la famille de Mevrouw van Ackere, que le buste avait été retrouvé presque intact parmi les décombres de l’incendie.
  21. Mme Louise Stappaert-Ruelens, née en 1818, ne doit pas être confondue avec Mme Estelle-Marie-Louise Ruelens, qui, sous le nom de Caroline Gravière, eut, entre 1872 et 1888, un vif succès pour ses romans et ses contes dont la plupart parurent dans la Revue de Belgique et furent recueillis et publiés par le bibliophile Jacob. À la même époque, une autre romancière, Mme CAROLINE POPP, née Boussart, s’acquit une certaine renommée dans les familles avec ses récits wallons et flamands ; elle avait fondé, en 1837, le Journal de Bruges.
  22. Mme Defontaine, née Angélique Coppée, descendante du poète hutois Denys Coppée, naquit en 1806 et mourut en 1882. Ses recueils de poèmes furent publiés chez Parent (Brux.) et Doux fils (Namur), ses ouvrages en prose chez Dierickx (Malines) et Schnée (Brux., 1859).
  23. Née en 1882, a publié : Épanchements d’une jeune âme (1857), Gouttes de rosée (1859), Aurore et couchant (1895), ainsi que des nouvelles en prose et une Anthologie de poètes, en collaboration avec G. Kurth, 1874.
  24. Auteur de Mes Loisirs, chez Manceaux-Hoyois, Mons, 1859.
  25. La première fut éditée à Anvers, chez J. B. van Aarsen, 1860, la seconde fit paraître son livre sous le pseudonyme Noël Lys, à Bruxelles, chez Devroye, 1866.
  26. Cador, édit., Charleroi.
  27. La Femme contemporaine (décembre 1908).