Les Femmes poètes de la Belgique/1

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Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 1-48).

I

PREMIÈRE PÉRIODE


DES ORIGINES À 1830

Les plus anciens monuments littéraires belges. — Le bilinguisme, ses causes, ses conséquences. — Les femmes protectrices des Lettres au moyen âge. — Les premières femmes poètes : la nonne Hadewych ; Marie de Brabant ; Marie Dregnan ; la Demoiselle Deprez ; la Belle Doëte ; la Sœur Dimenche ou Nonain de Berchinge. — L’Université de Louvain. — Le siècle des ducs de Bourgogne. — Marguerite d’Autriche et son œuvre. — Mlle de Baude et Mlle Huclam. — La Réforme et la Renaissance. — La poésie spirituelle : Anna Bijns ; la Sœur Josine des Planques. — XVIIe et XVIIIe siècles.

Placée, durant des siècles et au gré des guerres ou des alliances qu’elle dut subir, sous la domination successive de la France, de l’Autriche, de l’Espagne, la Belgique ne put être constituée géographiquement et politiquement que fort tard.

Son histoire littéraire s’est ressentie de cette situation dépendante.

On a coutume de dire que la littérature belge n’exista point avant 1880.

Il ne faut pas oublier, pourtant, que la Belgique apporta son contingent, son influence dans les premières manifestations de la littérature française et de la littérature germanique.

Au moyen âge, plusieurs de nos provinces septentrionales, l’Artois, le Cambrésis lui appartenaient. C’est dans le pays des trouvères et des puys qu’on vit éclore les premières fleurs de nos cycles des Chansons de Geste, la Cantilène de Sainte-Eulalie, l’Histoire d’Aucassin et de Nicolette, la Berthe aux grands piés d’Adenès le Roi, les Quatre fils Aymon et peut-être aussi le Roman de Renart, auquel certains critiques donnent une source flamande[1].

Une autre cause de la naissance tardive d’une littérature belge est la particularité du bilinguisme qui se manifesta en ce pays et qui mit longtemps des entraves à la formation, à l’expansion de la pensée nationale.

Les Wallons et les Flamands se partagent, en effet, d’une façon à peu près égale, le territoire de la Belgique. L’esprit de rivalité qui les séparait, il y a quinze siècles, n’a, d’ailleurs, pas disparu.

Les Wallons, formés d’un mélange celte et roman, présentent le caractère et les tendances de la race française. Leur langue populaire est une sorte de patois français, mieux encore, un ancien dialecte roman du Nord. Les Flamands, eux, eurent pour ancêtres des Francs et des Germains.

Bien que les régions où s’emploient respectivement les deux langues ne puissent être définies d’une façon précise, on peut, néanmoins, dire que le wallon se parle dans les provinces de Hainaut, de Liège, de Namur et le flamand dans les régions de la Flandre, du Brabant, du Limbourg.

En Flandre orientale, on reconnaît même deux tendances. Selon M. Auguste Gittée, apôtre du folk-lore, certains Flamands, les plus cultivés, ont pour idéal de se rapprocher du hollandais ; les autres parlent tout bonnement le patois : on appelle ces derniers des particularistes.

M. Gittée paraît regretter ce fait puisqu’il ‘ajoute : « Voilà done l’état de choses auquel nous avons abouti en Flandre ! Après quarante ans de travail pour arriver à l’unification de la langue, une moitié des Flamands n’accepte pas encore la suprématie du dialecte hollandais comme langue littéraire[2]. »

Qui dit deux langues dit, en général, deux tendances d’esprit, deux âmes.

« L’âme belge, ne craint pas d’affirmer M. Virgile Rossel, sera toujours double par bien des côtés. L’âme wallonne, précise-t-il, doit encore obéir au génie de sa race qui est latin, sans renoncer à puiser dans le fonds national; il faut qu'elle aille boire à la grande source où sont naturellement conviées toutes nos petites Frances hors de France[3]. »

La Belgique est un pays essentiellement bilingue, décrète, de son côté, M. Henri Pirenne[4], en faisant remarquer que la langue française y régna par infiltration naturelle et non par droit de conquête et qu'elle y fut toujours la langue aristocratique, tandis que les dialectes dérivant de l'allemand sont parlés surtout dans le peuple.

Il est juste de reconnaître à la langue flamande un droit d'antériorité. Elle a été employée dans les plus anciens monuments littéraires belges. À diverses reprises, et, en particulier, au temps de la maison de Bourgogne, elle devint langue officielle en Brabant, remplaçant le latin dans les actes et les chartes.

Elle eut son rôle aussi dans la création de la poésie en Belgique[5]. Très rythmée, avec la cadence des syllabes fortes et faibles, elle se prêtait à la création des poèmes musicaux. La versification thioise ou théostique (nom du flamand à cette époque), assez monotone, réclamait le relief du chant qui reste mêlé à l'histoire de l'âme flamande.

Les « marchands de chansons » abondaient sur les marchés, dans les kermesses ; le soir, dans les veillées familiales, appelées écraignes, à la lueur du crasset, petite lampe à huile, on se transmettait ces chansons, avec les récits populaires, les légendes, comme cela se passait en Lorraine, autour du copion de verre à mèche fumeuse, en Bretagne sous la lueur vacillante du golo lutil, ou au fond des burons auvergnats, près des tchares et des luns de cuivre accrochés par leur crémaillère de bois aux poutres enfumées du plafond.

M. Van Eeghem, professeur à l’Athénée royal d’Anvers, a réuni dans une brochure les plus connus des chants flamands du XIIIe au XXe siècle[6].

Il y regrette qu’avant le XIIIe siècle le dédain des intellectuels pour les manifestations de l’âme populaire n’ait pas permis (l’imprimerie n’existant point) de conserver sur le parchemin, qui coûtait cher, ces documents primitifs. M. van Eeghem démontre que la chanson jouit d’une vogue constante en Flandre jusqu’au XVIIe siècle ; elle déclina ensuite, comme, d’ailleurs, tout le mouvement littéraire, « par suite de l’émigration des forces vives de la nation en Angleterre ou en Hollande devant le régime de la tyrannie espagnole ».

Les poèmes religieux, très répandus dans les Pays-Bas et qui, au moment des luttes de la Réforme ou de certaines guerres, prirent le caractère de pamphlets ou de satires, furent écrits, de même, en flamand. Si j'insiste sur ce point qui semble, au premier abord, relever plutôt de la linguistique que de la littérature, c'est que, précisément, la poésie exerça, de tout temps, et sous toutes ses formes, une réelle influence sur les destinées des Lettres belges.

Et puisqu'il s'agit ici de rechercher les grandes lignes de ce double courant wallon et flamand à travers l'histoire littéraire belge, il est bon de rappeler que les fluctuations en furent soumises au bon plaisir des maisons souveraines qui exercèrent tour à tour le pouvoir dans le pays.

Après avoir été à l'honneur jusque sous la domination autrichienne, le flamand, réduit, au XVIIIe siècle, à l'état de dialecte, subit encore une éclipse presque totale au XIXe siècle.

La libération de la Belgique, en 1830, avait provoqué parmi les populations une antipathie contre la Hollande au profit de la France. Mais cet ostracisme fut de courte durée. Dès 1834, se dessina une réaction en faveur du mouvement flamingant.

Nous verrons plus loin que l'initiative en revient encore aux poètes.

Depuis lors, jusqu'à nos jours, entre les partisans du flamand et ceux du wallon, s'engagent des débats sans fin sur l'égalité des deux langues.

En 1887, eut lieu, dans les Chambres belges, une discussion qui prit le nom de querelle des Langues. En 1898, la loi de Vriedt proclama cette égalité en prescrivant l’emploi officiel des deux langues dans les actes, dans les écoles, dans l’armée. Peu de temps avant la guerre de 1914, le mouvement flamand s’accentuait de plus en plus. D’aucuns s’en inquiétaient à cause de la ressemblance qui existe entre cette langue et la langue allemande. On redoutait, dans cette tendance, une influence germanique.

Un exemple symptomatique de cet engouement pour le flamand est le suivant :

Une femme de lettres belge écrivit, avant la guerre, un ouvrage — en français — sur une célébrité nationale. Il se trouva un critique qui, tout en vantant les mérites du livre, fit cette réserve : « Il est regrettable qu’une telle œuvre n’ait pas été écrite dans notre langue nationale[7]. »

N’était-ce pas aller un peu loin ? Ce critique n’avait pas les raisons de Jacob Maerlant, créateur du genre didactique en Hollande, qui, tout en aimant la France, jugeait que la poésie galante et conventionnelle de l’époque, en grande faveur chez nous, convenait peu à son pays où il ne tolérait que des œuvres sérieuses, écrites en néerlandais.

En ces derniers temps, la lutte a pris une acuité Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/34 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/35 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/36 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/37 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/38 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/39 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/40 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/41 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/42 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/43 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/44 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/45 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/46 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/47 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/48 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/49 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/50 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/51 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/52 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/53 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/54 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/55 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/56 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/57 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/58 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/59 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/60 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/61 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/62 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/63 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/64 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/65 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/66 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/67 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/68 de la Touraine et dont la femme était Normande. Christophe Plantin laissa l'imprimerie à son gendre Moretus, dont la postérité continua la même œuvre dans la même demeure. L'imprimerie avait la spécialité des livres d'Heures aux fines enluminures.

Depuis une quarantaine d'années, la ville d'Anvers l'a achetée et y a organisé un musée des plus intéressants.

La petite cour à arcades enguirlandées d'une vigne plusieurs fois centenaire, dont les festons encadrent les fenêtres aux menus carreaux sertis de plomb, est un bijou de grâce archaïque qui offre un heureux contraste avec certaines reconstitutions malencontreuses de l'art germain, comme les lourdes masses rougeâtres de la Maison des typographes et de la Maison des libraires, à Leipzig.

L'esprit d'un peuple se retrouve jusque dans les pierres de ses monuments.

Au XVIIe et au XVIIIe siècle, les diverses tentatives faites par les Belges pour se créer une littérature personnelle échouèrent à cause des luttes tour à tour religieuses, militaires, civiles, qui désolèrent le royaume.

Toutefois, si l'on en croit certains mémoires, la cour de Bruxelles fut très brillante, au xvIIe siècle, lorsque les souverains Albert et Isabelle[8] y recueillirent les émigrés princiers de France, notamment Marie de Médicis, Gaston d’Orléans et leur suite.

Les détails contés pittoresquement par M. Ernest Gossart dans son article : L’Auberge des Princes en exil[9], ressuscitent à nos yeux les fêtes, les joutes, les soirées qui s’y succédaient. A la mode espagnole, les hommes célébraient leurs belles en faisant donner des sérénades sous leurs fenêtres. Une des « reines » les plus entourées était la princesse de Chimay. Mais tout ce galant manège n’allait pas sans rivalités, jalousies et querelles. Des duels s’ensuivaient ; ils avaient leur dénouement sur la grand’place de Laeken, ce petit Versailles de la cour bruxelloise ; blotti dans la verdure, s’y érige le château royal, rebâti sur les vestiges de celui qui fut, en 1899, la proie des flammes, et où Napoléon Ier, en 1812, avait signé la déclaration de guerre à la Russie…

Au xviiie siècle, les arts, en Belgique, rayonnèrent d’un plus vif éclat que les lettres, avec les grands noms de Rubens, de van Dyck, de Jordaens, des Téniers, de Rembrandt, de Gérard Dow… La musique, même, surtout dans le pays wallon, florissait avec succès depuis deux siècles. De Roland de Lattre et ses contemporains à César Franck, en passant par Gossec et Grétry, Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/71 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/72 Page:Berger - Les Femmes poetes de la Belgique.djvu/73 cette contrée : « Une femme qui voudrait établir à Bruxelles, dans sa maison, un tribunal de littérature, serait vilipendée, bafouée, et, loin d’obtenir de la considération, chacun aurait pris pour elle le plus grand mépris[10]. »

Que nous sommes loin des salons français contemporains, de ces « bureaux d’esprit » dans lesquels nos célèbres Parisiennes du xviiie siècle tenaient, dans une attitude souveraine, leur sceptre enguirlandé de roses !…

L’érudition, seule, occupait, en Belgique, les cerveaux masculins qui faisaient effort pour briser la glace d’apathie où se figent les meilleures volontés.

On peut donc dire que le mouvement de réaction qui se produisit en 1880, à l’heure de la proclamation de l’indépendance territoriale de la Belgique, fut plutôt une naissance qu’une renaissance.

Soyons fiers de penser que la France y joua son rôle, non seulement en aidant les Belges à secouer le dernier joug étranger, mais encore en favorisant, par la suite, l’expansion intellectuelle jusqu’à la vraie Renaissance belge de 1880, celle qui proclama le droit à la vie du pays et rendit évidente une personnalité nationale qu’on vit s’affirmer ensuite, de jour en jour, avec plus de maîtrise, afin d’apporter son contingent de richesses au trésor de la Pensée humaine.

  1. M. André M. de Poncheville, l’animateur des Amitiés de France et de Flandre, a raison d’affirmer : « Dans le domaine de l’esprit, la Belgique fait partie de la plus grande France, ayant contribué à la créer, et de quelle importante contribution. »
  2. Revue de Belgique, 15 septembre 1890.
  3. Histoire de la littérature française hors de France, libr. Fischbacher, 1895.
  4. Histoire de Belgique, tome Ier, Lamertin, édit. Bruxelles, 1900.
  5. La Chanson flamande au moyen âge, art. de M. J. Stecher, Revue de Belgique, 15 juin 1886.
  6. Chansons populaires flamandes du XIIIe au XXe siècle. Cette brochure servit de thème à une conférence que M. van Eeghem fit à Fécamp, où il se trouvait en 1916, comme délégué au Collège de jeunes gens. Des soldats belges chantèrent les chœurs de ces chansons.
  7. Le roi Guillaume Ier de Hollande avait fait un jour la même réponse au sujet d’un écrivain belge de langue française, qui sollicitait une décoration de son pays natal sous la domination hollandaise.
  8. Isabelle d'Autriche, qui était petite-fille de Charles-Quint pet fille de Philippe II d’Espagne. C’est elle qui donna son nom à une couleur jaunâtre, en gardant sur elle, durant trois années, — dit la tradition — la chemise qu’elle avait fait vœu de ne quitter qu’à la fin du siège d’Ostende, défendue par ses troupes.
  9. Revue de Belgique (15 avril 1902).
  10. Revue latine du 25 septembre 1907.