Les Feuilles de Zo d’Axa/Enfants martyrs

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Les Feuilles de Zo d’Axa
Les FeuillesSociété libre des gens de lettres (p. 233-244).


Enfants martyrs


UN BIRIBI POUR LES GOSSES


L’autre jour, devant la vitrine d’un pâtissier, un garçonnet, chaudement vêtu, auquel sa maman refusait une troisième tarte à la crème, se mit à crier :

— Je meurs de faim !

La foule s’ameuta très vite, et les commères du quartier, trois concierges, deux cuisinières et une marchande de poisson, invectivèrent la maman. Elles l’auraient battue sûrement, si la bonne dame, prise de peur, ne s’était enfin décidée à faire emplette, pour le gamin, d’une demi-douzaine de gâteaux. L’enfant, sans doute, en fut quitte pour une légère indigestion.

Le gosse avait fait chanter sa mère.

L’enfant martyr est à la mode. Depuis le petit Pierre et les Deux Gosses, la fibre populaire tressaille… et un papa assez osé pour tirer l’oreille d’un marmot est dénoncé par son pipelet. La moindre pichenette au bambin émeut les voisins, belles âmes qui croient de leur devoir civique d’écrire des lettres au commissaire. Un usage enraciné veut, d’ailleurs, que toutes ces lettres, des voisins comme des concierges, soient prudemment anonymes. Il y a ainsi de basses vengeances qui trouvent moyen de s’exercer. Il y a surtout la délation, qui est un plaisir bourgeois.

Les loupiots, qui, avant de lire les journaux, les ont entendu ânonner et commenter en famille, ont appris, par les faits-divers, que, contre tout méchant traitement, la Société les protégeait.

La Société ! des grandes personnes, qui ont le droit de punir maman et de mettre papa en pénitence. La Société ! s’ils savaient…

Eh bien ! nous allons le dire, le montrer à tous, petits et grands, ce qu’elle fait, la Société, la paternelle Société, des enfants qu’elle prend en tutelle. Voici la maison de correction.

Ici l’on souffre, on saigne, on jeûne. Ici l’on tue.


C’est à Aniane. Citons des noms, citons des faits. Il faut qu’un de ces Biribi, lugubre autant que ceux d’Afrique, plus poignant, peut-être, puisqu’on y tenaille de la chair encore puérile, apparaisse dans son jour sinistre. C’est autre chose qu’un article à faire. Et c’est mieux qu’un réquisitoire. Ce devrait être un procès-verbal :

Aniane, colonie pénitentiaire. Directeur : M. Naret. Médecin : M. Rouveyrolis. Quatre cents colons : les plus jeunes ont à peine huit ans !

Cette colonie n’est pas, au reste, pire que les autres : Saint-Hilaire, Douaires, La Loge, Eysses, sévissent sur le même modèle. Mais c’est d’Aniane que je peux parler, en mettant les points sur les i — en mettant les noms sur les morts.

Il s’appelait Vaillanberg, celui-ci ; il avait dix-sept ans. Jeté en cellule pour une tentative d’évasion, l’enfant tomba sous la coupe d’un gardien qui l’avait en haine. Ce gardien, ce fonctionnaire, ce tortionnaire nommé Périal, poussa l’ignominie au point de priver sa victime de la portion de nourriture accordée aux enfants punis : une soupe tous les quatre jours.

Périal vida dans les latrines la gamelle du petit martyr.

Pendant trois semaines, le malheureux vécut au régime d’une mince tartine de pain que, chaque jour, on lui lançait. Et, des cellules voisines, ses petits camarades l’entendirent, de longues nuits, sangloter en demandant à manger.

— Par pitié ! par pitié, j’ai faim…

Le matin du vingt et unième jour, on le trouva mort dans sa cellule — avec, aux dents, des débris de plâtre que l’enfant avait mâchonné…


Mais, ce n’est là qu’un assassinat dont le directeur, je dois le reconnaître, se montra lui-même affecté. M. Naret blâma le gardien.

Il n’y eut pas, toutefois, d’enquête.

Ce blâme directorial, ce blâme public d’un gardien devant les enfants assemblés, était d’ailleurs sans précédent dans les annales de la Colonie.

Le scandale n’alla pas plus loin.

Par exemple, ce que M. Naret, d’accord avec le règlement, n’appelle pas un scandale, trouve naturel et congru, c’est le régime cellulaire, appliqué selon le tarif : une soupe tous les quatre jours, nous l’avons dit, plus une demi-boule de son chaque matin — 500 grammes de pain : son et paille.

Tel est l’ordinaire fixé pour les jeunes « colons » punis.

Et notez que les petits êtres que l’on soumet à ce régime, ont été punis le plus souvent pour des fautes dans le genre de celles-ci : ils ont causé pendant le travail. Ils ont ri pendant le repos. Ils ont ri…

Pauvres gamins de nos rues qui couraient l’école buissonnière, jeunes vagabonds sans famille, qu’arrêta le sergot, un soir, et que, le lendemain, un magistrat dépêcha sur la Colonie, pour y attendre leurs vingt ans… Ils ont ri !

Peut-être bien était-ce dans les premiers jours de leur incarcération, étonnés, presque inconscients, ne se rendant pas compte encore, amusés de la mascarade qui tout à coup, les défigure. Dès leur arrivée, en effet, on les affuble d’un costume fabriqué de pièces en deux couleurs : une manche, un côté de la veste est bleu, l’autre côté blanc. De même pour le pantalon : une jambe est blanche, l’autre est bleue.

Puis, le perruquier s’empare d’eux et s’occupe de leur coiffure : une raie, d’abord, au milieu. Le rasoir fait tomber, ensuite, la moitié de la chevelure. À droite le crâne apparaît comme affligé de pelade, tandis que des mèches insoumises se dressent sur le côté gauche…

Et les petits s’en vont ainsi, matriculés et flétris. Ils vont, blancs et bleus, chauves à demi, tels des arlequins lépreux, des pauvres pantins disloqués…

Ils vont vers les ateliers où ce sera les travaux forcés.

Charrons, menuisiers, ferblantiers, les enfants besognent dès le petit jour, sous les ordres d’une équipe de brutes, qui les harcèlent et les bâtonnent.

Comme repos, ou plutôt en guise d’éducation morale, on leur fait, une fois la semaine, faire l’exercice du fusil. On leur apprend aussi la boxe.

Les enfants qui sont maladroits, durant les leçons d’ensemble, se perfectionnent en cellule où les gardiens ne manquent jamais de leur infliger (boxe et chausson) quelques leçons particulières. Coups de poing, coups de pied, toutes les formes connues de passage à tabac, avec quelques raffinements, sont l’habituelle distraction de cette chiourme désœuvrée, atteinte de délire sadique.

Au mois d’août de cette année, le jeune Tissier était en cellule depuis une huitaine de jours lorsque le perruquier accompagné d’un gardien vint pour le raser à l’ordonnance. Le pauvre petit avait été, au cours de la semaine, si bien traité qu’il avait des trous dans la tête.

Le savon du perruquier, mordant le crâne mis à vif, causait si cruelle douleur que l’enfant ne retenait plus ses cris.

C’est alors que pour le faire taire, le surveillant Berlinguy, pendant qu’on rasait Tissier, se mit à le frapper, sous le menton, avec la boîte à rasoir !

Le patient eut un sursaut, et le rasoir du perruquier taillada dans le cuir chevelu…


Je pourrais narrer encore maintes édifiantes anecdotes qui datent d’hier… et de là-bas.

Seraient-elles capables d’émouvoir les singuliers amateurs pour lesquels les quotidiens maintiennent et truquent, en permanence, la rubrique des « enfants martyrs » ? Je ne sais. Certain public ne vibre qu’au roman-feuilleton. Le strict exposé des faits ne sollicite que rarement ses troubles sensibleries. Ceux qu’on appelle les « honnêtes gens » n’aiment pas voir mettre en cause cette mégère : la Société !

Et c’est elle que je traîne ici.

Ce n’est plus un cas spécial, grossi par la malveillance et exploité par la presse — comme l’aventure récente de ce ménage sans travail qui nourrissait mal sa nichée, et que les bourgeois de l’entre-sol, accusèrent d’être des bourreaux…

C’est la Loi, l’Administration, responsable dès l’origine. C’est l’État, premier coupable de ce qui se passe dans ses geôles, dans ses maisons de correction, ses colonies pénitentiaires — conservatoires d’enfants flétris, pépinières de petits martyrs.

J’y reviendrai, s’il le faut, si l’on ne fait rien pour ces petits, si l’on tarde à vérifier l’exactitude des renseignements puisés aux sources sanglantes. Les faits fourmillent, tragiques.

Poussés à bout, des enfants tentent de se pendre ou de se noyer. Frileux, un garçon de treize ans, a le bras cassé d’un coup de bâton par le surveillant Dumas. Le jeune Rémond meurt d’épuisement à peine sorti de cellule…

En cette minute, dans les cachots, d’autres enfants crient : au secours !


Pour tous motifs, il n’importe, les petits ont été punis. Ils n’iront pas à l’atelier, ils ne coucheront plus au dortoir.

Et cela durera des semaines — selon le tarif et la Règle.

Nu-pieds, dans la cellule humide, l’enfant, les huit premiers jours, a les bras liés derrière le dos. Des menottes lui serrent les poignets. Huit jours ! Sans trêve, sans répit, sans qu’on le détache un moment. Mais comprend-on ? Mais sait-on lire ? Sait-on sentir ? Veut-on penser : je dis huit jours, je dis huit nuits ! les bras rejetés en arrière, maintenus par la chaînette froide.

Allons ! les mains derrière le dos. Essaye une minute, lecteur. Sors la poitrine, efface l’épaule…

Huit fois vingt-quatre heures ainsi. Sans sommeil, sans repos possible aux heures des nuits interminables. Et défense durant les jours de s’accoter le long du mur. Attention ! le gardien passe… gare à tes pieds, pauvre gosse, à tes pieds nus que les surveillants déchirent du talon de leurs bottes.

Le gardien t’a jeté un pain.

Baisse-toi, déchiquète, mange en chien… Quand ce sera jour de gamelle, tu la prendras avec les dents.

Pour d’autres besoins, on t’aidera… si tu es sage, si on a le temps. Ne pleure pas ! N’appelle pas : maman ! C’est le gardien qui va venir…


Au bout de la semaine, le jeu change.

On ôte cadenas et menottes. Les bras raidis, ankylosés, ne retombent pas le long du corps. Alors, par petites saccades, le gardien les ramène à lui — et pour huit nouvelles journées remet les menottes en avant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


J’attends maintenant le démenti. Les enfants montreront leurs bras…

Bras décharnés, poignets bleuis. Et les visages émaciés… C’est à Aniane. Qu’on aille voir ! Aniane, Biribi des gosses, où l’on plagie la crapaudine, où les gardiens sont des chaouchs, où les cellules riment aux silos.

Lorsqu’ils sortent de ces tombeaux, l’œil vague, l’être brisé, les enfants n’ont guère envie de faire des niches aux gardiens.

— Ça les dresse, disent les chaouchs.

Les petits retournent au travail, longeant les murs, à pas menus…, si faibles, si chancelants que suivant le mot de l’un d’eux, dont j’entends encore la voix :

Un coup de vent les fout par terre…