Les Fiancés (Manzoni 1840)/34

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 486-503).


CHAPITRE XXXIV.


Il fallait pénétrer dans la ville. Renzo avait entendu dire vaguement qu’il existait des ordres très-sévères pour ne laisser entrer personne sans la bolletta de santé ; mais que, dans le fait, l’entrée n’en était nullement malaisée pour qui savait s’y prendre et saisir le moment. C’était en effet ainsi ; et sans parler des causes générales qui faisaient que dans ce temps-là tout ordre quelconque était peu exécuté, sans parler des causes particulières qui rendaient l’exécution rigoureuse de celui-ci si difficile, Milan était désormais dans une situation telle que l’on ne voit guère à quelle fin et contre quoi il eût été à propos d’y exercer des mesures de préservation ; et ceux qui ne craignaient pas d’y venir paraissaient bien plutôt oublier le soin de leur santé qu’y apporter du danger pour celle des autres.

D’après ces notions, le projet de Renzo était de tenter de s’introduire par la première porte près de laquelle il arriverait, et, s’il y rencontrait quelque obstacle, de suivre les murs en dehors jusqu’à ce qu’il en trouvât une autre par où l’accès fût plus facile, car Dieu sait combien de portes il s’imaginait que Milan devait avoir. Étant donc arrivé sous les remparts, il s’arrêta à regarder autour de lui comme un homme qui, ne sachant quelle est sa route, semble s’adresser à tout pour s’en enquérir. Mais à droite et à gauche il ne voyait que deux bouts d’un chemin tortueux, tout près des remparts, et d’aucun côté nul indice d’êtres vivants, si ce n’est que du haut de l’une des plates-formes s’élevait une colonne de fumée noire qui se développait ensuite en larges tourbillons, et finissait par se perdre dans une atmosphère grise et immobile. C’étaient des vêtements, des lits et autres objets infectés que l’on brûlait, et de semblables feux se faisaient continuellement, non-seulement en ce lieu, mais sur plusieurs autres points des remparts.

Le temps était bas, l’air pesant, le ciel partout voilé d’une vapeur brumeuse, uniforme, inerte, qui semblait refuser le soleil sans promettre la pluie. La campagne des environs, en partie sans culture, se montrait tout entière desséchée par les ardeurs de la saison : toute verdure était fanée ; et nulle goutte de rosée matinale n’humectait les feuilles flétries sur l’arbre dont une à une elles se détachaient. Cette tristesse de la nature et, par surcroît, cette solitude, ce silence tout auprès d’une grande cité, ajoutaient une sorte de terreur à l’inquiétude de Renzo, et rendaient plus sombres toutes ses pensées.

Après avoir ainsi pendant quelques moments suspendu sa marche, il prit la droite à l’aventure, allant, sans le savoir, vers la porte Neuve qu’il ne pouvait voir, quoiqu’il en fût tout près, à cause d’un bastion qui la lui cachait. Lorsqu’il eut fait quelques pas, il commença à entendre un bruit de sonnettes qui cessait et reprenait par intervalles, et puis quelques voix d’hommes. Il avança, et, ayant tourné l’angle du bastion, il vit une petite cahute en bois, et sur la porte un soldat en sentinelle qui s’appuyait négligemment et d’un air fatigué sur son mousquet. Derrière était une palissade, et derrière celle-ci la porte, c’est-à-dire deux pans de mur formant piliers, avec un auvent par-dessus pour garantir les battants, lesquels étaient tout ouverts, ainsi que la barrière de la palissade. Mais sur le passage même se trouvait un fâcheux obstacle, une civière sur laquelle deux monatti arrangeaient un malheureux homme pour l’emporter. C’était le chef du poste des gabelles chez qui la peste s’était déclarée peu de moments auparavant. Renzo s’arrêta où il était, attendant la fin de l’opération. Lorsque le convoi fut parti, personne ne paraissant pour refermer la barrière, il jugea que c’était le moment et se hâta d’avancer ; mais la sentinelle, d’un ton brusque, lui cria : « Holà ! » Renzo s’arrêta de nouveau, et, regardant son homme de manière à se faire comprendre, il tira de sa poche un demi-ducat et le lui montra. L’accommodant factionnaire, soit qu’il eût déjà eu la peste ou qu’il la craignît moins qu’il n’aimait les demi-ducats, fit signe à Renzo de lui jeter sa pièce, et l’ayant vue voler à l’instant à ses pieds, il lui dit à demi-voix : « Passe vite. » Renzo ne se le fit pas dire deux fois ; il passa la palissade, il passa la porte, il avança sans que personne s’en aperçût ou parût s’occuper de lui, si ce n’est que, lorsqu’il eut fait environ quarante pas, il entendit un autre « holà ! » que lui criait un agent des gabelles. Cette fois, il fit semblant de ne pas entendre, et, sans même se retourner, il allongea le pas. « Holà ! » cria de nouveau le gabeloux, mais d’une voix qui indiquait plus d’humeur que d’intention bien décidée de se faire obéir ; et voyant qu’en effet on ne lui obéissait point, il haussa les épaules et s’en retourna vers sa baraque, comme un homme à qui il importait davantage de ne pas trop s’approcher des passants que de s’enquérir de leurs affaires.

La rue que Renzo venait de prendre allait droit, alors comme à présent, jusqu’au canal dit il naviglio. Sur les côtés étaient des haies ou des murailles de jardins, des églises, des couvents et peu de maisons. Au bout de cette rue et dans le milieu de celle qui longe le canal s’élevait une colonne surmontée d’une croix dite la croix de Sant’ Eusebio, et, avec quelque attention que Renzo regardât devant lui, il ne voyait que cette croix. Arrivé au carrefour qui se trouve à peu près à la moitié de cette rue, il jeta les yeux des deux côtés, et vit, à droite, dans la rue transversale qui porte le nom de Stradone di Santa Teresa, un bourgeois qui venait vers lui : « Enfin, voici un chrétien ! » dit-il en lui-même, et il tourna aussitôt par là, avec l’intention de se faire indiquer son chemin par ce passant. Celui-ci avait également vu l’étranger qui s’avançait, et il l’examinait de loin d’un regard inquiet, qui le devint bien plus encore lorsqu’il s’aperçut que l’étranger, au lieu d’aller à ses affaires, venait à lui. Renzo, lorsqu’il fut à peu de distance, ôta son chapeau, en montagnard poli qu’il était, et, le tenant de la main gauche, il mit l’autre main dans la coiffe, et alla plus directement vers l’inconnu. Mais celui-ci, avec des yeux cette fois tout effarés, fit un pas en arrière, leva un bâton noueux, garni au bout d’une pointe en fer, et la présentant vers Renzo, il cria : « Passez ! passez ! passez ! »

« Oh ! oh ! » cria le jeune homme à son tour ; il remit son chapeau sur sa tête, et ayant tout autre envie, comme il le dit plus tard lui-même en racontant le fait, que d’engager dans ce moment-là une querelle, il tourna le dos à cet extravagant et continua son chemin, ou, pour mieux dire, celui dans lequel il se trouvait.

Le bourgeois poursuivit également le sien, tout frémissant, et se tournant à chaque minute pour regarder en arrière. Arrivé chez lui, il raconta comment il avait fait rencontre d’un untore qui s’était approché de lui d’un air humble et patelin, mais avec une mine d’infâme imposteur, et comment cet homme ayant à la main sa petite boîte d’onguent ou son petit cornet de poudre (il ne pouvait pas dire au juste lequel des deux), et cachant cette main dans son chapeau, allait lui jouer le tour s’il n’eût su le tenir à distance. « S’il m’eût approché d’un pas de plus, je l’enfilais bel et bien avant qu’il eût le temps de faire son coup, le scélérat. Le malheur de la chose a été que nous nous soyons trouvés dans un endroit si solitaire, car si c’eût été au milieu de Milan, j’appelais du monde et me faisais aider à l’empoigner, et, bien certainement, on lui aurait trouvé cette abominable drogue dans son chapeau. Mais là, seul avec lui, j’ai dû me contenter de lui faire peur et ne pas risquer de m’attirer quelque fâcheux événement, car un peu de poudre est si vite jeté, et ces gens sont d’une adresse toute particulière. D’ailleurs ils ont le diable pour eux. Dans ce moment, sans doute, il parcourt Milan : qui sait tout le mal qu’il y fait ? » Et tant que cet homme vécut, c’est-à-dire pendant bien des années, il répétait, chaque fois qu’on parlait des untori, son effrayante histoire, et ajoutait : « Que ceux qui soutiennent encore que ce n’est point vrai ne viennent pas me conter, à moi, pareilles sottises, parce que celui qui a vu en sait plus que personne. »

Renzo, fort loin de se douter qu’il venait de l’échapper belle, et plus ému de colère que de peur, pensait, en marchant, à cet accueil si étrange, et soupçonnait bien à peu près l’idée que le bourgeois s’était faite de lui ; mais, en y réfléchissant mieux, la chose lui parut trop déraisonnable, et il conclut en lui-même que cet homme devrait être à moitié fou. « Cela commence mal, se disait-il cependant. On dirait qu’il y a un sort pour moi dans ce Milan. Pour entrer tout me favorise, et puis, quand je suis dedans, les déplaisirs sont là tout prêts qui m’attendent. Enfin… avec l’aide de Dieu… si je trouve… si je parviens à trouver… eh ! tout le reste ne sera rien. »

Arrivé au pont, il tourna sans hésiter à gauche, dans la rue de San Marco, jugeant avec raison qu’elle devait le conduire vers l’intérieur de la ville. Et tout en avançant, il cherchait partout des yeux pour voir s’il ne découvrirait pas quelque créature humaine ; mais il n’en vit point d’autre qu’un cadavre défiguré dans le petit fossé qui, sur une certaine longueur, sépare le sol de la rue du peu de maisons qui se trouvent là, et qui alors étaient encore moins nombreuses. Comme il venait de passer ce bout de chemin, il entendit crier : « Hé ! l’homme ! » et regardant du côté d’où venait la voix, il vit à peu de distance, sur le balcon d’une petite maison isolée, et au milieu d’une nichée de petits enfants, une pauvre femme qui, continuant d’appeler, lui faisait signe de la main de venir à elle. Il y courut.

« Bon jeune homme, dit la femme, lorsqu’il fut près la maison, au nom de vos parents défunts, ayez la charité d’aller avertir le commissaire que nous sommes oubliés ici. On nous a renfermés dans la maison comme suspects, parce que mon pauvre mari est mort ; on a cloué la porte, comme vous voyez ; et depuis hier matin personne n’est venu nous apporter à manger. Depuis tant d’heures que nous sommes ici en observation, pas un chrétien n’a passé à qui je pusse demander cette grâce ; et ces pauvres innocents meurent de faim.

— De faim ! s’écria Renzo ; et mettant aussitôt les mains dans ses poches : Voici, voici, dit-il en en tirant les deux pains. Descendez-moi quelque chose où je puisse les mettre.

— Que Dieu vous en récompense ! dit la femme ; attendez un instant ; » et elle alla chercher un panier et une corde avec laquelle elle le lui descendit. Renzo se souvint en ce moment de ces pains qu’il avait trouvés près de la croix de San Dionigi, lors de sa première entrée à Milan, et il dit en lui-même : « Voilà : c’est une restitution, et valant peut-être mieux que si je les avais rendus à leur maître véritable ; car ici c’est vraiment une œuvre de miséricorde. »

« Quant au commissaire dont vous parlez, chère femme, dit-il ensuite en mettant les pains dans le panier, je ne puis vous servir, parce que, à dire vrai, je suis étranger et tout à fait neuf dans ce pays. Cependant si je rencontre quelqu’un qui soit un peu humain et à qui l’on puisse parler, je lui donnerai la commission. »

La femme le pria de faire ainsi, et lui dit le nom de la rue, afin qu’il pût l’indiquer.

« Vous aussi, reprit Renzo, vous pourriez, je pense, me rendre un service, un grand service, sans qu’il vous en coûte de la peine. Je cherche la maison d’une grande famille de Milan, la famille ***. Pourriez-vous me dire où c’est ?

— Je sais bien qu’il y a ici une famille de ce nom, répondit la femme ; mais, en vérité, j’ignore où est sa demeure. En avançant de ce côté-là, vous trouverez sans doute quelqu’un qui pourra vous l’indiquer. Et souvenez-vous de lui parler aussi de nous.

— Soyez tranquille, » dit Renzo, et il se remit à marcher.

À chaque pas qu’il faisait, il entendait croître et s’approcher un bruit qu’il avait déjà remarqué pendant qu’il était à parler avec cette femme, un bruit de roues, de chevaux, de sonnettes, et de temps en temps de coup de fouet et de cris. Il regardait en avant, mais ne voyait rien. Arrivé au bout de la rue, et comme il se présentait sur la place de San Marco, la première chose qui là frappa ses regards, fut un appareil composé de deux poutres debout, avec une corde et des espèces de poulies ; et il ne tarda pas à reconnaître (car c’était une chose alors familière à tous les yeux) l’abominable machine de la torture. Elle était dressée non-seulement dans ce lieu, mais sur toutes les places, comme aussi dans les rues un peu spacieuses, afin que les délégués de chaque quartier, investis à cet égard d’un pouvoir pleinement discrétionnaire, pussent y faire appliquer immédiatement quiconque leur paraîtrait mériter punition ; comme par exemple les habitants séquestrés qui seraient sortis de leur maison, des employés subalternes qui n’auraient pas rempli leur devoir, ou toute autre personne dont le délit serait venu à leur connaissance. C’était un de ces remèdes extrêmes et inefficaces dont on était dans ce temps-là, et surtout dans des moments pareils, si prodigue.

Pendant que Renzo regardait l’instrument de supplice, cherchant à deviner pourquoi il était dressé en cet endroit, il entendait toujours plus le bruit s’approcher, et enfin il vit déboucher en deçà du coin de l’église un homme qui agitait une sonnette ; c’était un apparitore, derrière lui parurent deux chevaux qui, allongeant le cou et faisant effort sur leurs jarrets, n’avançaient qu’à grand’peine ; puis un chariot qu’ils traînaient, chargé de morts ; et après celui-là, un autre semblable, puis un autre et un autre encore. Çà et là près des chevaux, marchaient des monatti qui les pressaient du fouet, de l’aiguillon et de leurs jurements. Ces cadavres étaient la plupart nus, quelques-uns mal couverts de chétives enveloppes, tous amoncelés et enlacés les uns avec les autres, comme des couleuvres pelotonnées ensemble qui déroulent lentement leurs plis aux premières chaleurs du printemps ; comparaison trop juste en effet, car, à chaque cahot, à chaque secousse, on voyait ces tristes masses trembler et varier le repoussant aspect de leur désordre, on voyait des têtes pendre, des chevelures virginales se renverser, des bras se dégager et battre sur les roues ; et l’âme déjà saisie d’horreur à ce spectacle, apprenait comment il pouvait devenir plus lamentable encore et d’une plus hideuse difformité.

Notre jeune homme s’était arrêté au coin de la place, près du garde-fou du canal, et il priait pour ces morts qu’il ne connaissait pas. Dans ce moment, une affreuse pensée s’offrit à son esprit. « Peut-être là, mêlée parmi les autres, là-dessous… Oh ! mon Dieu ! faites que ce ne soit pas ! faites que cette idée ne me gagne point ! »

Lorsque le funèbre convoi eut achevé de passer, Renzo se remit en marche ; il traversa la place, en prenant son chemin le long du canal à gauche, sans autre raison dans ce choix, sinon que le convoi avait passé de l’autre côté. Après les quatre pas qu’il avait à faire des murs latéraux de l’église au canal, il vit à droite le pont Marcellino ; il s’y dirigea et aboutit dans la rue de Borgo Nuovo. Regardant en avant, toujours dans l’intention de trouver quelqu’un qui pût lui fournir le renseignement dont il avait besoin, il vit à l’autre bout de la rue un prêtre en pourpoint, avec un petit bâton à la main, se tenant debout près d’une porte entr’ouverte, la tête baissée, et l’oreille contre l’ouverture ; et peu après il le vit lever la main et bénir. Il jugea, comme c’était la vérité, que cet ecclésiastique finissait de confesser quelqu’un, et il se dit : « Voici l’homme qu’il me faut. Si un prêtre, en fonctions de prêtre, n’a pas un peu de charité, un peu de bienveillance et de bonnes manières pour qui s’adresse à lui, il faut dire qu’il n’y en a plus dans ce monde. »

Cependant le prêtre, s’étant éloigné de la porte, venait du côté de Renzo, en tenant avec grande précaution le milieu de la rue. Renzo, lorsqu’il fut près de lui, ôta son chapeau, et en même temps il s’arrêta pour lui faire comprendre qu’il désirait lui parler, mais qu’il ne voulait pas l’approcher trop indiscrètement. L’ecclésiastique s’arrêta de même, se montrant prêt à l’écouter, mais en appuyant toutefois le bout de son bâton à terre, comme pour s’en faire un rempart. Renzo exposa sa demande, à laquelle le prêtre satisfit, non-seulement en lui disant le nom de la rue où était la maison qu’il cherchait, mais encore en lui traçant son itinéraire, selon le besoin qu’il vit que le pauvre jeune homme en avait, c’est-à-dire en lui indiquant, à force de détours à droite et à gauche, de croix et d’églises, les six ou huit rues qu’il avait encore à parcourir pour arriver à cette maison.

« Que Dieu vous maintienne en santé au temps où nous sommes et toujours ! » dit Renzo ; et comme l’ecclésiastique se disposait à s’éloigner : « Encore une grâce, » lui dit le jeune homme ; et il lui parla de la pauvre femme oubliée. Le bon prêtre le remercia lui-même de lui avoir fourni l’occasion d’une œuvre de charité si nécessaire ; et, en lui disant qu’il allait avertir qui de droit, il le quitta. Renzo, de son côté, se remit de nouveau en marche, et il cherchait, en cheminant, à repasser sa leçon d’itinéraire, pour n’avoir pas à répéter sa demande à chaque coin de rue. Mais vous ne sauriez vous figurer combien cette opération lui était pénible, non pas autant pour la difficulté de la chose en elle-même qu’à cause d’un nouveau trouble qui venait de s’emparer de son âme. Ce nom de la rue, cette indication du chemin qu’il devait suivre, l’avaient bouleversé. C’était le renseignement qu’il avait désiré, demandé, dont il ne pouvait se passer ; et on ne lui avait rien dit où il pût voir aucun mauvais présage ; mais que voulez-vous ? Cette idée un peu plus précise d’un terme prochain où il sortirait d’une grande incertitude, où il pourrait s’entendre dire : elle est en vie ; ou bien : elle est morte ; cette idée venait de lui causer un saisissement tel que dans ce moment il eût mieux aimé se trouver encore dans sa pleine ignorance, être au commencement du voyage dont il était près d’atteindre la fin. Il rappela cependant ses esprits, et se dit à lui-même : « Eh là ! si nous allons commencer à faire l’enfant, comment cela ira-t-il ? » S’étant ainsi remis le mieux qu’il lui fut possible, il poursuivit son chemin, en s’enfonçant dans l’intérieur de la ville.

Quelle ville ! et qu’était-ce auprès de son état actuel, que celui où elle s’était trouvée l’année d’auparavant par l’effet de la famine !

Renzo avait précisément à traverser l’un des quartiers que le fléau avait le plus horriblement désolés, je veux dire ces rues formant à leur rencontre le carrefour qu’on appelait le carrobio de la Porte-Neuve. (Il y avait alors une croix dans le milieu, et en face, à côté de l’emplacement où est aujourd’hui l’église de San Francesco di Paolo, une ancienne église sous le titre de Santa Anastasia.) Telle avait été la violence de la contagion dans ce quartier, et telle aussi l’infection des cadavres laissés sur place, que le peu de personnes qui vivaient encore avaient été obligées de vider les lieux ; de sorte que si le passant y était tristement frappé de cet abandon et de cette solitude dont toute une masse d’habitations présentait l’aspect, il avait en même temps à subir l’horreur et le dégoût qu’inspiraient les restes laissés par la population qui les avait occupées. Renzo hâta le pas, en se ranimant par la pensée que le but vers lequel il marchait ne devait pas être encore si proche, et par l’espérance qu’avant d’y être parvenu, il trouverait la scène changée, du moins en partie ; et, en effet, il ne tarda pas d’arriver dans un lieu qui pouvait s’appeler une ville d’êtres vivants ; mais quelle ville encore, et quels êtres ! Toutes les portes étaient fermées par crainte et par méfiance, ou si l’on en voyait d’ouvertes, c’étaient celles des maisons restées vides d’habitants ou envahies par les malfaiteurs. De ces portes, plusieurs étaient clouées et un sceau y était apposé, parce que, dans les maisons auxquelles elles appartenaient, se trouvaient des personnes mortes ou malades de la peste ; d’autres étaient marquées d’une croix au charbon, pour indiquer aux monatti qu’il y avait là des morts à enlever ; le tout fait assez à l’aventure et selon qu’il s’était trouvé ici plutôt que là quelque commissaire de la Santé ou quelque autre agent qui avait voulu exécuter les ordres donnés ou exercer une vexation. On ne voyait partout que des linges déchirés et souillés, de la paille infectée, des draps jetés par les fenêtres, quelquefois des cadavres, soit que ce fussent ceux de personnes mortes dans la rue et laissés là en attendant qu’un chariot passât pour les ramasser, soit qu’ils fussent tombés des chariots mêmes, ou qu’on les eût jetés aussi par les fenêtres, comme toute autre chose dont on avait voulu débarrasser sa demeure, tant la persistance du désastre et ses effets de plus en plus cruels avaient porté les âmes vers les instincts sauvages et vers l’oubli de toute pieuse sollicitude, de tout ce que l’homme respecte en état de société ! On n’entendait plus nulle part ni bruit de travaux ou de négoce journalier, ni roulement de voitures, ni aucun cri de vendeurs, ni aucun propos de personnes circulant dans les rues ; et il était bien rare que ce silence de mort fût interrompu autrement que par les chars funèbres à leur passage, les lamentations des nécessiteux, les gémissements des malades, les hurlements des frénétiques et les cris des monatti. Au point du jour, à midi et le soir, une cloche de la cathédrale donnait le signal de certaines prières que l’archevêque avait ordonné de réciter ; à cette cloche répondaient celles des autres églises ; et l’on voyait alors chacun se mettre à la fenêtre pour prier en commun, on entendait un murmure de voix et de plaintes dans lesquelles, à travers la tristesse, se faisait sentir une sorte de soulagement et une sorte d’espérance.

Les deux tiers environ des habitants étaient morts : sur ce qui restait, un grand nombre étaient malades, un grand nombre avaient quitté la ville ; il ne venait presque plus personne du dehors ; parmi le peu d’individus que l’on rencontrait, on n’aurait pu en trouver un seul en qui ne parût quelque chose d’étrange et qui suffisait pour donner l’idée d’un triste changement dans toutes les habitudes. On voyait les hommes des classes les plus distinguées aller sans cape ni manteau, partie très-essentielle alors de tout habillement honnête, les prêtres sans soutane, des religieux même en pourpoint, tous, en un mot, dépouillés de ce qui, dans leurs vêtements, aurait pu, en flottant, toucher à quelque chose, ou (ce que l’on redoutait plus que tout le reste) prêter aux untori quelque facilité pour leurs mauvais coups. Mais à part cette attention que l’on mettait à n’avoir que des habits aussi rapprochés du corps que c’était possible, chacun était négligé dans sa mise et son ajustement. Ceux qui de coutume portaient la barbe longue l’avaient plus longue encore ; ceux qui ordinairement la rasaient l’avaient laissée croître ; tous avaient des cheveux longs et en désordre, non-seulement par l’insouciance qui naît d’un long abattement, mais parce que les barbiers étaient devenus suspects, depuis que l’on avait saisi et condamné, comme fameux untore, l’un des hommes de cette profession, Giangiacomo Mora, nom qui, pendant longtemps, a conservé une célébrité locale d’infamie et qui en mériterait une bien plus étendue et plus durable de pitié. L’on ne voyait guère de gens qui n’eussent dans une main un bâton, quelquefois même un pistolet, comme avertissement et signe de menace pour qui eût voulu les approcher de trop près, tandis que dans l’autre main ils tenaient, les uns des pastilles odorantes, les autres des boules de métal ou de bois creuses et percées à jour, dans lesquelles on mettait des éponges imbibées de vinaigre préparé ; et ils les portaient de temps en temps à leur nez ou les y tenaient constamment. Quelques-uns suspendaient à leur cou un petit flacon contenant de l’argent vif, persuadés que cette substance avait la vertu d’absorber et de retenir toute émanation pestilentielle, et ils avaient soin de le renouveler au bout de tel nombre de jours. Les gentilshommes, bien loin de paraître avec leur cortège accoutumé, allaient, un panier sous le bras, se pourvoir eux-mêmes des choses nécessaires à la vie. S’il arrivait que deux amis se rencontrassent dans la rue, ils se faisaient de loin, et à la hâte, un salut silencieux. Chacun, en marchant, s’étudiait, non sans beaucoup de peine, à éviter les objets dégoûtants et imprégnés de peste qui étaient épars sur le sol ou qui même, en quelques endroits, le couvraient entièrement ; chacun cherchait à tenir le milieu de la rue, dans l’appréhension d’autres saletés, si ce n’était pis encore, qui pouvaient tomber des fenêtres ; des poudres vénéneuses que l’on disait être jetées de là-haut sur les passants ; des murailles enfin qui pouvaient être ointes. C’est ainsi que l’ignorance, successivement courageuse et timide à rebours de la raison, ajoutait maintenant des peines à d’autres peines, et donnait de fausses terreurs en compensation des craintes raisonnables et salutaires qu’elle avait, dans le principe, fait repousser.

Telles étaient, parmi les personnes qui se montraient hors de leurs demeures, les habitudes actuelles et les allures de celles qui, en santé et dans l’aisance, fournissaient le moins à ce que le tableau de la population présentait de lamentable et de hideux. Car, après tant d’images de misère, et en pensant aux misères plus affligeantes encore au milieu desquelles nous aurons à conduire le lecteur, nous ne nous arrêterons pas en ce moment à dire ce qu’était l’aspect des pestiférés qui se traînaient ou gisaient dans les rues, des indigents, des femmes, des enfants. Il était tel que celui qui arrêtait ses regards sur tant de souffrances, pouvait trouver une sorte de soulagement né du désespoir même, dans ce qui maintenant, à la distance qui nous sépare, se présente à nous comme le comble des maux ; je veux dire dans la pensée et la vue du petit nombre auquel les vivants étaient réduits.

Renzo, à travers cette vaste scène de désolation, avait déjà fait une bonne partie de son chemin lorsque, étant encore assez loin d’une rue dans laquelle il devait tourner, il entendit, comme venant de là, une rumeur confuse où l’affreux tintement de sonnettes se faisait, comme à l’ordinaire, remarquer.

Arrivé au coin de la rue, qui était une des plus larges, il vit dans le milieu quatre chariots arrêtés, et là le même mouvement qui se voit dans un marché aux grains, lorsque chacun s’y porte, que l’on va et l’on vient, que les sacs y sont tour à tour chargés sur l’épaule et mis à bas par les porteurs. Des monatti entraient dans les maisons, d’autres en sortaient portant sur leur dos un faix qu’ils allaient déposer sur l’un ou l’autre des chariots. Quelques-uns étaient revêtus de leur livrée rouge, d’autres n’avaient pas cette marque distinctive, plusieurs en avaient une plus odieuse encore, des panaches et des pompons de diverses couleurs, dont les misérables se paraient, comme en signe de fête, au milieu du deuil universel. Tantôt d’une fenêtre, tantôt d’une autre, se faisait entendre ce cri lugubre : « Ici, monatti ! » et du milieu de ce triste remuement s’élevait une voix rauque et grossière qui répondait : « Tout à l’heure. » Ou bien c’étaient des voisins qui demandaient, en murmurant, qu’on se dépêchât, et auxquels les monatti envoyaient leurs jurements en réponse.

Renzo, entré dans la rue, hâtait le pas, cherchant à ne regarder ces fâcheux obstacles qu’autant que c’était nécessaire pour les éviter, lorsque ses yeux rencontrèrent un objet qui se distinguait de tous autres pour émouvoir les âmes et les engager à le contempler ; aussi Renzo s’arrêta-t-il, presque sans le vouloir.

De la porte de l’une de ces maisons descendait, et venait vers le convoi une femme dont la figure annonçait une jeunesse avancée, mais qui n’avait pas atteint son terme ; et sur cette figure se voyait une beauté voilée, obscurcie, mais non effacée, par une grande souffrance et par une langueur de mort ; cette beauté empreinte tout à la fois de grâce et de majesté qui brille parmi le sexe en Lombardie. Sa démarche était pénible, mais soutenue ; ses yeux ne répandaient point de larmes, mais ils portaient les marques de toutes celles qui en avaient coulé ; il y avait dans cette douleur je ne sais quoi de calme et de profond qui indiquait une âme tout occupée à la sentir. Mais ce n’était pas seulement ce que cette femme avait de remarquable en sa personne qui, au milieu de tant de misères, appelait si particulièrement sur elle la compassion et pour elle ravivait ce sentiment désormais lassé et comme éteint dans les cœurs. Elle tenait dans ses bras une petite fille d’environ neuf ans, morte, mais toute proprement ajustée, les cheveux finement partagés sur le front, pour vêtement une robe d’une parfaite blancheur, rien d’oublié, rien d’omis, comme si les mains qui avaient pris ce soin l’avaient parée pour une fête promise depuis longtemps et accordée à titre de récompense. Elle ne la portait point couchée, mais droite, la poitrine appuyée sur sa poitrine, comme si elle eût été vivante ; seulement une petite main d’un blanc de cire pendait d’un côté avec une certaine pesanteur que l’on voyait inanimée, et la tête de l’enfant reposait sur l’épaule de sa mère avec un abandon plus marqué que celui du sommeil ; de sa mère, car, lors même que la ressemblance de ces deux figures n’en eût fourni un suffisant indice, on l’aurait aussitôt reconnu dans les traits de celle des deux qui exprimait encore un sentiment.

Un sale monatto s’approcha pour prendre le corps de l’enfant des bras qui l’apportaient, ce qu’il faisait cependant avec une sorte de respect inaccoutumé et une hésitation involontaire. Mais la mère, se retirant un peu en arrière, sans montrer cependant ni colère ni mépris : « Non, dit-elle, pour le moment ne la touchez pas, il faut que je la pose moi-même sur ce chariot. Tenez. » En disant ces mots, elle ouvrit une de ses mains, montra une bourse et la laissa tomber dans la main que le monatto lui tendit. Puis elle ajouta : « Promettez-moi de ne pas lui ôter un fil de ce qu’elle a sur elle et de ne permettre que nul autre ose le faire, mais de la mettre en terre telle qu’elle est là. »

Le monatto s’appliqua la main sur la poitrine en signe d’engagement. Puis, tout empressé et presque obséquieux, plus par le nouveau sentiment dont il était comme subjugué que par la récompense inattendue qu’il venait de recevoir, il se mit à faire sur le chariot un peu de place pour la petite morte. La mère, donnant à celle-ci un baiser sur le front, la mit là comme sur un lit, l’arrangea, étendit sur elle une blanche couverture et lui dit ces dernières paroles : « Adieu, Cecilia ! repose en paix ! Ce soir nous viendrons te rejoindre pour rester toujours avec toi. En attendant, prie pour nous ; de mon côté, je prierai pour toi et pour les autres. » Après quoi, se tournant de nouveau vers le monatto : « Vous, dit-elle, en repassant par ici vers le soir, vous monterez pour me prendre aussi, et vous ne me prendrez pas seule. »

En achevant ces mots, elle rentra dans la maison, et un moment après on la vit à la fenêtre, tenant dans ses bras une autre petite fille plus jeune, vivante, mais ayant dans ses traits les signes de la mort. Elle demeura là à contempler ces indignes obsèques de la première jusqu’à ce que le chariot se mît en mouvement et aussi longtemps qu’elle put le suivre des yeux, puis elle disparut. Et que put-elle faire, si ce n’est déposer sur son lit l’unique enfant qui lui restait et se coucher à ses côtés pour mourir avec elle ? Comme la fleur déjà riche de tout son éclat tombe avec le tendre bouton lorsque vient à passer la faulx qui égalise toutes les herbes de la prairie.

« Ô Seigneur ! s’écria Renzo, exaucez-la ! prenez-la près de vous, elle et sa pauvre enfant, elles ont assez souffert ! oui, elles ont assez souffert ! »

Revenu de cette émotion, et tandis qu’il cherchait à se remettre en mémoire son itinéraire pour savoir s’il devait tourner à la première rue qu’il allait trouver, et si c’était à droite ou à gauche, il entendit venir de cette rue même un nouveau bruit, différent du premier, un mélange confus de voix d’hommes, de femmes et d’enfants, de cris impérieux, de gémissements, de sanglots.

Il avança, le cœur disposé à quelque nouveau spectacle de douleur. Arrivé à la rencontre des deux rues, il vit, dans celle où il venait d’aboutir, une troupe de toute sorte de personnes qui était en marche vers lui, et il s’arrêta pour la laisser passer. C’étaient des malades que l’on conduisait au lazaret ; les uns poussés par force, résistant en vain, criant en vain qu’ils voulaient mourir sur leur lit, et répondant par d’inutiles imprécations aux ordres et aux jurements des monatti qui les menaient ; d’autres marchant en silence, sans montrer ni douleur ni aucun autre sentiment, comme s’ils avaient perdu celui même de leurs maux ; des femmes avec leurs nourrissons suspendus à leur cou ; des enfants effrayés de ces tristes clameurs, de ces ordres, de ce cortège plus que de la pensée confuse de la mort, et demandant à grands cris les bras de leur mère, le toit sous lequel ils avaient vu le jour. Et peut-être, hélas ! leur mère qu’ils croyaient avoir laissée endormie sur sa couche s’y était jetée, surprise tout à coup par la peste, et y demeurait privée de sentiment, pour être emportée sur un chariot au lazaret, ou dans la fosse si le chariot arrivait plus tard. Peut-être, oh ! malheur digne de larmes encore plus amères ! leur mère, absorbée dans ses propres souffrances, avait tout oublié dans ce monde, tout jusqu’à ses enfants, et n’avait plus qu’une pensée, celle de mourir en paix. Cependant, parmi cette confusion si grande, on voyait encore quelques exemples de fermeté et de constance dans les affections de la nature ; des pères, des mères, des frères, des fils, des époux qui soutenaient ceux qui leur étaient chers et les accompagnaient en les encourageant par leurs paroles ; et ce n’étaient pas seulement des personnes adultes, mais de jeunes enfants de l’un et de l’autre sexe que l’on voyait marcher auprès de leurs frères, de leurs sœurs, plus jeunes encore, les consoler avec ce bon sens et cet intérêt qui semblent n’appartenir qu’à un âgé plus avancé, les exhorter à être obéissants, en les assurant qu’ils allaient dans un lieu où l’on prendrait soin d’eux pour les faire guérir.

Au milieu de la tristesse et de l’attendrissement que de semblables tableaux faisaient naître dans l’âme de notre voyageur, une inquiétude plus particulière l’agitait. La maison vers laquelle il marchait ne devait pas être éloignée, et peut-être parmi cette troupe… Mais, lorsqu’elle eut passé tout entière sans que ce doute se fût vérifié, il se tourna vers un monatto qui marchait l’un des derniers et lui demanda où étaient la rue et la maison de don Ferrante. « Va t’en au diable, maraud ! » fut la réponse qu’il en reçut. Il ne crut pas devoir prendre la peine d’y répliquer comme elle le méritait ; mais, voyant à deux pas de là un commissaire qui fermait la marche du convoi et qui avait l’air un peu plus humain, il lui fit la même demande. Celui-ci, montrant avec son bâton le côté d’où il venait, dit : « La première rue à droite et la dernière grande maison à gauche. »

Le jeune homme, avec un trouble qui devenait toujours plus vif, va vers l’endroit qui lui est indiqué. Le voilà dans la rue, où il distingue aussitôt cette maison parmi les autres plus petites et moins apparentes. Il s’approche de la porte qui est fermée, pose la main sur le marteau et l’y arrête hésitante, comme s’il la tenait dans une urne d’où il va tirer le bulletin qui doit décider de sa vie ou de sa mort. Enfin il lève le marteau et frappe un coup avec résolution.

Au bout de quelques moments, une fenêtre s’ouvre un peu, une femme s’y montre à demi, regardant qui frappe, mais d’un air inquiet et soupçonneux qui semble dire : Qui est-ce ? des monatti ? des vagabonds ? des commissaires ? des untori ? des diables ?

« Madame, dit Renzo levant les yeux en l’air et d’une voix mal assurée, est-ce ici que demeure, comme fille de service, une jeune personne de la campagne, nommée Lucia ?

— Elle n’y est plus ; allez-vous-en, répondit la femme en se disposant à refermer.

— Un moment, de grâce ! Elle n’y est plus ? Où est-elle ?

— Au lazaret, et derechef elle allait fermer.

— Mais un moment, pour l’amour de Dieu ! Est-ce qu’elle a la peste ?

— Sans doute. C’est du nouveau, n’est-ce pas ? Allez-vous-en.

— Oh ! malheureux que je suis ! Attendez ; était-elle bien malade ? Combien de temps y a-t-il… ? »

Mais pendant qu’il parlait, la fenêtre s’était fermée tout de bon.

« Madame ! madame ! Un mot, de grâce ! Au nom de vos pauvres défunts ! Je ne vous demande rien du vôtre. Ohé ! » mais c’était comme s’il parlait au mur.

Affligé de la nouvelle et irrité de tant de désobligeance, Renzo saisit encore le marteau, et, appuyé contre la porte, il le serrait et le tournait dans sa main, le levait pour frapper de plus belle et en désespéré, puis le tenait en l’air en hésitant. Au milieu de cette agitation, il se tourna pour chercher s’il ne verrait pas quelque voisin de qui il pût avoir quelque renseignement plus précis, quelque indice, quelque lumière. Mais la première, la seule personne qu’il vit fut une autre femme, éloignée d’une vingtaine de pas, qui, avec une figure où se peignaient l’effroi, la haine, l’impatience et la malice, avec certains yeux hagards qui se portaient à la fois sur lui et loin derrière lui, ouvrant la bouche comme pour crier de toutes ses forces, mais retenant en même temps sa respiration, levant deux bras décharnés, allongeant et retirant deux mains ridées et pliées en façon de griffes, comme si elle cherchait à attraper quelque chose, montrait clairement qu’elle voulait appeler du monde, mais de manière que quelqu’un ne s’en aperçût pas. Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, cette femme, devenue encore plus laide, tressaillit comme une personne prise sur le fait.

« Que diable !… » commençait à dire Renzo en levant également les mains vers la femme ; mais celle-ci, voyant qu’elle ne pouvait plus espérer de le faire saisir à l’improviste, laissa échapper le cri qu’elle avait jusqu’alors retenu : « À l’untore ! donnez dessus, donnez dessus ! À l’untore !

— Qui ? Moi ! cria Renzo. Ah ! vieille sorcière ! impudente menteuse ! tais-toi ; » et il fit un saut vers elle pour l’effrayer et la faire taire. Mais il s’aperçut en ce moment qu’il devait plutôt songer à ce qui allait se passer pour lui. Au cri de la vieille, il accourait du monde de divers côtés ; non pas la foule qui, dans un cas semblable, se serait formée trois mois auparavant, mais bien plus de bras qu’il n’en fallait pour assommer un pauvre homme. En même temps la fenêtre se rouvrit, et la même personne qui peu de moments avant lui avait fait si mauvais accueil, s’y montra cette fois à plein, en criant, elle aussi : « Arrêtez-le, arrêtez-le ; ce doit être un de ces coquins qui rôdent pour oindre les portes des honnêtes gens. »

Renzo ne perdit pas son temps à délibérer. Sur-le-champ il jugea que ce qu’il avait de mieux à faire était de se sauver des mains de ces gens, et non de rester à leur expliquer ses raisons. Il jeta un coup d’œil à droite et à gauche pour voir le côté où ils étaient le moins nombreux, et ce fut par là qu’il prit sa course. D’une rude poussée il écarta un homme qui lui barrait le passage ; un autre accourait à sa rencontre ; d’une gourmade bien appliquée dans la poitrine, il le fit reculer à dix pas, et continua de jouer des jambes, le poing levé, serré, prêt pour tout autre qui serait venu se mettre sur son chemin. La rue, en avant de lui, était libre. Mais sur ses derrières il entendait les pas de ceux qui couraient après lui, et, plus retentissants que leurs pas, ces cris alarmants : « Donnons dessus, donnons dessus ! à l’untore ! » Il ne savait quand la poursuite s’arrêterait ; il ne voyait aucun lieu où il pût s’y soustraire. Sa colère devint de la rage, son trouble se changea en désespoir ; les yeux comme voilés d’un nuage, il saisit son grand couteau, le dégaina, s’arrêta court, tourna vers la tourbe ennemie la figure la plus farouche, la plus furieuse que jamais il eût prise, et, le bras tendu, brandissant au-dessus de sa tête la lame luisante de son arme, il cria : « Que celui de vous qui a du cœur s’avance, canaille ! Je vous réponds qu’avec ceci je vais l’oindre tout de bon. »

Mais il vit avec étonnement et une vague satisfaction que ceux qui le poursuivaient s’étaient arrêtés comme s’ils eussent hésité à passer outre, et que, de là, continuant de crier, ils faisaient, en levant les mains, certains signes de furibonds qui semblaient s’adresser à d’autres venant de loin derrière lui. Il se tourna de nouveau, et vit ce que son trouble ne lui avait pas permis de remarquer l’instant d’auparavant, un chariot qui s’avançait, ou plutôt la file ordinaire des chariots chargés de morts, avec leur accompagnement accoutumé, et par derrière, à quelque distance, une autre petite troupe de gens qui auraient bien voulu venir aussi tomber sur l’untore et le prendre entre eux et ceux de l’autre côté, mais qui, de même que ceux-ci, étaient retenus par l’obstacle que présentait le convoi. Se voyant ainsi entre deux feux, il lui vint à l’esprit que ce qui était un objet de crainte pour ces enragés pouvait être pour lui un moyen de salut ; il pensa que ce n’était pas le moment de faire le délicat ; il rengaina son couteau, se mit sur le côté de la rue, reprit sa course vers les chariots, dépassa le premier, remarqua sur le second un assez large espace vide, d’un coup d’œil mesura le saut, s’élança ; et le voilà sur le chariot, posé sur le pied droit, le gauche en l’air, les bras levés, dans l’attitude de la victoire.

« Bravo ! bravo ! » s’écrièrent tous ensemble les monatti qui conduisaient le convoi, les uns à pied, d’autres montés sur les chariots, d’autres encore, pour dire la chose dans toute son horreur, assis sur les cadavres, et buvant à une grande bouteille qu’ils se passaient de main en main ; « bravo ! voilà un beau coup !

— Tu es venu te mettre sous la protection des monatti ; c’est tout comme si tu étais dans une église, » lui dit l’un des deux qui se trouvaient sur le chariot où il avait sauté.

Les ennemis de Renzo, à l’approche des voitures, avaient pour la plupart tourné le dos et faisaient retraite en continuant toutefois de crier : « Donnez dessus, donnez dessus ! à l’untore ! » Quelques-uns s’éloignaient plus lentement, et de temps en temps s’arrêtaient pour se tourner en faisant des gestes de menaces vers le jeune homme qui, du haut de son chariot, leur répondait en agitant ses poings en l’air.

« Laisse-moi faire, » lui dit un monatto ; et, arrachant de dessus un cadavre un linge dégoûtant, il le noua à la hâte ; puis le prenant par l’un des bouts, il l’éleva comme une fronde vers ces obstinés, en faisant mine de vouloir le leur lancer et en criant : « Attendez, canaille ! » À cette vue, tous s’enfuirent saisis de frayeur ; et Renzo ne vit plus que le dos de ses ennemis, et des talons qui dansaient rapidement en l’air comme les battoirs d’un moulin à foulon.

Parmi les monatti s’éleva un hurlement de triomphe, une tempête d’éclats de rire, un ouh ! prolongé, comme pour accompagner cette fuite.

« Ah ! ah ! vois-tu si nous savons protéger les honnêtes gens ? dit à Renzo le monatto qui avait fait la démonstration décisive ; un seul de nous vaut plus que cent de ces poltrons.

— Je puis bien dire que je vous dois la vie, répondit Renzo, et je vous remercie de tout mon cœur.

— De quoi donc ? dit le monatto ; tu le mérites ; on voit que tu es un bon garçon. Tu fais bien d’oindre cette canaille, continue de les oindre ; extermine-les tous, ces coquins-là, qui ne valent quelque chose que lorsqu’ils sont morts : qui, pour nous payer de la vie que nous menons, nous maudissent et vont disant que, lorsque la peste sera finie, ils nous feront tous pendre. Ce sont eux, les gredins, qui finiront avant la peste ; et les monatti resteront seuls à chanter victoire et se divertir dans Milan.

— Vive la peste, et meure cette canaille ! » s’écria l’autre ; et, en prononçant cet aimable toast, il porta la bouteille à sa bouche, et, la tenant de ses deux mains, au milieu des secousses du chariot, il y but à longues gorgées, après quoi il la présenta à Renzo en disant : « Bois à notre santé.

— Je vous la souhaite à tous de bon cœur, dit Renzo ; mais je n’ai pas soif ; je n’ai vraiment pas envie de boire en ce moment.

— Tu as eu une belle peur, à ce qu’il me semble, dit le monatto ; tu m’as la mine d’un pauvre ouvrier dans le métier que tu fais ; ce sont d’autres figures que la tienne qu’il faut pour être untore.

— Chacun s’industrie comme il peut, dit l’autre.

— Donne-moi la bouteille à moi, dit un de ceux qui marchaient à côté du chariot, je veux aussi boire encore un coup à la santé de son maître qui se trouve dans cette gentille compagnie… là tout juste, si je ne me trompe, dans cette belle carrossée. »

Et, avec un sourire atroce, il montrait le chariot qui précédait celui sur lequel était le pauvre Renzo. Puis, prenant un sérieux plus hideux encore de scélératesse, il fit une révérence de ce côté et ajouta : « Permettez-vous, mon cher monsieur, qu’un pauvre monatto ose tâter du vin de votre cave ? Vous voyez ; on fait une vie !… C’est nous qui vous avons mis en carrosse pour vous mener à la campagne. D’ailleurs le vin vous fait mal, à vous autres, messieurs ; les pauvres monatti ont bon estomac. »

Et, au milieu des rires de ses camarades, il prit la bouteille, l’éleva en l’air ; mais, avant de boire, il se tourna vers Renzo, le regarda fixement, et lui dit avec une certaine mine de compassion méprisante : « Il faut que le diable avec qui tu as fait pacte soit bien jeune ; car, si nous ne nous étions trouvés là pour te sauver, tu n’aurais pas eu de lui grand secours. » Et, applaudi par de nouveaux rires, il appliqua la bouteille à ses lèvres.

« Et nous ? ohé ! et nous ? » crièrent plusieurs voix du chariot qui précédait. Le coquin, après s’être abreuvé tout son soûl, présenta des deux mains la bouteille aux autres, lesquels se la firent encore passer à la ronde jusqu’à l’un d’eux qui, l’ayant vidée, la prit par le goulot, lui fit faire le moulinet, et l’envoya se briser sur le pavé, en criant : « Vive la peste ! » Puis il entonna une de leurs laides chansons, et aussitôt à sa voix se joignirent en chœur toutes les autres. Le concert infernal, mêlé au tintement des sonnettes, au bruit des roues criant sur leurs essieux, au piétinement des chevaux sur le pavé, résonnait dans le vide et le silence des rues, et, retentissant à l’intérieur des maisons, il venait serrer le cœur au peu de personnes qui les habitaient encore.

Mais de quoi ne peut-on quelquefois s’accommoder dans la vie ? Quelle est la chose qui ne peut paraître bonne en certaines situations ? Le danger du moment d’auparavant avait rendu plus que tolérable à Renzo la compagnie de ces morts et de ces vivants même ; et maintenant ce fut pour ses oreilles une musique, je dirai presque agréable, que celle à laquelle il devait de voir cesser pour lui l’embarras d’une telle conversation. Encore tout troublé, tout bouleversé, il remerciait en son cœur et de son mieux la Providence de s’être tiré d’un tel péril, sans avoir reçu de mal ni en avoir fait à personne ; il la priait de l’aider maintenant à se délivrer de ses libérateurs ; et, de son côté, il se tenait prêt, regardant alternativement et la rue et ces hommes, à saisir le moment où il pourrait se laisser glisser en silence, sans leur donner occasion de faire quelque tapage, quelque scène qui inspirât de mauvaises idées aux passants.

Tout à coup, au détour d’un coin, il lui sembla reconnaître les lieux ; il regarda plus attentivement, et fut sûr de son fait. Savez-vous où il était ? Sur le cours de Porte-Orientale, dans cette rue par où il était venu tout lentement et s’en était retourné si vite, environ vingt mois auparavant. Il se souvint aussitôt qu’on allait par là tout droit au lazaret ; et cet avantage de se trouver précisément sur son chemin sans l’avoir cherché, sans l’avoir demandé à personne, lui parut une faveur spéciale de la Providence, en même temps qu’un heureux présage pour les événements qui restaient à s’accomplir. Dans ce moment, un commissaire venait au-devant des chariots, en criant aux monatti de s’arrêter et je ne sais quoi encore ; toujours est-il que l’on fit halte, et la musique se changea en de bruyants colloques. Un des monatti qui était sur le chariot de Renzo, sauta à bas ; Renzo dit à l’autre : « Je vous remercie de votre charité, Dieu vous la rende ; » et il sauta de même de l’autre côté.

« Va, va, pauvre petit untore, répondit le monatto ; ce ne sera pas toi qui dépeupleras Milan. »

Par bonheur il n’y avait là personne qui pût l’entendre. Le convoi était arrêté sur la gauche du cours ; Renzo se hâta de prendre l’autre côté ; et, rasant le mur, il s’avance bien vite sur le pont ; il le passe, suit la rue du faubourg, reconnaît le couvent des capucins ; déjà il est près de la porte, il voit l’angle du lazaret, il franchit la barrière, et devant lui se déploie la scène que présentait le dehors de cette enceinte, scène qui à peine donnait une idée de celle du dedans, et qui cependant était déjà vaste, variée dans ses horreurs, impossible à décrire.

Le long des deux côtés de l’édifice qui de ce point s’offrent à la vue, ce n’était de toute part que mouvement et agitation. Les malades allaient par troupes au lazaret. Nombre d’entre eux étaient assis ou couchés sur les bords du fossé qui en suit les murs ; et c’étaient ceux à qui les forces avaient manqué pour atteindre jusqu’à l’établissement, ou bien ceux qui, en étant sortis par désespoir, s’étaient vus également, par leur faiblesse, dans l’impossibilité d’aller plus loin. D’autres erraient isolés, dans une sorte de stupidité, plusieurs même tout à fait privés de leur raison ; l’un s’échauffait à raconter ses rêveries à un malheureux couché par terre et accablé par le mal ; l’autre s’agitait en mouvements désordonnés ; un autre encore se montrait tout riant, comme s’il assistait à un gracieux spectacle. Mais ce qui faisait le plus de bruit et semblait le plus étrange dans cette manie de si triste gaieté, était un chant élevé et continuel qu’on aurait dit ne pas venir du milieu de cette misérable multitude et qui dominait cependant toutes les autres voix ; une de ces chansons populaires de plaisir et d’amour que l’on appelait villanelle ; et si l’on voulait du regard suivre le son pour découvrir qui pouvait se livrer à la joie dans un temps pareil et dans un tel lieu, on voyait un malheureux qui, assis tranquillement au fond du fossé, chantait à gorge déployée, le visage en l’air.

Renzo avait à peine fait quelques pas le long du côté méridional de l’édifice, lorsqu’il s’éleva parmi la foule une rumeur extraordinaire et de loin se firent entendre des voix qui criaient : « Gare, gare ; arrêtez-le ! » Il se dresse sur la pointe des pieds et voit un grand vilain cheval qui venait ventre à terre, poussé par un cavalier d’un aspect plus désagréable encore ; c’était un frénétique qui, ayant vu cet animal libre près d’un chariot, était bien vite monté dessus, et, le frappant à coups redoublés de son poing sur le cou, de ses talons dans le ventre, le faisait aller à bride abattue ; derrière venaient des monatti en criant ; et tout cela presque aussitôt se perdit dans un nuage de poussière.

C’est dans l’état d’étourdissement et de fatigue où la vue de tant de maux avait déjà jeté notre pauvre jeune homme, qu’il arriva à la porte du lieu où se trouvaient peut-être plus de maux réunis qu’il n’en avait trouvé d’épars dans tout l’espace qu’il avait parcouru jusque-là. Il se présente à cette porte, il entre sous la voûte, et reste un moment immobile au milieu du portique.