Les Fiancés (Manzoni 1840)/11

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 152-167).


CHAPITRE XI.


Comme des limiers en meute, après avoir en vain couru sur la piste d’un lièvre, reviennent piteusement vers leur maître, l’oreille basse et la queue entre les jambes, tels les bravi, dans cette nuit si pleine de désordres, retournaient désappointés et confus au château de don Rodrigo. Celui-ci, dans l’agitation de l’attente, arpentait, d’un bout à l’autre, sans lumière, une grande chambre inhabitée du haut de la maison, et qui donnait sur l’esplanade. De temps en temps il s’arrêtait, prêtait l’oreille, regardait par les fentes de vieux contrevents vermoulus. Plein d’impatience, en effet, il n’était pas non plus sans inquiétude, non-seulement par l’incertitude du succès, mais aussi pour les conséquences qu’un pareil coup pouvait avoir ; car c’était l’exploit le plus notable et le plus hasardeux que notre vaillant homme eût tenté jusqu’à ce jour. Il se rassurait cependant par la pensée des précautions qu’il avait prises, si ce n’est pour prévenir les soupçons, du moins pour détruire les indices. « Et quant aux soupçons, se disait-il, je m’en moque ; je voudrais savoir quel sera le drôle assez curieux pour venir ici vérifier si une fille y est ou n’y est pas. Qu’il vienne, qu’il vienne, ce maraud, il sera bien reçu. Que le moine vienne, qu’il vienne. La vieille ? Qu’elle aille à Bergame, la vieille. La justice ? Bah ! la justice. Le podestat n’est pas un enfant, ni un fou non plus. Et à Milan ? Qui est-ce qui s’occupe de ces gens-là à Milan ? Qui les écouterait ? Qui sait seulement là-bas s’ils existent ? Ce sont gens comme perdus sur la terre ; ils n’ont pas même un maître ; ils ne sont à personne. Allons, allons, point de crainte. Comme Attilio va être surpris demain matin ! Il verra, il verra si je dis des balivernes ou si je donne des faits. Et puis,… si par hasard quelque tracasserie venait à s’ensuivre… Que sais-je ? Quelque ennemi qui voulût profiter de l’occasion… Attilio lui-même pourra m’aider de ses conseils ; l’honneur de toute la parenté y est engagé. » Mais l’idée sur laquelle il s’arrêtait le plus, parce qu’il y trouvait tout à la fois de quoi endormir ses craintes et repaître sa passion principale, était celle des leurres, des promesses qu’il emploierait pour adoucir Lucia. « Elle aura tant de peur en se voyant ici seule au milieu de ces gens-là, de ces figures… (Parbleu ! la figure la plus humaine ici, c’est la mienne) qu’elle sera obligée de recourir à moi, elle devra me prier ; et si elle prie… »

Pendant qu’il fait ces beaux raisonnements, il entend un bruit de pas ; il va à la fenêtre, il l’entre-bâille, regarde en se cachant ; ce sont eux. « Et la chaise ? Diable ! où est la chaise ? Trois, cinq, huit ; ils y sont tous ; le Griso y est aussi ; la chaise n’y est pas ; diable ! diable ! Le Griso va m’en rendre compte. »

Lorsqu’ils furent entrés, le Griso déposa dans le coin d’une salle au rez-de-chaussée son bourdon, son grand chapeau, son manteau à coquilles, et, selon le devoir de sa charge que personne ne lui enviait en ce moment, il monta pour rendre à son maître ce compte sur lequel celui-ci s’apprêtait à le juger. Don Rodrigo l’attendait au haut de l’escalier, et dès qu’il le vit paraître avec cet air gauche et décontenancé d’un coquin trompé dans ses vues : « Eh bien, lui dit-il ou plutôt lui cria-t-il, monsieur le fier-à-bras, monsieur le capitaine, monsieur c’est mon affaire ?

— Il est dur, répondit le Griso, s’arrêtant d’un pied sur la première marche, il est dur de recevoir des reproches, après avoir travaillé fidèlement, avoir cherché à faire son devoir, et même risqué sa peau.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Nous allons voir, nous allons voir, » dit don Rodrigo, et il s’achemina vers sa chambre. Le Griso l’y suivit et fit aussitôt le récit de ce qu’il avait disposé, fait, vu ou non vu, entendu, craint, réparé ; et il le fit avec cet ordre et cette confusion, cette incertitude et cet étourdissement qui devaient nécessairement régner ensemble dans ses idées.

« Tu n’as pas de torts et tu t’es bien conduit, dit don Rodrigo ; tu as fait ce qui se pouvait faire ; mais… mais y aurait-il sous ce toit quelque traître ? S’il y est, si je parviens à le découvrir, et nous le découvrirons s’il y est, je me charge de l’accommoder et de lui faire parure complète, je t’en réponds.

— La même idée m’est venue, monsieur, dit le Griso, et si cela était, si l’on venait à découvrir un coquin de cette sorte, votre seigneurie devrait le mettre dans mes mains. Un pendard qui se serait donné le divertissement de me faire passer une nuit comme celle-ci ! ce serait à moi à l’en payer. Pourtant il m’a paru pouvoir juger par diverses circonstances qu’il doit y avoir là-dessous quelque autre intrigue qui pour le moment ne se peut comprendre. Demain, monsieur, demain, la chose se tirera au clair.

— Vous n’avez pas été reconnus, au moins ? »

Le Griso répondit qu’il l’espérait, et la conclusion du colloque fut que don Rodrigo lui ordonna pour le lendemain trois choses auxquelles l’autre aurait bien su penser de lui-même. Détacher dès le matin deux hommes pour aller faire au consul cette certaine intimation qui lui fut faite comme nous l’avons vu ; en expédier deux autres vers la masure pour en tenir éloigné, en rôdant autour, tout passant désœuvré qui se dirigerait par là, et soustraire ainsi la chaise à porteur à tous les regards jusqu’à la nuit suivante où on l’enverrait prendre, attendu que pour le moment il ne convenait pas de faire d’autres mouvements qui pourraient donner du soupçon ; enfin aller lui-même, lui et quelques-uns de ses hommes les plus intelligents et les plus adroits, se mêler parmi les gens du village, pour tâcher de débrouiller quelque chose des événements de la nuit. Ces ordres donnés, don Rodrigo fut se mettre au lit, et laissa le Griso en faire autant, le congédiant avec beaucoup d’éloges où se montrait évidemment l’intention de le dédommager des reproches trop hasardés par lesquels il l’avait d’abord accueilli.

Va dormir, pauvre Griso, tu dois en avoir besoin. Pauvre Griso ! À l’ouvrage tout le jour, à l’ouvrage la moitié de la nuit, sans compter le risque de tomber sous la griffe des vilains, ou de charger ton compte d’un article pour rapt de femme honnête, à joindre à ceux qui déjà y figurent ; et puis être reçu de cette manière ! Mais c’est ainsi que souvent les hommes s’acquittent. Tu as pourtant pu voir dans cette circonstance que quelquefois la justice, si elle n’arrive pas d’abord, arrive tôt ou tard, même en ce monde. Pour le moment, va dormir ; peut-être un jour pourras-tu nous fournir, à l’appui de cette observation, une autre preuve, et plus notable que celle d’aujourd’hui.

Le lendemain matin, le Griso était de nouveau dehors et à sa besogne, lorsque don Rodrigo se leva. Celui-ci alla trouver aussitôt le comte Attilio qui, du plus loin qu’il le vit paraître, prit un air railleur et lui cria : « Saint-Martin !

— Je n’ai rien à dire, répondit don Rodrigo en arrivant près de lui, je payerai la gageure ; mais ce n’est pas là ce qui m’affecte le plus. Je ne vous avais rien dit de ce qui se passait, parce que, je l’avoue, je croyais vous surprendre grandement ce matin. Mais bref, maintenant je vais tout vous conter.

— Il y a dans cette affaire quelque chose de la main de ce moine, dit le cousin, après avoir écouté tout le récit avec plus de sérieux qu’on n’aurait pu s’attendre d’une tête aussi évaporée. Ce moine, continua-t-il, avec ses manières de chattemite, avec ses propositions saugrenues, je le tiens pour un fin matois et pour un brouillon. Vous ne vous êtes pas fié à moi, vous ne m’avez pas dit clairement ce qu’il était venu vous chanter l’autre jour. » Don Rodrigo rapporta le dialogue. « Et vous avez eu tant de patience ? s’écria le comte Attilio ; et vous l’avez laissé partir comme il était venu ?

— Qu’auriez-vous donc voulu ? Que je me misse à dos tous les capucins d’Italie ?

— Je ne sais, dit le comte Attilio, si dans ce moment je me serais souvenu qu’il y eût d’autres capucins au monde que cet impudent coquin. Mais allons donc ! Est-ce que, même sans sortir des règles de la prudence, le moyen manque pour tirer satisfaction d’un capucin tout comme d’un autre ? On redouble de bonnes manières envers tout le corps, et l’on se procure ainsi la facilité de donner impunément une volée de coups de bâton à l’un de ses membres. Enfin, il a esquivé la punition qui lui allait le mieux ; mais je le prends, moi, sous ma protection, et je veux avoir le plaisir de lui montrer comment on parle à gens de notre espèce.

— N’allez pas me mettre plus mal, au moins.

— Rapportez-vous-en donc à moi, une fois ; je vous servirai en parent et en ami.

— Que comptez-vous faire ?

— Je ne sais encore ; mais pour sûr, il aura de mes nouvelles, le moine. J’y penserai, et… le comte, mon oncle, du conseil secret, est celui qui me fera cette affaire-là. Ce cher oncle ! Comme je me divertis chaque fois que je le fais travailler pour moi ! Un homme d’État de ce calibre ! Après-demain je serai à Milan, et de manière ou d’autre le moine aura ce qui lui revient. »

On servit le déjeuner qui n’interrompit pas l’entretien sur une affaire de cette importance. Le comte Attilio en parlait à son aise ; et quoiqu’il y prît toute la part que réclamaient son amitié pour son cousin et l’honneur de leur nom, selon les idées qu’il avait de l’amitié et de l’honneur, cependant il ne pouvait de temps en temps s’empêcher de rire tout bas d’un aussi brillant succès. Mais don Rodrigo, qui était dans sa propre cause, et qui, lorsqu’il croyait faire en silence un grand coup, l’avait manqué avec tant de bruit, était agité de sentiments plus pénibles, et occupé de pensées plus désagréables. « Ils vont en conter de belles, disait-il, tous ces manants des environs. Mais, au reste, que m’importe ? Quant à la justice, je m’en moque : il n’y a pas de preuves ; et quand il y en aurait, je m’en moquerais de même. En attendant, j’ai fait ce matin avertir le consul qu’il ait à se bien garder de faire sa déposition sur l’événement. Il n’en arriverait rien ; mais les bavardages, quand ils se prolongent, m’ennuient. C’est bien assez que j’aie été joué d’une manière si barbare.

— Vous avez très-bien fait, répondit le comte Attilio. Votre podestat… quel entêté que ce podestat ! quelle tête creuse, et comme il est ennuyeux !… mais au fond c’est un galant homme, un homme qui connaît son devoir ; et lorsqu’on a affaire à de telles gens, on doit mettre plus de soin à ne pas les placer dans une position embarrassante. Si un malotru de consul fait une déposition, le podestat, pour bien intentionné qu’il soit, doit cependant…

— Mais vous, interrompit don Rodrigo avec un peu d’aigreur, vous gâtez mes affaires par votre manie de le contredire en tout, de lui couper sans cesse la parole, et même de le railler dans l’occasion. Que diable ! un podestat ne pourra-t-il être bête et obstiné, quand du reste il est honnête homme ?

— Savez-vous, cousin, dit en le regardant d’un air étonné le comte Attilio, savez-vous donc que je commence à croire que vous avez un peu de peur ? Vous prenez au sérieux même le podestat…

— Allons, allons, n’avez-vous pas dit vous-même qu’il faut le ménager ?

— Je l’ai dit ; et quand il s’agit d’une affaire sérieuse, je vous ferai voir que je ne suis pas un enfant. Savez-vous ce que je suis capable de faire pour vous ? Je suis homme à aller en personne faire visite à M. le podestat. Eh ! sera-t-il flatté d’un tel honneur ? je suis homme à le laisser parler pendant une demi-heure du comte duc et de notre commandant espagnol du château, et à lui donner raison en tout, même lorsqu’il en dira des plus exorbitantes. Je jetterai ensuite dans le discours quelque petit mot sur le comte mon oncle, du conseil secret ; et vous savez l’effet que font des petits mots de cette sorte à l’oreille de M. le podestat. Après tout, il a plus besoin, lui, de votre protection que vous de sa condescendance. Tout de bon, je ferai cela, j’irai et je vous le laisserai mieux disposé que jamais. »

Après quelques moments encore de semblable conversation, le comte Attilio sortit pour aller à la chasse, et don Rodrigo resta, attendant avec anxiété le retour du Griso. Celui-ci vint enfin, vers l’heure du dîner, faire son rapport.

Le désordre de la nuit avait été si bruyant, la disparition de trois personnes dans un petit endroit était un événement si considérable, que les recherches, et par intérêt pour ces personnes et par curiosité, devaient naturellement être multipliées, actives et soutenues ; et, d’un autre côté, ceux qui savaient quelque chose sur un point capital étaient trop nombreux pour que tous s’accordassent à taire le tout. Perpetua ne pouvait paraître sur la porte du presbytère sans voir aussitôt l’un et l’autre venir la harceler pour savoir qui avait fait à son maître une si grande frayeur ; et Perpetua, en repassant dans son esprit toutes les circonstances du fait, et comprenant enfin qu’elle avait été prise au piège par Agnese, était tellement ulcérée de cette perfidie qu’elle avait un véritable besoin d’épancher un peu sa bile qui la suffoquait. Ce n’est pas qu’elle allât se plaignant au tiers et au quart du moyen employé pour la surprendre ; sur ce point elle ne soufflait mot ; mais le tour joué à son pauvre maître était une chose qu’elle ne pouvait tout à fait passer sous silence, et surtout que ce tour eût été tramé et tenté par ce jeune homme si bien famé, par cette veuve si bonne femme, par cette petite béate si recueillie. Don Abbondio pouvait bien tour à tour lui prescrire impérativement et la priait affectueusement de se taire ; elle pouvait bien dire et répéter qu’il n’était pas besoin de lui suggérer une chose si claire et si naturelle : ce qu’il y a de certain, c’est qu’un si grand secret était dans le cœur de la pauvre femme ce qu’est le vin nouveau dans un vieux tonneau mal cerclé : il fermente, il frémit ; il bouillonne, et, s’il ne fait pas sauter la bonde, il grouille tout autour, il s’échappe en écume entre une douve et l’autre, et coule çà et là goutte à goutte, si bien qu’un connaisseur peut le déguster et dire à peu près quel vin c’est. Gervaso, qui s’émerveillait d’en savoir une fois dans sa vie plus que les autres, pour qui ce n’était pas une petite gloire que d’avoir eu grand’peur, qui, enfin, pour avoir mis la main à une affaire, où une odeur de criminalité se faisait sentir, se croyait devenu un homme comme un autre, Gervaso, tout plein de sa prouesse, mourait d’envie de s’en vanter ; et quoique Tonio, qui pensait sérieusement à la possibilité de recherches et de poursuites où il aurait un compte à rendre, lui fît, en lui mettant le poing sous le nez, le plus exprès commandement de garder le silence, il n’y eut cependant pas moyen d’étouffer entièrement la parole dans sa bouche. Du reste, Tonio lui-même, absent de sa maison dans cette nuit à une heure insolite, puis rentré avec quelque chose d’insolite aussi dans son pas comme dans sa figure, et dans une agitation d’esprit qui le disposait à la sincérité, n’avait pu, cela se conçoit, dissimuler le fait à sa femme, laquelle n’était pas muette. Celui qui parla le moins fut Menico ; car dès qu’il eut raconté à ses parents l’histoire et le motif de son expédition, ceux-ci regardèrent comme une chose si terrible la participation d’un de leurs enfants à des obstacles par lesquels une entreprise de don Rodrigo avait échoué, que dans leur effroi ils laissèrent à peine le petit garçon achever son récit. Puis aussitôt ils lui défendirent, du ton le plus fort et le plus menaçant, de dire à qui que ce fût le moindre mot sur cette affaire ; et le lendemain matin, ne se sentant pas encore assez sûrs de leur fait, ils décidèrent de le tenir renfermé au logis pour ce jour et quelques autres encore. Mais quoi ? Eux-mêmes ensuite, en jasant avec les gens du village, et sans paraître en savoir plus que les autres, lorsqu’on en venait à ce point obscur de la fuite de nos trois pauvres exilés, au comment, au pourquoi, à l’endroit de leur retraite, eux-mêmes ils ajoutaient, comme chose déjà connue, qu’ils s’étaient réfugiés à Pescarenico. Et cette circonstance vint ainsi prendre sa place dans les conversations générales.

Avec tous ces lambeaux de renseignements, rapprochés et cousus ensemble en la manière accoutumée, et avec la broderie que la main tenant l’aiguille ajoute tout naturellement à un tel ouvrage, il y avait de quoi faire une histoire assez claire et assez sûre pour que l’esprit le plus habile à la critique pût en être satisfait. Mais cette invasion des bravi, accident trop grave et qui avait fait trop de bruit pour être laissé en dehors, cet accident dont personne n’avait une connaissance un peu positive, était ce qui dans cette histoire venait tout embrouiller. On murmurait tout bas le nom de don Rodrigo : sur ce point tout le monde était d’accord ; pour le reste, tout était obscurité et conjectures de diverses sortes. On parlait beaucoup des deux bravi à méchante mine qui avaient été vus dans la rue vers le soir, et de cet autre qui s’était posté sur la porte du cabaret ; mais quelle lumière pouvait-on tirer de ce fait isolé de tout autre ? On demandait bien à l’hôte quelles étaient les personnes venues chez lui la veille au soir ; mais l’hôte, à l’en croire, ne se rappelait pas même s’il avait eu du monde dans cette soirée, et son refrain était toujours que l’auberge était un port de mer. Ce qui surtout déconcertait les idées et déroutait les conjectures était ce pèlerin qui avait été vu par Stefano et par Curlandrea, ce pèlerin que les brigands voulaient tuer et qui était parti avec eux ou qu’ils avaient emporté. Qu’y était-il venu faire ? C’était une âme du purgatoire, apparue pour prêter secours aux femmes ; c’était l’âme maintenant damnée d’un pèlerin méchant et imposteur, qui venait toujours la nuit se joindre à ceux qui faisaient les choses dont il s’était lui-même occupé pendant sa vie ; c’était un pèlerin vivant et véritable que ces gens avaient voulu tuer, dans la crainte qu’il criât et réveillât le village ; c’était (voyez donc un peu ce que l’on va quelquefois s’imaginer !) c’était un de ces brigands même déguisé en pèlerin ; c’était ceci, c’était cela, c’était tant de choses que toute la sagacité et l’expérience du Griso n’auraient point suffi pour lui faire découvrir ce que c’était, si le Griso avait eu à démêler cette partie de l’histoire dans les propos des autres. Mais, comme le lecteur le sait bien, ce qui la rendait embrouillée pour eux, était précisément ce qu’il y avait pour lui de plus clair ; et, s’en faisant une clef pour interpréter les autres notions recueillies, soit par lui-même, soit par les explorateurs sous ses ordres, il put du tout composer pour don Rodrigo une relation suffisamment précise et circonstanciée. Il s’enferma aussitôt avec lui et l’informa du coup tenté par les deux pauvres fiancés, ce qui expliquait naturellement pourquoi la maison avait été trouvée vide et pourquoi l’on avait sonné le tocsin, sans qu’il fût besoin de supposer qu’il y eût au château quelque traître, comme disaient ces deux honnêtes personnages. Il l’informa de la fuite, et pour cette fuite aussi il était facile de trouver des raisons : la crainte des fiancés pris en faute, ou quelque avis de l’invasion qui leur avait été donné lorsqu’elle avait été découverte, et que tout le village était en confusion. Il dit enfin qu’ils s’étaient réfugiés à Pescarenico ; sa science n’allait pas plus loin. Il fut agréable à don Rodrigo d’être assuré que personne ne l’avait trahi, et de voir qu’il ne restait pas de traces du fait dont il était l’auteur ; mais ce fut une satisfaction légère et d’un moment. « Ils ont fui ensemble ! s’écria-t-il, ensemble ! Et ce coquin de moine ! Ce moine ! » La parole sortait rauque de son gosier et mutilée d’entre ses dents, qui ne se desserraient que pour mordre ses doigts : sa figure était laide comme ses passions. « Ce moine me la payera. Griso ! j’y perdrai mon nom, ou… Je veux savoir, je veux trouver… ce soir, je veux savoir où ils sont. Point de repos pour moi jusque-là. À Pescarenico, sur-le-champ, pour savoir, pour voir, pour trouver… Quatre écus tout à l’heure, et ma protection pour toujours. Ce soir je veux le savoir. Et ce scélérat… ce moine ! »

Voilà de nouveau le Griso en campagne ; et le soir même il put rapporter à son digne maître les informations que celui-ci désirait. Voici par quel moyen.

L’une des plus grandes douceurs de la vie est l’amitié, et l’une des douceurs de l’amitié est d’avoir à qui confier un secret. Or les amis ne marchent pas deux à deux, comme les époux. Chaque personne, généralement parlant, en a plus d’un, ce qui forme une chaîne dont nul ne pourrait trouver le dernier anneau. Lors donc qu’un ami se procure cette douceur de déposer un secret dans le sein d’un autre, il donne à celui-ci l’envie de se procurer la même douceur à son tour. À la vérité, il le prie de ne rien dire à personne de ce qu’il lui communique ; et une telle condition, si elle était prise à la lettre, trancherait immédiatement le cours des douceurs. Mais la pratique générale a voulu qu’elle oblige seulement à ne confier le secret qu’à un ami également sûr, et en lui imposant la même condition. Ainsi, d’ami sûr en ami sûr, le secret tourne, tourne le long de cette immense chaîne, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’oreille de celui ou de ceux à qui le premier qui a parlé avait tout juste l’intention qu’il ne parvînt jamais. Il pourrait cependant, selon l’ordre commun des choses, rester longtemps en chemin, si chacun n’avait que deux amis, celui qui lui dit et celui à qui il redit la chose qui doit se taire. Mais il y a des hommes privilégiés qui les comptent par centaines ; et quand le secret est arrivé à l’un de ces hommes-là, les tours deviennent si rapides et si multipliés qu’il n’est plus possible d’en suivre la trace. Notre auteur n’a pu s’assurer du nombre de bouches par lesquelles avait passé le secret que le Griso avait ordre de découvrir. Le fait est que le brave homme, par qui les femmes avaient été conduites à Monza, en revenant le soir avec sa voiture à Pescarenico, fit la rencontre, avant d’être rendu chez lui, d’un ami sûr auquel il raconta, bien en confidence, la bonne œuvre qu’il venait de faire et le reste après ; et le fait est encore que le Griso put, à deux heures de là, courir au château et rapporter à don Rodrigo que Lucia et sa mère s’étaient réfugiées dans un couvent à Monza, et que Renzo avait poursuivi sa route jusqu’à Milan.

Don Rodrigo éprouva une joie scélérate de cette séparation, et sentit renaître un peu de sa scélérate espérance d’arriver à son but. Il pensa au moyen pendant une grande partie de la nuit, et se leva de bonne heure avec deux projets, l’un arrêté, l’autre ébauché seulement. Le premier était d’envoyer immédiatement le Griso à Monza, pour avoir des informations plus précises sur le compte de Lucia et savoir s’il y avait là quelque chose à tenter. Il fit donc appeler tout de suite ce fidèle serviteur, lui mit dans la main les quatre écus, lui renouvela ses éloges sur l’habileté avec laquelle il les avait gagnés, et lui donna l’ordre qu’il avait déterminé dans ses combinaisons.

« Monsieur… dit en hésitant le Griso.

— Quoi ? n’ai-je pas parlé clair ?

— Si vous pouviez y envoyer quelqu’un autre…

— Comment ?

— Illustrissime seigneur, je suis prêt à donner ma peau pour mon maître : c’est mon devoir ; mais je sais aussi que vous ne voulez pas trop hasarder la vie de ceux qui vous servent.

— Eh bien ?

— Votre illustrissime seigneurie n’ignore pas cette petite liste de sentences que j’ai sur le corps, et… ici je suis sous votre protection ; nous sommes une troupe ; monsieur le podestat est ami de la maison ; les sbires me portent respect, et de mon côté… je sais bien que c’est une chose qui fait peu d’honneur ; mais pour vivre tranquille… je les traite en amis. À Milan, la livrée de votre seigneurie est connue : mais à Monza… c’est moi qui suis connu au contraire. Et votre seigneurie sait-elle, pour le dire en passant, que celui qui me livrerait à la justice ou lui porterait ma tête, ferait un beau coup ? Cent écus l’un sur l’autre, et la faculté de libérer deux condamnés.

— Que diable ! dit don Rodrigo. Tu me fais en ce moment l’effet d’un chien de basse-cour qui ose à peine se jeter aux jambes du passant devant la porte, en regardant derrière lui si les gens de la maison le soutiennent, et n’a pas le cœur d’aller deux pas plus loin !

— Je crois, mon maître, avoir donné des preuves…

— Eh bien donc ?

— Eh bien donc, reprit gaillardement le Griso, piqué d’honneur, eh bien donc, que votre seigneurie prenne que je n’ai rien dit : cœur de lion, jambe de lièvre, et je suis prêt à partir.

— Et moi je n’ai pas dit que tu ailles seul. Prends avec toi une couple de nos meilleurs hommes… le Sfregiato et le Tira-dritto, et puis va de bon cœur, et sois le Griso. Que diable ! Trois figures comme les vôtres et qui vont à leurs affaires, qui veux-tu qui ne soit bien aise de les laisser passer ? Il faudrait que les sbires de Monza fussent bien ennuyés de la vie pour la jouer contre cent écus à un jeu si périlleux. Et puis, et puis, je ne crois pas être si inconnu là-bas que la qualité d’homme à mon service n’y soit comptée pour rien. »

Après avoir ainsi fait un peu de honte au Griso de ses inquiétudes, il lui donna des instructions plus amples et plus détaillées. Le Griso prit ses deux compagnons, et partit avec une mine joyeuse et résolue, mais maudissant au fond du cœur et Monza, et les sentences, et les femmes, et les fantaisies des maîtres ; et il marchait comme le loup qui, poussé par la faim, le flanc rétréci, les côtes saillantes à les pouvoir compter, descend de ses montagnes où tout est neige, s’avance craintivement dans la plaine, s’arrête de temps en temps, une patte relevée, remuant sa queue à demi pelée, et de son nez en l’air interroge le vent, pour reconnaître s’il ne lui porterait point quelque odeur d’homme ou de fer ; il dresse ses oreilles pointues, et roule deux yeux couleur de sang où se font voir ensemble le pressant besoin d’une proie et la frayeur de la chasse à laquelle il s’expose. Du reste, ce beau vers[1], si l’on veut savoir d’où il vient, est tiré d’une diablerie inédite sur les croisades et les Lombards, qui bientôt ne sera plus inédite et fera un beau bruit ; et je l’ai pris parce qu’il me venait à propos, et je dis où je l’ai pris, pour ne pas me parer du bien des autres, sans vouloir non plus faire supposer que ce soit ici un artifice pour faire savoir que l’auteur de cette diablerie et moi sommes comme deux frères, et que je fouille à mon gré dans ses manuscrits.

L’autre pensée qui travaillait l’esprit de don Rodrigo était de trouver un moyen pour que Renzo ne pût plus revenir près de Lucia ni mettre le pied dans le pays ; et, dans cette vue, il cherchait s’il ne pourrait pas faire répandre des bruits de menaces et d’embûches qui, arrivant à l’oreille du jeune homme par quelqu’un de ses amis, lui ôteraient l’envie de retourner dans ces contrées. Il lui semblait cependant ensuite que le plus sûr serait, si c’était possible, de le faire expulser de l’État, et, pour y réussir, il voyait que la justice le servirait mieux que la force. On pourrait, par exemple, donner une certaine couleur à la tentative faite dans la maison curiale, la dépeindre comme une agression, un acte séditieux, et, par le moyen du docteur, faire entendre au podestat que c’était le cas de lancer contre Renzo un bon décret de prise de corps. Mais il sentit qu’il ne lui convenait pas de remuer cette vilaine affaire ; et, sans rester plus longtemps à se creuser le cerveau, il résolut de s’ouvrir au docteur Azzecca-Garbugli, autant que c’était nécessaire pour lui faire comprendre son désir. « Il y a tant d’ordonnances, se disait-il, et le docteur n’est pas un oison ; il saura bien trouver quelque chose qui aille à un cas tel que le mien, quelque grabuge à susciter à ce manant. Autrement je le débaptise[2]. » Mais (comme les choses vont quelquefois dans ce monde !) pendant que l’honnête châtelain pensait au docteur comme à l’homme le plus capable de le servir en cette occurrence, un autre homme, celui auquel personne ne songerait, Renzo lui-même, pour l’appeler de son nom, travaillait de cœur et d’âme à le servir d’une manière bien plus sûre et plus expéditive que toutes celles dont le docteur aurait jamais eu l’idée.

J’ai vu souvent un aimable enfant, un peu trop vif peut-être, mais qui, à plus d’un signe, paraît devoir devenir un galant homme, je l’ai vu souvent, dis-je, fort affairé vers le soir pour faire rentrer à couvert un troupeau de cochons d’Inde qu’il avait laissés pendant le jour se répandre en liberté dans un petit jardin. Il aurait voulu les faire aller tous ensemble à leur gîte ; mais c’était peine perdue. L’un se détachait à droite, et tandis que le petit pâtre courait pour le ramener au troupeau, un autre, deux, trois en sortaient à gauche, de tous les côtés ; de sorte qu’après s’être un peu impatienté, il se prêtait à leur goût, poussait d’abord dedans ceux qui étaient le plus près de la porte, puis allait chercher les autres, un par ci, deux par là, trois dans cet autre coin, selon qu’il pouvait le mieux y parvenir. C’est un jeu semblable qu’il nous faut faire avec nos personnages. Après avoir mis Lucia dans son asile, nous avons couru à don Rodrigo, et maintenant nous devons le quitter pour aller sur les pas de Renzo que nous avons perdu de vue.

Après la douloureuse séparation que nous avons racontée, Renzo marchait de Monza vers Milan, dans cette situation d’esprit que chacun peut facilement se figurer. Abandonner sa maison, laisser son métier, et ce qui était le pire de tout, s’éloigner de Lucia, se trouver sur un chemin sans savoir où il irait se reposer ; et tout cela par le fait de ce méchant homme ! Quand il s’arrêtait sur l’une ou sur l’autre de ces pensées, il se livrait tout entier à sa rage et au désir de se venger ; mais ensuite il se souvenait de cette prière qu’il avait récitée, lui aussi, avec son bon religieux dans l’église de Pescarenico, et il rentrait en lui-même ; puis la colère le reprenait ; mais en voyant une image peinte sur le mur, il ôtait son chapeau et s’arrêtait un moment à prier encore ; si bien que pendant ce voyage il tua dans son cœur don Rodrigo et le ressuscita vingt fois au moins. La route était alors enfoncée entre deux hautes berges, fangeuse, pleine de pierres, sillonnée d’ornières profondes qui, après une pluie, devenaient des ruisseaux débordés ; et, dans certaines parties plus basses, elle se présentait totalement inondée, à pouvoir porter bateau. Dans ces endroits-là, un petit sentier, à pente roide, menant comme un escalier sur le haut de la berge, indiquait que d’autres voyageurs s’étaient fait un chemin dans les champs. Renzo, étant monté par l’une de ces étroites rampes sur ce terrain, d’où l’on dominait mieux à l’entour, vit cette grande masse du duomo, seule dans la plaine, comme si elle s’élevait, non pas du milieu d’une ville, mais dans un désert ; et, oubliant tous ses maux, il s’arrêta tout court à contempler, même de loin, cette huitième merveille du monde dont il avait tant ouï parler dès son enfance. Mais au bout de quelques moments, se tournant en arrière, il vit à l’horizon la chaîne festonnée des montagnes, il vit hautes et distinctes, parmi leurs crêtes, les crêtes de son resegone, et il sentit tout son sang se troubler ; il resta là quelques minutes à regarder tristement de ce côté ; puis tristement il se retourna et poursuivit sa route. Peu à peu ensuite il commença à découvrir des clochers, des tours, des coupoles et des toits ; il redescendit alors dans le chemin, marcha quelque temps encore, et, lorsqu’il reconnut qu’il était fort près de la ville, il s’avança vers un particulier qui passait, et, le saluant, il lui dit du ton le plus poli qu’il sut prendre : « S’il vous plaît, monsieur ?

— Que désirez-vous, bon jeune homme ?

— Pourriez-vous m’indiquer le chemin le plus court pour aller au couvent des capucins, où est le père Bonaventure ? »

L’homme auquel Renzo s’adressait était un habitant aisé des environs qui, s’étant rendu le matin de ce jour à Milan pour ses affaires, s’en retournait à la hâte sans en avoir fait aucune, fort impatient qu’il était de se trouver chez lui et peu jaloux de se voir ainsi arrêté dans sa marche. Néanmoins, sans donner aucun signe d’impatience, il répondit d’un air gracieux : « Mon cher enfant, il y a plus d’un couvent ; il faudrait que vous pussiez mieux me dire quel est celui que vous cherchez. » Renzo alors tira de sa poche la lettre du père Cristoforo et la montra à ce monsieur qui, ayant lu sur l’adresse : « Porte Orientale, » la lui rendit en disant : « Vous avez du bonheur, bon jeune homme ; le couvent que vous cherchez n’est pas loin d’ici. Prenez ce sentier à gauche, il abrège. En peu de minutes vous arriverez au coin d’un bâtiment de forme longue et basse : c’est le lazaret ; vous suivrez le fossé qui l’entoure, et vous aboutirez à la porte Orientale. Vous entrerez, et, après avoir fait trois ou quatre cents pas, vous verrez une petite place avec de beaux ormeaux. Là est le couvent ; vous ne pouvez vous tromper. Adieu, bon jeune homme. » Et, accompagnant ces derniers mots d’un geste bienveillant de la main, il s’en fut. Renzo demeura tout étonné et non moins édifié des bonnes manières des citadins pour les gens de la campagne ; il ne savait pas que c’était un jour différent des jours ordinaires, un jour où les capes s’inclinaient devant les casaques. Il suivit le chemin qui lui avait été indiqué et se trouva à la porte Orientale. Il ne faut pas qu’à ce nom le lecteur laisse courir sa pensée vers les images qui maintenant s’y viennent lier. Lorsque Renzo entra par cette porte, la route au dehors n’allait en ligne droite que sur toute la longueur du lazaret ; puis elle serpentait resserrée entre deux haies qui la bordaient. La porte consistait en deux piliers avec un auvent par dessus pour garantir les battants, et sur un côté une petite loge pour les commis aux gabelles. Les boulevards descendaient par une pente irrégulière, et le terrain n’était qu’une surface inégale et raboteuse, formée de plâtras et de débris jetés à l’aventure. La rue qui se montrait à celui qui entrait par cette porte pourrait assez se comparer à celle qui maintenant se présente aux regards, lorsqu’on entre par la porte Gosa. Une rigole, commençant à peu de distance de la porte, régnait tout au long au milieu de cette rue et la divisait ainsi en deux petites voies tortueuses, couvertes de poussière ou de boue, selon la saison. À l’endroit où était et où est encore cette ruelle dite du Borghetto, la rigole se perdait dans un égout. Là se trouvait une colonne surmontée d’une croix, qu’on appelait la colonne de San Dionigi ; à droite et à gauche étaient des jardins potagers entourés de lierres, et, par intervalles, des maisonnettes, la plupart habitées par des blanchisseuses. Renzo entre, il passe ; nul des gabeloux ne s’occupe de lui, chose qui lui parut étrange, d’après tout ce qu’il avait entendu raconter, par le peu de gens de son pays qui pouvaient se vanter d’avoir été à Milan, sur les questions et les visites auxquelles étaient soumis ceux qui arrivaient du dehors. La rue était déserte, en sorte que, s’il n’eût entendu un bruit lointain qui annonçait un grand mouvement, il aurait cru entrer dans une ville inhabitée. En avançant, et, tandis qu’il ne savait ce qu’il devait penser de tout cela, il vit à terre certaines raies blanches et molles sous le pied qui ressemblaient à de la neige ; mais ce ne pouvait en être ; car la neige ne tombe pas par raies, ni, pour l’ordinaire, dans cette saison. Il se baissa sur l’une de ces traînées, regarda, toucha et reconnut que c’était de la farine. « Il faut, dit-il en lui-même, que l’abondance soit bien grande à Milan, puisqu’on y jette ainsi à la rue le don de Dieu ! Et puis ils voulaient nous faire croire que la disette était partout. Voilà, voilà comme ils s’y prennent pour faire tenir tranquilles les pauvres gens de la campagne. » Mais après avoir fait quelques pas de plus, arrivé sur le côté de la colonne, il vit au pied de ce monument quelque chose de plus extraordinaire ; il vit sur les marches du socle certaines choses éparses qui certainement n’étaient pas des cailloux, et que, sur la table d’un boulanger, on n’eût pas hésité un instant à nommer des pains. Mais Renzo n’osait si vite en croire ses yeux ; car, par le diantre ! ce n’était pas là un endroit fait pour y mettre du pain. « Voyons un peu ce que c’est que cette affaire-ci, » dit-il encore en lui-même ; il alla vers la colonne, se baissa, en prit un ; c’est bien véritablement un pain rond, très-blanc, et comme Renzo n’en mangeait qu’aux jours de grandes fêtes. « C’est du pain tout de bon, dit-il alors à haute voix, tant était grande sa surprise. C’est ainsi qu’ils le sèment dans ce pays, dans une année comme celle où nous sommes, et ils ne se dérangent pas même pour le ramasser quand il leur tombe des mains. Serait-ce donc le pays de Cocagne ? » Après une marche de dix milles à l’air frais du matin, ce pain qui excitait son étonnement en fit de même pour son appétit. « Le prendrais-je ? se demandait-il : Bah ! ils l’ont laissé là à la discrétion des chiens ; autant vaut qu’un chrétien en profite. Après tout, si le maître se montre, je le lui payerai. » Là-dessus, il mit dans l’une de ses poches celui qu’il tenait à la main, en prit un second qu’il mit dans l’autre poche, un troisième où il mordit à belles dents, et il reprit son chemin, plus que jamais incertain et désireux de savoir ce que c’était que toute cette histoire. Il avait à peine fait quelques pas lorsqu’il vit paraître des gens qui venaient de l’intérieur de la ville, et il regarda attentivement ceux qui se montrèrent les premiers. C’étaient un homme, une femme, et un peu en arrière, un petit garçon, tous trois chargés d’un faix qui semblait au-dessus de leurs forces, et tous trois ayant une figure étrange. Ils étaient blancs de farine sur leurs vêtements ou les haillons qui leur en tenaient lieu, blancs de farine sur leurs visages, dont les traits bouleversés marquaient une vive agitation : et ils marchaient, non-seulement courbés sous leur fardeau, mais d’un air de souffrance, comme s’ils avaient été foulés dans tous leurs membres. L’homme portait avec peine sur ses épaules un grand sac de farine qui, troué en divers endroits, en laissait échapper un peu à chaque obstacle que rencontrait le pied du porteur, à chaque mouvement qu’il faisait hors d’équilibre. Mais la figure de la femme était la plus mal façonnée ; un ventre démesuré que semblaient soutenir avec effort deux bras pliés, ce qui présentait l’aspect d’une énorme cruche à deux anses ; et sous ce ventre deux jambes nues jusqu’au-dessus du genou, qui s’avançaient en chancelant. Renzo regarda mieux encore et vit que ce gros corps était le jupon de la femme qu’elle tenait par le bord, avec autant de farine dedans qu’il y en avait pu entrer et même un peu plus, de sorte qu’à chaque pas qu’elle faisait de petits nuages de farine s’enfuyaient dans l’air. L’enfant tenait de ses deux mains sur sa tête une corbeille comble de pains ; mais, comme il avait les jambes plus courtes que ses parents, il s’arriérait peu à peu, et lorsqu’ensuite il pressait sa marche pour les rejoindre, la corbeille perdait l’équilibre, et quelques pains tombaient.

« Jettes-en encore un à terre, mauvais maladroit ! dit la mère en grinçant des dents vers le petit garçon.

— Ce n’est pas moi qui les jette ; ce sont eux qui tombent : comment faut-il que je fasse ? répondit celui-ci.

— Eh ! que tu es heureux que j’aie les mains embarrassées ! » reprit la femme, en remuant les poings comme si elle secouait le pauvre enfant ; et dans ce mouvement elle fit voler bien plus de farine qu’il n’en eût fallu pour faire les deux pains que l’enfant avait laissé choir. « Allons, allons, dit l’homme, nous reviendrons les prendre, ou quelqu’un autre les ramassera. Depuis si longtemps on souffre ; maintenant qu’il nous vient un peu d’abondance, tâchons d’en jouir en paix. »

Cependant, d’autres gens arrivaient du côté de la porte ; et, l’un d’eux s’approchant de la femme, lui dit : « Où est-ce qu’on va prendre le pain ?

— Plus avant, répondit celle-ci ; et, lorsqu’ils furent à dix pas, elle ajouta en grondant : Ces coquins de villageois viendront balayer tous les fours et tous les magasins, et il ne restera plus rien pour nous.

— Un peu pour chacun, vrai tourment que tu es, dit le mari ; l’abondance, l’abondance. »

De ces choses et autres semblables qu’il voyait et entendait, Renzo commença à tirer la conséquence qu’il était arrivé dans une ville insurgée, et que c’était un jour de conquête, c’est-à-dire que chacun prenait à proportion de sa volonté et de sa force, en donnant des coups en payement. Quelque désir que nous ayons de présenter sous un jour favorable notre pauvre montagnard, la vérité historique nous oblige à dire que son premier sentiment fut de la satisfaction. Il avait si peu à se louer du train ordinaire des choses qu’il se trouvait disposé à approuver ce qui, d’une manière quelconque, pouvait tendre à le changer. Et, du reste, en homme qui n’était pas supérieur à son siècle, il vivait dans cette opinion comme dans cette passion commune à tous, qui attribuait la rareté du pain aux accapareurs et aux boulangers ; et il regardait assez volontiers comme juste tout moyen d’arracher de leurs mains l’aliment que, selon cette opinion, ils refusaient cruellement à la faim de tout un peuple. Toutefois, il se proposa de se tenir en dehors du tumulte, et se félicita d’être envoyé vers un capucin qui lui trouverait un asile et lui servirait de père. Ces pensées, et la vue de nouveaux conquérants qui survenaient chargés de dépouilles, l’occupèrent pendant le peu de chemin qui lui restait à faire pour arriver au couvent.

Là, où maintenant s’élève ce beau palais, dont une haute et majestueuse colonnade n’est pas l’un des moindres ornements, existait alors, comme il y a peu d’années encore, une petite place, au fond de laquelle se voyaient l’église et le couvent des capucins, avec quatre grands ormeaux au devant. Nous félicitons, non sans un sentiment d’envie, ceux de nos lecteurs qui n’ont pas vu les choses dans cet état ; cela montre qu’ils sont bien jeunes et n’ont pas encore eu le temps de faire beaucoup de sottises. Renzo alla droit à la porte, mit dans sa poche le demi-pain qui lui restait, en tira la lettre pour la tenir prête dans sa main, et sonna la clochette. Un petit guichet s’ouvrit, et, à la grille qui s’y trouvait, parut la figure du frère portier demandant qui c’était.

« Un homme de la campagne qui apporte au père Bonaventure une lettre pressante du père Cristoforo.

— Donnez, dit le portier en mettant la main à la grille.

— Non, non, dit Renzo, je dois la lui remettre en mains propres.

— Il n’est pas au couvent.

— Laissez-moi entrer, je l’attendrai.

— Voici ce que je vous conseille, répondit le frère. Allez l’attendre à l’église ; vous pourrez, pendant ce temps, faire un peu de prières. On n’entre pas au couvent pour le moment. » Et, cela dit, il referma le guichet. Renzo resta là, sa lettre à la main. Il fit dix pas vers la porte de l’église pour suivre l’avis du portier ; mais, ensuite, l’idée lui vint d’aller auparavant voir encore un peu le tapage. Il traversa la petite place, vint sur le bord de la rue, et là s’arrêta, les bras croisés sur la poitrine, regardant à gauche vers l’intérieur de la ville, là où il y avait le plus de foule et de bruit. Le tourbillon entraîna le spectateur. « Allons voir, » dit-il en lui-même ; il tira de sa poche son demi-pain, et, tout en en prenant des bouchées, il s’avança de ce côté. Pendant qu’il chemine, nous raconterons, le plus brièvement qu’il nous sera possible, les causes et le principe de ce désordre.



  1. Leva il muso, odorando il vento infido.

    Ce vers se trouve dans le poème de Tomaso Grossi, intitulé I Lombardi alla prima crociate (les Lombards dans la première croisade), ouvrage qui, publié peu après les Promessi Sposi, a pleinement justifié la prédiction de Manzoni par le succès qu’il a obtenu et l’estime dont il jouit parmi tous les littérateurs en Italie.

  2. Le lecteur n’a pas oublié que le sobriquet du docteur peut se traduire par celui de suscite-grabuges.