Les Fiancés (Manzoni 1840)/37

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Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 534-545).


CHAPITRE XXXVII.


À peine, en effet, Renzo avait-il franchi le seuil du lazaret et pris sa route à droite pour retrouver le sentier d’où le matin il avait abouti sous les remparts, que commencèrent à frapper çà et là de grosses gouttes, rares et vivement lancées, qui, en rejaillissant sur le sol blanc et aride du chemin, soulevaient une fine poussière ; dans l’espace d’un moment elles devinrent plus serrées ; et, avant qu’il fût arrivé au sentier, la pluie tombait à torrents. Renzo, loin d’en être contrarié, s’y baignait avec bonheur ; il jouissait sous cette fraîche aspersion, à ce bruit de l’averse, à ce mouvement des herbes et des feuilles, tremblantes, ruisselantes, reverdies, reluisantes ; des souffles larges, pleins, sonores, s’épanchaient de sa poitrine dilatée ; et, dans cette crise de la nature, il sentait en quelque sorte plus librement et avec plus de vivacité celle qui venait de s’opérer dans son destin.

Mais combien ce sentiment n’eût-il pas été, dans l’âme du jeune homme, encore plus absolu, plus dégagé de tout mélange, s’il eût pu deviner ce qui se vit peu de jours après ; que cette eau emportait la peste, qu’après cette bienfaisante ablution, le lazaret, s’il ne rendait pas aux vivants tous les vivants qu’il contenait, n’en engloutirait du moins pas d’autres ; qu’au bout d’une semaine, on verrait des portes et des boutiques se rouvrir, on ne parlerait plus que de quarantaine, et qu’il ne resterait de la contagion que quelques traces çà et là, ces traces qu’un tel fléau laissait toujours pour quelque temps après lui !

Notre voyageur allait donc allègrement, sans s’être dit ni où il s’arrêterait cette nuit, ni comment, ni quand, ni si même il ferait cette pause, pressé seulement d’avancer, d’arriver à son village, de trouver à qui parler, à qui raconter son histoire, et puis, et surtout, de se remettre en route pour Pasturo et y chercher Agnese. Il marchait la tête pleine de tout ce qu’il avait vu, de tout ce qui lui était arrivé dans ce jour ; mais, à travers les images de misères, d’horreurs, de ses propres dangers, venait toujours pour le réjouir cette gentille pensée : Je l’ai trouvée ; elle est guérie ; elle est à moi !

Et là-dessus il faisait une petite gambade, et, dans ce gai transport, il faisait jaillir l’eau de toute sa personne, ainsi qu’un chien barbet sortant de la rivière ; ou bien quelquefois il se contentait de se frotter vivement les mains, en redoublant de prestesse et d’ardeur. Sur le chemin qu’il revoyait, il recueillait, pour ainsi dire, les idées qu’il y avait laissées le matin et la veille, et reprenait de préférence celles-là même qu’il avait alors le plus cherché à repousser ; les doutes, les difficultés, l’incertitude s’il la trouverait, s’il la trouverait vivante parmi tant de morts et de mourants. « Et je l’ai trouvée vivante ! » se disait-il pour conclusion. Il se reportait en esprit aux circonstances les plus terribles de cette journée ; il se voyait avec ce marteau de porte à la main : Y sera-t-elle ou n’y sera-t-elle pas ? et une réponse si peu réjouissante ; et n’avoir pas même le temps d’y réfléchir, par l’assaut de ces mauvais fous en furie ; et ce lazaret, cette mer agitée ! Va-t’en la trouver là-dedans ! Et il l’avait trouvée ! Il retournait à ce moment où la procession des convalescents avait fini de passer : quel moment ! quel crève-cœur de ne l’y avoir pas vue ! et maintenant cela lui était bien égal. Et ce quartier des femmes ! Et là, derrière cette cabane, lorsqu’il s’y attendait le moins, cette voix, bien réellement cette voix ! Et l’instant d’après, l’avoir vue en personne, l’avoir vue sur pied ! Mais quoi ? restait encore ce nœud désolant du vœu, et plus serré que jamais. Tranché aussi ce nœud-là. Et cette haine contre don Rodrigo, ce fiel permanent et rongeur qui aigrissait tous ses maux et empoisonnait toutes ses consolations, disparu également. Si bien que je ne saurais me figurer un contentement plus vif que celui où était notre jeune homme, à part son incertitude sur le compte d’Agnese, son triste pressentiment pour le père Cristoforo, et l’idée que l’on se trouvait encore au milieu de la peste.

Il arriva à Sesto à la tombée de la nuit, et la pluie ne faisait pas mine de vouloir cesser. Mais, sentant ses jambes mieux que jamais disposées à le servir, sachant toutes les difficultés qu’il éprouverait à se donner un gîte, trempé d’ailleurs comme il l’était, il ne lui vint pas même à l’idée de chercher à faire halte. La seule chose qui l’incommodât était un grand appétit ; car la joie qu’il avait au cœur lui eût rendu facile à digérer bien autre chose que la petite soupe du capucin. Il regarda si là aussi il ne trouverait pas une boutique de boulanger ; il en vit une, prit deux pains qu’on lui passa au bout des pincettes et avec les autres cérémonies d’usage. Un en poche, l’autre aux dents, et en marche de plus belle !

Quand il passa à Monza, il était nuit close. Il sut cependant assez bien s’orienter pour trouver la porte qui le mettait sur sa route. Mais, quel que fût en ce point son mérite, et l’on ne peut disconvenir qu’il ne fût grand, ce n’est pas autant à cela qu’il faut s’arrêter, qu’à l’état où vous pouvez vous figurer qu’était cette route et à ce qu’elle devenait à chaque moment de plus par un pareil temps. Enfoncée (comme elles l’étaient toutes, et nous devons l’avoir mentionné ailleurs), enfoncée entre deux rives à l’égal du lit d’une rivière, on eût dit, à la voir alors, sinon une rivière, du moins un véritable canal ; et de temps en temps s’y rencontraient des trous d’où il fallait être habile pour retirer, non pas seulement ses souliers, mais ses pieds même. Mais Renzo en sortait comme il pouvait, sans impatience, sans mauvaises paroles, sans repentir de s’y être engagé, et en pensant que chaque pas, quoi qu’il lui pût coûter, l’avançait d’autant, que la pluie cesserait quand il plairait à Dieu, que le jour reviendrait à son heure, et qu’alors le chemin qu’il faisait maintenant se trouverait fait.

Je dirai même qu’il ne pensait aux contrariétés de sa marche que lorsqu’il ne pouvait absolument s’en dispenser. Elles n’étaient là que comme distractions. Le grand travail de son esprit était de repasser l’histoire des tristes années qui venaient de s’écouler ; tant de troubles, tant de traverses, tant de moments où il avait été sur le point de renoncer même à l’espérance et de voir tout perdu ; puis, à ces douloureuses images, d’opposer celles d’un avenir qui aujourd’hui se montrait si différent ; l’arrivée de Lucia, leurs noces, le soin de monter leur ménage, le plaisir de se raconter leurs aventures, tout le reste de sa vie enfin, telle qu’il la voyait d’après de semblables présages.

Comment faisait-il ensuite lorsqu’il trouvait devant lui deux chemins ? Était-ce quelque souvenir des lieux qui, à la faible lueur dont il était éclairé, l’aidait à prendre la bonne direction, où la devinait-il toujours par hasard ? C’est ce que je ne saurais vous dire ; car Renzo lui-même, qui avait coutume de raconter son histoire fort en détail, ou même un peu longuement (et tout porte à croire que c’est de sa bouche que notre anonyme l’avait plus d’une fois ouïe), Renzo lui-même, quand il en était à ce point, disait qu’il ne se souvenait de cette nuit que comme s’il l’avait passée dans son lit à rêver. Le fait est que, comme elle était près de finir, il se trouva sur les bords de l’Adda.

Il n’avait pas discontinué de pleuvoir ; mais, après quelques heures de déluge, c’était devenu une pluie ordinaire, et ensuite une bruine, fine, douce, égale, et qui tombait presque sans bruit. Les nuages élevés et maintenant éclaircis couvraient, mais d’un voile léger, toute la voûte du ciel ; et, à la lumière du jour naissant, Renzo put voir le pays dans lequel il venait d’arriver. Le sien y était compris, et ce que cette vue lui fit éprouver ne saurait se décrire. Tout ce que j’en sais dire, c’est que ces montagnes, ce Resegone à peu de distance, ce territoire de Lecco, tout cela était devenu comme sa chose propre. Il jeta aussi un coup d’œil sur sa personne et se trouva un peu étrange, ou plutôt il se trouva tel que, d’après ce qu’il sentait, il s’imaginait devoir être : tous ses vêtements imbibés et appliqués sur son corps ; de la tête à la ceinture, pas un fil qui ne fût chargé d’eau ; de la ceinture aux pieds, pas un qui ne fût chargé de boue ; ou, s’il s’y trouvait quelques points que la boue ne couvrît pas, c’étaient ceux-ci qu’on eût pris pour des éclaboussures. Qu’il eût eu avec cela un miroir pour s’y voir tout entier, coiffé de ce chapeau dont les bords déformés se rabattaient en tout sens, la figure encadrée de ces cheveux qui, en mèches allongées et aplaties, servaient d’autant à l’humecter ; et il aurait été encore plus frappé de la singularité de son air. Pour fatigué, il l’était peut-être, mais n’en savait rien ; et la fraîcheur de l’aube, venant par-dessus celle de la nuit et de ce joli petit bain, ne lui donnait que plus de vigueur et d’envie de marcher plus vite encore.

Il est à Pescate ; il fait son dernier bout de chemin le long de l’Adda, non toutefois sans jeter un coup d’œil mélancolique sur Pescarenico ; il dépasse le pont ; et, moitié par les voies frayées, moitié en traversant les champs, il arrive bientôt à la maison de son hôte et son ami. Celui-ci, qui venait de se lever et, debout sur sa porte, était à regarder le temps, lève les yeux vers cette figure d’homme si trempé, si crotté, tranchons le mot, si malpropre, et en même temps si vif et si dégagé dans son allure : de sa vie il n’avait vu un personnage plus mal accommodé et plus content.

« Oh ! oh ! dit-il, déjà ici ? et avec un temps pareil ? Quelles nouvelles ?

— Elle existe, dit Renzo ; elle existe, elle existe.

— En santé ?

— Guérie, ce qui vaut bien mieux. Je dois remercier le Seigneur et la sainte Vierge tous les jours de ma vie. Mais des choses surprenantes, des choses à faire trembler : je te conterai tout.

— Mais comme te voilà fait !

— Je suis beau, n’est-ce pas ?

— En vérité, tu pourrais te servir de tout le haut pour laver tout le bas. Mais attends, attends, que je te fasse un bon feu.

— Ce n’est pas de refus. Sais-tu où la pluie m’a pris ? À la porte même du lazaret. Mais ce n’est rien que cela. Le temps fait son métier, et moi le mien. »

L’ami alla et revint avec deux brassées de menu bois. Il en posa une à terre, mit l’autre sur le foyer ; et, avec un peu de braise qui restait de la veille, il fit bientôt flamber un beau feu. Renzo, pendant ce temps, avait ôté son chapeau de dessus sa tête et, après l’avoir secoué deux ou trois fois, l’avait jeté par terre. Moins facilement il s’était de même ôté sa soubreveste. Il tira de la poche de ses chausses son couteau dont la gaine toute ramollie semblait avoir été mise à fondre. Il le posa sur une étagère et dit :

« Il est bien arrangé aussi, celui-là ; mais c’est de l’eau, Dieu soit loué ! rien que de l’eau… Encore un peu, et j’allais… Je te conterai cela. » Et il se frottait les mains.

« À présent, fais-moi encore un plaisir, ajouta-t-il. Va me chercher ce petit paquet que j’ai laissé là-haut dans la chambre où tu m’as fait coucher ; car avant que ce que j’ai sur moi soit sec… ! »

L’ami, revenant avec le paquet, dit : « Je pense que tu dois aussi avoir appétit ; quant à la boisson, je vois fort bien que tu n’en auras pas manqué en route ; mais la pitance…

— J’ai trouvé à acheter deux pains hier au soir ; mais, à dire vrai, je les ai à peine senti passer sous ma dent.

— Laisse-moi faire, dit l’ami ; il versa de l’eau dans un petit chaudron qu’il attacha ensuite à la crémaillère, et il ajouta : Je vais traire la vache ; quand je reviendrai avec le lait l’eau sera prête, et nous ferons une bonne polenta. Toi, pendant ce temps, arrange-toi à ton aise. »

Renzo, demeuré seul, ôta, non sans peine, le reste de ses vêtements qui s’étaient comme collés sur lui ; il se sécha, se rhabilla de la tête aux pieds. L’ami revint et alla vers son chaudron, Renzo s’assit en attendant.

« À présent, je m’aperçois que je suis fatigué, dit-il. Au fait la trotte est bonne pour toute la journée. Pourtant ceci n’est rien, j’en ai bien d’autres à te conter. Comme Milan est accommodé ! Quelles choses il y faut voir ! Quelles choses il y faut toucher ! C’est à se faire ensuite mal au cœur à soi-même. Et volontiers je dirais qu’il ne me fallait rien moins que cette petite lessive. Et ce qu’ils ont voulu me faire, ces messieurs de là-bas ! ce sera curieux à le dire. Mais si tu voyais le lazaret ! Il y a de quoi s’y perdre dans les misères. Enfin, je te conterai tout cela… Et elle existe ; et elle viendra ici, et elle sera ma femme, et tu seras l’un de nos témoins, et, peste ou non peste, je veux qu’au moins pour quelques heures nous nous donnions du bon temps. »

Du reste, il tint parole quant aux récits qu’il avait dit à son ami vouloir lui faire durant toute la journée, ce qu’il put d’autant mieux que la pluie ayant toujours continué, celui-ci passa toute cette journée à la maison, tantôt assis près de son hôte, tantôt s’occupant à disposer sa petite cave, son petit tonneau, et à faire d’autres préparatifs pour la vendange ; en quoi Renzo ne laissa pas que de lui donner un bon coup de main ; car, comme il avait coutume de le dire, il était de ces gens qui se fatiguent plus à rester oisifs qu’à travailler. Il ne put cependant s’empêcher de faire, à la dérobée, une petite excursion vers la maison d’Agnese pour revoir une certaine fenêtre, et là aussi répéter son petit frottement de mains. Il revint sans que personne l’eût aperçu et se coucha tout de suite. Le lendemain il se leva avant le jour ; et voyant que, si le temps n’était pas bien serein encore, la pluie du moins avait cessé, il se mit en route pour Pasturo.

Il y arriva de bonne heure ; car il n’avait pas moins d’envie et de hâte de finir que ne peut en avoir le lecteur. Il demanda Agnese et s’informa de sa santé. On lui dit qu’elle se portait bien, et on lui indiqua une petite maison isolée où elle habitait. Il s’y rendit et l’appela de la rue. À cette voix, la bonne femme courut à sa fenêtre ; et tandis qu’elle ouvrait la bouche pour faire entendre je ne sais quelle parole, je ne sais quel son, Renzo la prévint en disant :

« Lucia est guérie, je l’ai vue avant-hier ; elle vous fait ses amitiés, elle viendra bientôt. Et puis j’en ai, j’en ai des choses à vous dire ! »

Dans sa surprise à une telle apparition, sa joie à une semblable nouvelle et son impatience d’en savoir davantage, Agnese commençait tantôt une exclamation, tantôt une demande, sans en finir aucune ; puis, oubliant les précautions que depuis longtemps elle avait coutume de prendre, elle dit : « Je vais vous ouvrir.

— Attendez ; et la peste ? dit Renzo, vous ne l’avez pas eue, je crois ?

— Moi non, et vous ?

— Je l’ai eue, moi ; mais vous, par conséquent, vous devez user de prudence. Je viens de Milan, et j’ai été dans la peste jusqu’au cou. Il est vrai que j’ai, de pied en cap, changé d’habits ; mais c’est une ordure qui s’attache aux gens comme un maléfice. Et puisque le Seigneur vous a préservée jusqu’à présent, je veux que vous preniez garde à vous tant que durera cette maudite maladie, car vous êtes notre mère, et je veux que nous vivions gaiement ensemble pendant longtemps, en revanche de tout ce que nous avons eu à souffrir, moi du moins.

— Mais… commençait à dire Agnese.

— Il n’y a pas de mais qui tienne, dit Renzo en l’interrompant. Je sais ce que vous voulez dire, mais vous verrez, vous verrez que tous les mais ont disparu. Allons dans quelque endroit au grand air, où l’on puisse parler à son aise sans risque, et vous verrez. ».

Agnese lui indiqua un jardin qui était derrière la maison, et ajouta : « Entrez là-dedans, vous trouverez deux bancs vis-à-vis l’un de l’autre, qui semblent mis là tout exprès. J’y vais à l’instant. »

Renzo alla s’asseoir sur l’un des bancs ; une minute après, Agnese s’assit sur l’autre. Et je suis sûr que si le lecteur, informé comme il l’est de tout ce qui s’était passé jusqu’alors, eût pu se trouver en tiers avec eux, s’il eût pu voir de ses propres yeux cette conversation si animée, entendre de ses propres oreilles ces récits, ces demandes, ces explications, ces exclamations, cet échange de lamentations, ces élans de commune allégresse, et tout ce qui se dit sur don Rodrigo, sur le père Cristoforo, sur tout le reste, et ces descriptions de l’avenir, non moins claires et positives que celles du passé, je suis sûr, dis-je, qu’il y aurait pris plaisir et aurait été le dernier à quitter la place. Mais d’avoir toute cette conversation sur le papier, en paroles muettes, tracées à l’encre et sans y trouver un seul fait nouveau, c’est ce dont je pense qu’il ne doit guère se soucier et qu’il aimera mieux deviner de lui-même. La conclusion fut qu’ils iraient tous ensemble s’établir dans ce pays du Bergamasque où Renzo avait déjà mis ses affaires en bon train ; quant à l’époque, on ne pouvait rien déterminer encore, parce que cela dépendait de la peste et d’autres circonstances. Aussitôt le danger passé, Agnese retournerait chez elle pour attendre Lucia, ou bien Lucia l’y attendrait ; dans l’intervalle, Renzo ferait souvent quelques autres petites courses à Pasturo pour voir sa bonne mère et la tenir au fait de tout ce qui pourrait arriver.

Avant de partir, il lui fit, à elle aussi, l’offre de sa bourse, en disant : « Je les ai tous là, voyez-vous bien, ces certains cinquante écus. Moi aussi, j’avais fait mon vœu, celui de n’y pas toucher tant que la chose ne serait pas éclaircie. Maintenant, si vous en avez besoin, apportez une écuelle avec de l’eau et du vinaigre dedans, et je vais, beaux et sonnants, les y tous jeter.

— Non, non, dit Agnese, j’en ai encore plus qu’il ne m’en faut. Gardez les vôtres, ils serviront à monter le ménage. »

Renzo revint à son village avec cette joie de plus d’avoir trouvé saine et sauve une personne qui lui était si chère. Il passa le reste de cette journée et la nuit suivante chez son ami. Le lendemain, il se mit de nouveau en route, mais d’un autre côté, vers son pays adoptif.

Il trouva Bortolo également en bonne santé et avec moins de crainte de la perdre, attendu que là aussi les choses, dans ce peu de jours, avaient pris rapidement une fort bonne tournure. Les cas de maladie étaient devenus rares, et la maladie elle-même était bien mitigée ; ce n’étaient plus ces taches livides et ces autres violents symptômes presque toujours mortels, mais de légères fièvres, la plupart intermittentes, accompagnées tout au plus de quelque petit bubon décoloré que l’on traitait comme un furoncle ordinaire. Déjà l’aspect du pays n’était plus le même ; les survivants commençaient à se montrer, à se compter entre eux, à se faire réciproquement leurs compliments de condoléance et leurs félicitations.

On parlait déjà de reprendre les travaux ; déjà les maîtres songeaient à chercher et s’assurer des ouvriers pour ces genres de fabrication, surtout où le nombre en était insuffisant dès avant la peste, comme c’était le cas pour la filature de la soie. Renzo, sans faire le difficile, promit à son cousin, sauf pourtant l’approbation de qui de droit, de se remettre à l’ouvrage lorsqu’il viendrait en compagnie s’établir dans le pays. Il s’occupa, en attendant, des préparatifs les plus nécessaires ; il se pourvut d’un plus grand logement, ce qui n’était devenu que trop facile et à bas prix, et il le garnit de meubles et de divers objets de ménage, attaquant cette fois son trésor, mais sans y faire grande brèche, car tout se vendait à bon compte, la marchandise étant bien plus abondante que n’étaient nombreux les acheteurs.

Au bout de je ne sais au juste combien de jours, il revint à son pays natal, qu’il trouva encore plus notablement changé en bien. Il courut de suite à Pasturo ; il trouva Agnese tout à fait rassurée et disposée à retourner dans sa maison dès ce moment même ; de sorte qu’il l’y conduisit, et nous ne dirons pas quels sentiments ils éprouvèrent, quels furent leurs discours en revoyant ensemble ces lieux.

Agnese retrouva tout chez elle comme elle l’avait laissé. Aussi ne put-elle s’empêcher de dire que, cette fois, s’agissant d’une pauvre veuve et d’une pauvre jeune fille, les anges avaient gardé la maison. « Et l’autre fois, ajoutait-elle, où l’on aurait cru que le bon Dieu regardait ailleurs et ne pensait pas à nous, puisqu’il laissait emporter notre petit avoir, il a fait voir tout le contraire en m’envoyant d’un autre côté de beaux écus avec lesquels j’ai pu rétablir toute chose. Je dis toute chose et je ne dis pas bien, car il manquait encore le trousseau de Lucia que ces gens avaient pris, tout battant neuf, en prenant tout le reste, et voilà qu’il nous vient d’autre part. Qui m’aurait dit lorsque je m’escrimais à préparer l’autre : Tu crois travailler pour Lucia, eh ! pauvre femme, tu travailles pour qui tu ne connais pas ; cette toile, ces étoffes, le ciel tout seul connaît quelle sorte de gens les porteront ; ce qui sera bien le trousseau de Lucia, celui dont elle usera, sera l’œuvre d’une bonne âme que tu ne sais pas même exister en ce monde. »

Le premier soin d’Agnese fut d’apprêter dans sa pauvre petite maison le logement le plus décent possible pour la personne qu’elle désignait ainsi, puis elle se procura de la soie à dévider et chercha, par le travail, à oublier la lenteur du temps.

Renzo, de son côté, ne passait pas sans rien faire ces jours déjà si longs pour lui. Heureusement il savait deux métiers, il se remit à celui de paysan. Tantôt il aidait son hôte pour qui c’était une bonne fortune, dans un temps pareil, que d’avoir à sa disposition un ouvrier, et un ouvrier aussi habile ; tantôt il cultivait, ou plutôt il défrichait le petit jardin d’Agnese, totalement abandonné pendant qu’elle avait été absente. Quant à son propre champ, il ne s’en occupait pas du tout, disant que c’était une perruque trop embrouillée et qu’il faudrait bien autre chose que deux bras pour la rajuster. Il n’y mettait pas même le pied, pas plus là que dans sa maison, parce que la vue de cette dévastation lui aurait fait mal ; et il avait déjà pris le parti de se défaire du tout, à quelque prix que ce fût, et d’employer dans sa nouvelle patrie ce qu’il en pourrait retirer.

Si ceux qui n’avaient pas perdu la vie étaient les uns pour les autres comme des ressuscités, Renzo, aux yeux des gens de son pays, l’était, pour ainsi dire, deux fois. Chacun lui faisait accueil et le félicitait. Vous direz peut-être : Que devenait son affaire avec la justice ? Rien d’inquiétant ne s’ensuivait. Il n’y pensait presque plus, supposant que ceux qui auraient pu exécuter les mesures ordonnées contre lui n’y pensaient plus eux-mêmes, et il ne se trompait point. Cet oubli n’avait pas seulement pour cause la peste qui avait mis à néant tant de choses, mais, comme on l’a pu remarquer dans plus d’un passage de cette histoire, il était alors fort ordinaire de voir les décrets de l’autorité, tant généraux que spéciaux contre les personnes, si quelque animosité particulière et puissante ne les maintenait en vigueur, de les voir demeurer sans effet lorsqu’ils ne l’obtenaient pas dans le premier moment ; de même que des balles de fusil qui ne portent pas leur coup restent à terre, où elles ne font mal à personne. C’était la conséquence nécessaire de la grande facilité avec laquelle ces décrets étaient incessamment prodigués. L’activité de l’homme est limitée, et tout ce que le commandement se donnait en plus devait se trouver en moins dans l’exécution : l’étoffe qui entre dans les manches ne peut entrer tout à la fois dans les pans.

Si l’on désire savoir sur quel pied Renzo vivait avec don Abbondio durant cette époque d’attente, je dirai qu’ils se tenaient à distance l’un de l’autre ; celui-ci par la crainte d’entendre résonner à son oreille quelque parole de mariage, chose à laquelle il ne pouvait penser sans avoir aussitôt devant ses yeux don Rodrigo d’un côté avec ses bravi, le cardinal de l’autre avec ses arguments ; celui-là, parce qu’il avait résolu de ne lui en parler qu’au moment de conclure, ne voulant pas risquer de l’effaroucher avant le temps, de faire naître quelque difficulté toujours à craindre de la part d’un tel homme, et d’embrouiller les choses par des propos inutiles. Ses causeries, c’était pour Agnese qu’il les réservait. « Croyez-vous qu’elle vienne bientôt ? » demandait l’un. « Je l’espère, » répondait l’autre, et souvent celui qui avait fait cette réponse faisait, le moment d’après, la même demande, l’un et l’autre s’ingéniant, par de semblables finesses, à faire passer le temps qui leur semblait d’autant plus long qu’il y en avait plus d’écoulé.

Nous l’abrégerons beaucoup nous-mêmes pour le lecteur, en lui disant en substance que, quelques jours après la visite de Renzo au lazaret, Lucia en sortit avec la bonne veuve ; qu’une quarantaine générale ayant été ordonnée, elles la firent ensemble, renfermées dans la maison de cette dernière ; qu’une partie de ce temps fut employée à préparer le trousseau de Lucia, ouvrage auquel, après avoir fait quelques façons, elle fut obligée de travailler elle-même ; que, la quarantaine finie, la veuve laissa son magasin et sa maison sous la garde de son frère le commissaire, et que l’on fit les préparatifs du voyage. Nous pourrions du même train ajouter : elles partirent, elles arrivèrent, et ce qui s’ensuit ; mais, malgré tout le désir que nous avons de nous prêter à l’impatience du lecteur, il y a trois choses appartenant à cet espace de temps, que nous ne voudrions point passer sous silence ; et, pour deux au moins, nous croyons que le lecteur lui-même dira que nous aurions eu tort.

La première, c’est que lorsque Lucia reparla à la veuve de ses aventures, plus en détail et avec plus d’ordre qu’elle n’avait pu le faire dans l’agitation de sa première confidence, et lorsqu’elle développa davantage ce qui avait trait à la signora qui l’avait recueillie dans le monastère de Monza, elle apprit de la veuve même des choses qui, en lui donnant la clef de bien des mystères, lui remplirent l’âme d’étonnement, de douleur et d’effroi. Elle apprit que la malheureuse, soupçonnée des actions les plus atroces, avait été, par ordre du cardinal, transférée dans un monastère de Milan ; que là, après bien des violences et des fureurs, elle s’était repentie, elle s’était accusée, et que sa vie actuelle était un supplice volontaire tellement rigoureux que personne, à moins de lui ôter la vie même, n’aurait pu en imaginer un qui le fût davantage. Ceux qui voudront mieux connaître les particularités de cette triste histoire, les trouveront dans le livre et au passage de ce livre que nous avons cités ailleurs à propos de la même personne[1].

La seconde chose que nous avons à dire, c’est que Lucia, en demandant des nouvelles du père Cristoforo à tous les capucins qu’elle rencontra au lazaret, y apprit, avec plus de douleur que de surprise, qu’il était mort de la peste.

Enfin, avant de partir, elle aurait aussi désiré savoir quel avait été le sort de ses anciens maîtres, et, dans le cas où ils seraient, l’un ou l’autre du moins, encore en vie, remplir, disait-elle, auprès d’eux un devoir. Accompagnée de la veuve, elle se rendit à leur maison, où elles apprirent que tous deux ils avaient suivi la foule à l’autre monde. Pour donna Prassède, en disant qu’elle était morte, on a tout dit ; mais quant à don Ferrante, l’Anonyme a pensé qu’en sa qualité de savant, il avait droit à une mention un peu plus étendue. Et nous, à nos risques et périls, nous transcrirons à peu près ce que notre auteur nous a laissé à cet égard.

Il dit donc que, dès le premier moment où l’on parla de peste, don Ferrante fut l’un de ceux qui, de la manière la plus prononcée, en nièrent l’existence, et qu’il soutint constamment jusqu’au bout cette opinion ; non point par des criailleries, comme le peuple, mais par des raisonnements auxquels personne du moins ne pourra reprocher de manquer d’enchaînement relatif et de juste liaison.

« In rerum natura, disait-il, il n’y a que deux genres de choses, les substances et les accidents ; et si je prouve que la contagion ne peut être ni l’un ni l’autre, j’aurai prouvé qu’elle n’existe pas, que c’est une chimère. Les substances sont ou spirituelles ou matérielles. Que la contagion soit substance spirituelle, c’est une sottise que personne ne voudrait soutenir ; de sorte qu’il est inutile d’en parler. Les substances matérielles sont ou simples ou composées. Or la contagion n’est pas substance simple, et quatre mots suffisent pour le démontrer. Elle n’est pas substance d’air, parce que, si elle l’était, au lieu de passer d’un corps dans l’autre, elle s’envolerait incontinent vers sa sphère. Elle n’est pas d’eau, parce qu’elle mouillerait et serait desséchée par les vents. Elle n’est pas de feu, parce qu’elle brûlerait. Elle n’est pas de terre, parce qu’elle serait visible. Ce n’est pas non plus une substance composée ; car nécessairement elle devrait être sensible à l’œil et au tact ; et cette contagion, qui l’a vue ? qui l’a touchée ? Reste à examiner si elle peut être un accident. Ici c’est encore pis. Ces messieurs les docteurs nous disent qu’elle se communique d’un corps à l’autre ; et c’est là leur Achille, c’est leur prétexte pour tant de prescriptions où l’on cherche en vain le bon sens. Il faudrait donc, en la supposant accident, que ce fût un accident transporté, deux mots qui jurent ensemble, puisqu’il n’y a dans toute la philosophie rien de plus évident, de plus clair que l’impossibilité pour un accident de passer d’un sujet à l’autre. Que si, pour éviter de tomber ici en Scylla, ils se réduisent à dire que c’est un accident produit, ils tombent en Charybde ; car s’il est produit, il ne se communique donc pas, il ne se propage pas, comme ils vont le redisant sans cesse. Ces principes posés, à quoi bon venir tant nous parler de tuméfactions, d’anthrax, d’exanthèmes… ?

— Tout autant d’attrapes pour les bonnes gens, jeta ici l’un de ceux qui l’écoutaient.

— Non, non, reprit don Ferrante, je ne dis pas cela : la science est science ; seulement il faut savoir en user. Les tuméfactions, les exanthèmes, les anthrax, les parotides, les bubons violacés, les furoncles noirâtres, tous ces mots sont dignes de respect et ont leur signification positive ; mais je dis qu’ils n’ont que faire dans la question. Qui est-ce qui nie que toutes ces choses ne puissent exister, ou plutôt qu’elles n’existent ? Tout consiste à voir d’où elles viennent. »

Ici commençaient pour don Ferrante de sensibles déplaisirs. Tant qu’il s’en tenait à battre de ses arguments l’opinion qui soutenait l’existence de la contagion, il trouvait partout des oreilles attentives et bien disposées ; car on ne saurait dire combien est grande l’autorité d’un savant de profession, lorsqu’il veut démontrer aux autres les choses dont ils sont déjà persuadés eux-mêmes. Mais lorsqu’il en venait à distinguer, et à vouloir faire sentir que l’erreur des médecins ne consistait pas à affirmer qu’il existât un mal terrible et général, mais à en assigner la cause, alors (je parle des premiers temps où l’on ne voulait pas même entendre prononcer le nom de peste), alors, au lieu d’oreilles bienveillantes, il trouvait des langues rebelles, intraitables ; alors c’en était fait pour lui de toute dissertation suivie, et il lui devenait impossible d’émettre sa doctrine autrement que mutilée et à bâtons rompus.

« Elle n’existe que trop, la véritable cause, disait-il, et ils sont forcés de la reconnaître, ceux-là même qui en soutiennent une autre, sans l’appuyer sur rien. Qu’ils nient, s’ils le peuvent, cette fatale conjonction de Saturne et de Jupiter. Et quand jamais a-t-on entendu dire que les influences se propagent ?… Voudrez-vous, messieurs, me nier les influences ? Me nierez-vous qu’il y ait des astres ? Ou voudrez-vous me dire qu’ils sont là-haut à ne rien faire, comme autant d’épingles fichées dans une pelote ?… Mais ce qui me passe, c’est la manière de raisonner de ces messieurs les médecins ; avouer que nous nous trouvons sur une conjonction aussi maligne, et puis venir bravement nous dire : Ne touchez pas ici, ne touchez pas là, et vous n’aurez rien à craindre ! Comme si, en évitant le contact matériel des corps terrestres, on pouvait empêcher l’effet virtuel des corps célestes ! Et tant de soucis pour faire brûler des nippes et des chiffons ! Pauvres gens ! brûlerez-vous Jupiter ? brûlerez-vous Saturne ? »

His fretus, c’est-à-dire appuyé sur de tels fondements, il n’usa d’aucune précaution contre la peste, la gagna, se mit au lit, et mourut, comme un héros de Métastase, en s’en prenant aux étoiles.

Et sa fameuse bibliothèque ? Elle est peut-être encore sur les tréteaux du libraire en plein vent, dispersée contre les murs.


  1. Ripamonti, Hist. Dec. I’Pat. lib. VI, cap iii.