Les Fiancés (Manzoni 1840)/38

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Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 546-560).


CHAPITRE XXXVIII.


Un soir, Agnese entend une voiture s’arrêter à sa porte. — C’est elle, pour sûr ! — Et c’était bien elle, avec la bonne veuve. Que le lecteur se figure leurs réciproques épanchements.

Le lendemain matin, Renzo vient de bonne heure, ne sachant rien, et seulement pour se soulager un peu auprès d’Agnese dans l’inquiétude que lui causait le retard de l’arrivée de Lucia. Ce qu’il fit et ce qu’il dit en voyant celle-ci paraître devant ses yeux, est encore une chose pour laquelle nous nous en remettons à l’imagination du lecteur. Quant à l’accueil que lui fit Lucia, nous n’aurons, au contraire, pas grand’peine à le décrire. « Je vous salue. Comment donc vous portez-vous ? » dit-elle, les yeux baissés et sans altérer son maintien. Et ne croyez pas que Renzo trouvât cette manière de le recevoir trop sèche et fût tenté de s’en formaliser. Il ne manqua pas de prendre la chose dans son vrai sens ; et de même qu’entre gens qui connaissent le monde, on sait le décompte à faire dans les formules de politesse, de même il comprenait fort bien que ces paroles n’exprimaient pas tout ce qui se passait dans le cœur de Lucia. Du reste, il était aisé de s’apercevoir qu’elle avait deux manières de les prononcer : une pour Renzo, et une autre pour toutes autres personnes de sa connaissance.

« Je me porte bien quand je vous vois, répondit le jeune homme, se servant d’une phrase déjà vieille, mais qu’il aurait inventée lui-même en ce moment.

— Notre pauvre père Cristoforo !… dit Lucia. Priez pour son âme, quoique nous puissions être comme sûrs que maintenant c’est lui qui prie pour nous là-haut.

— Je ne m’attendais que trop à cette nouvelle, » dit Renzo. Et cette corde de triste son ne fut pas la seule de cette espèce qui fut touchée dans ce colloque. Mais quoi ? le colloque, quelle qu’en fût la matière, ne lui offrait jamais que des charmes. On voit de ces chevaux quinteux qui s’arrêtent tout court, lèvent une jambe, lèvent l’autre, les remettent à la même place, font mille façons avant d’avancer d’un pas, et puis tout à coup prennent leur course et vont comme si le vent les emportait ; tel, pour Renzo, était devenu le temps. Les minutes auparavant lui semblaient des heures, maintenant les heures lui semblaient des minutes.

La veuve, non-seulement ne gâtait rien dans cette société, mais y tenait fort bien sa place ; et sûrement Renzo, lorsqu’il l’avait vue dans son petit lit du lazaret, ne l’aurait jamais crue d’une humeur si gracieuse et si gaie. Mais le lazaret et la campagne, la mort et des noces, ne sont pas même chose. Elle avait déjà fait amitié avec Agnese, et c’était plaisir que de voir comme envers Lucia elle était tout à la fois affectueuse et enjouée, comme elle savait l’agacer finement, mais avec mesure, tout juste autant qu’il le fallait pour obliger celle-ci à montrer plus à plein la joie qu’elle avait dans le cœur.

Renzo dit enfin qu’il allait chez don Abbondio concerter toutes choses pour le mariage. Il y fut, et d’un certain air moitié respectueux, moitié railleur : « Monsieur le curé, lui dit-il, a-t-il fini par vous passer, ce mal de tête pour lequel vous me disiez ne pouvoir pas nous marier ? Nous sommes au temps où rien n’empêche ; ma fiancée est ici ; et je viens voir quand il pourra vous convenir que la chose se fasse ; mais cette fois j’oserai vous demander que ce soit un peu vite. »

Don Abbondio ne dit pas un non positif, mais il se jeta dans les faux-fuyants, se mit à chercher des prétextes, à essayer des insinuations ; pourquoi se mettre en évidence et faire chanter son nom, avec cette prise de corps dont il était toujours menacé ? La chose ne pourrait-elle pas tout aussi bien se faire ailleurs ? Et ceci, et cela, et tout ce qu’il put imaginer pour échapper à une autre réponse.

« Je vois ce que c’est, dit Renzo ; le mal de tête vous tient encore un peu. Mais écoutez ceci, écoutez. » Et il se mit à lui décrire l’état où il avait laissé ce pauvre don Rodrigo qui, à l’heure qu’il était, devait sans doute avoir fini de vivre. « Espérons, dit-il en terminant, que le Seigneur lui aura fait miséricorde.

— Cela n’a que faire avec ce qui nous occupe, dit don Abbondio. Vous ai-je dit non ? Je ne dis pas non ; je parle… je parle pour vous exposer de bonnes raisons. Du reste, voyez-vous bien, tant qu’il reste un souffle de vie… Regardez-moi plutôt moi-même ; je ne suis qu’un vase fêlé ; moi aussi j’ai été plus en delà qu’en deçà ; et pourtant me voilà encore ; et… si les soucis ne me viennent pas trop tourmenter… que vous dirai-je ?… je puis espérer de durer encore quelque temps. Figurez-vous ensuite ce que ce pourrait être pour certains tempéraments plus vigoureux. Mais, comme je dis, ceci n’a que faire avec l’objet que nous traitons. »

Après quelques autres propos échangés sans en venir à rien de plus ni de moins concluant, Renzo tira sa révérence, retourna vers les trois femmes, fit son récit et le termina en disant : « Je m’en suis venu parce que j’étais plein, et pour ne pas risquer de perdre patience et de m’oublier. En certains moments, c’était tout à fait l’homme de l’autre fois, absolument ce même ton, ces mêmes raisons ; je suis sûr que, pour peu que cela durât encore, il allait de nouveau m’arriver avec quelques mots de latin. Je vois que tout ceci nous mènerait à de nouvelles longueurs ; il vaut mieux tout simplement faire comme il dit, aller nous marier là où nous devons fixer notre demeure.

— Savez-vous ce que je suis d’avis que nous fassions ? dit la veuve ; que nous allions, nous autres femmes, faire une autre tentative et voir si elle nous peut mieux réussir. J’y gagnerai pour ma part de le connaître, cet homme, et de juger s’il est bien tel que vous dites. Allons-y après dîner, pour ne pas lui retomber trop tôt sur le corps. À présent, monsieur le futur, menez-nous, nous deux, faire un tour de promenade, pendant qu’Agnese est en affaires. Je serai la maman de Lucia, et j’ai vraiment grande envie de voir un peu mieux ces montagnes, ce lac, dont j’ai tant ouï parler, et dont le peu que j’ai vu m’a déjà semblé une bien belle chose. »

Renzo les conduisit d’abord à la maison de son hôte, où ce fut une nouvelle fête ; et ils lui firent promettre que, non-seulement ce jour-là, mais tous les jours, s’il pouvait, il viendrait dîner avec eux.

La promenade faite, et le dîner fini, Renzo sortit sans dire où il allait. Les femmes restèrent quelque temps à causer, à se concerter sur la manière d’attaquer don Abbondio ; et enfin elles marchèrent à l’assaut.

« Voici les autres, maintenant, » dit notre homme en lui-même ; mais il paya d’assurance, fit de grandes félicitations à Lucia, des salutations amicales à Agnese, des politesses à l’étrangère. Il les fit asseoir, et puis aussitôt mit la conversation sur la peste ; il voulut savoir de Lucia comment elle avait passé ce temps de douleurs ; le lazaret fournit l’occasion de faire parler aussi celle que Lucia y avait eue pour compagne ; puis, comme de juste, don Abbondio en vint à sa propre bourrasque ; puis de grands témoignages de satisfaction à Agnese sur ce qu’elle était sortie de la crise sans en éprouver de mal. Cela commençait à devenir long. Dès le principe de l’entretien, les deux anciennes épiaient le moment propice pour amener sur le tapis le sujet essentiel ; enfin, je ne sais laquelle des deux rompit la glace. Mais que voulez-vous ? don Abbondio était sourd de cette oreille-là. Ce n’est pas qu’il dît non ; mais le voilà de nouveau dans ses phrases ambiguës, dans ses réponses évasives, dans ses alibiforains d’usage. « Il faudrait, disait-il, pouvoir faire annuler cette fâcheuse prise de corps. Vous, madame, qui êtes de Milan, vous devez connaître plus ou moins le train des affaires, vous devez avoir de bons appuis, quelque gentilhomme de poids à qui vous adresser pour ces braves gens ; car avec ces moyens-là on guérit toute plaie. Si ensuite on voulait aller par le plus court, sans s’embarquer en tant de démarches, puisque ces jeunes gens et notre bonne Agnese ont l’intention de s’expatrier (et au fait je ne saurais que dire à cela, la patrie est partout où l’on se trouve bien), il me semble que tout pourrait se faire là où la prise de corps n’atteint point. En vérité, il me tarde on ne peut plus de voir cette alliance conclue ; mais je la voudrais conclue d’une manière calme, satisfaisante. Ici, je vous l’avoue, avec cette prise de corps en vigueur, venir proclamer du haut de l’autel ce nom de Lorenzo Tramaglino est une chose que je ne ferais pas avec le cœur tranquille ; je lui veux trop de bien ; je craindrais de lui rendre un mauvais service. Voyez, madame ; voyez, vous autres. »

Ici Agnese de son côté, la veuve du sien, tâchaient de combattre ces raisonnements ; don Abbondio les reproduisait sous une autre forme, et c’était toujours à recommencer, lorsque voilà Renzo qui survint d’un pas résolu et avec une nouvelle sur sa figure ; il entre et dit :

« Monsieur le marquis *** est arrivé.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? arrivé où ? demanda don Abbondio en se dressant.

— Il est arrivé à son château qui était celui de don Rodrigo ; parce que ce monsieur le marquis est l’héritier par fidéicommis, comme on dit ; de sorte qu’il n’y a plus de doute. Pour moi, j’en serais bien aise, si je pouvais savoir que ce pauvre homme a fait bonne fin. Ce qu’il y a de sûr, c’est que jusqu’ici j’ai dit pour lui des pater noster, et qu’à présent je lui dirai des de profundis. Et ce monsieur le marquis est un vrai brave homme.

— Sûrement, dit don Abbondio ; j’ai entendu parler de lui plus d’une fois, comme d’un très-digne gentilhomme, un homme de la vieille roche. Mais est-ce bien vrai ?…

— En croirez-vous le sacristain ?

— Pourquoi ?

— Parce qu’il l’a vu de ses propres yeux. Pour moi, j’ai seulement été dans les environs, et, à dire vrai, j’y suis allé parce que j’ai pensé qu’on devait y savoir quelque chose. En effet, plusieurs personnes m’ont dit le fait. J’ai ensuite rencontré Ambrogio qui venait du château même et qui a vu ce monsieur établi là comme maître du lieu. Voulez-vous l’entendre, Ambrogio ? Je l’ai fait tout exprès attendre là dehors.

— Entendons-le, dit don Abbondio. Renzo alla appeler le sacristain, celui-ci confirma la nouvelle de point en point, y ajouta d’autres détails, résolut tous les doutes, et puis s’enfuit.

— Ah ! il est donc mort ! il est tout de bon trépassé ! exclama don Abbondio. Voyez, mes enfants, s’il n’est pas vrai que la Providence finit toujours par se montrer à l’égard de certaines gens. Savez-vous que c’est une grande chose que cette mort ? un grand soulagement pour ce pauvre pays ? car il n’y avait plus moyen d’y vivre avec un tel homme. Cette peste a été un grand fléau sans doute ; mais elle a aussi bien nettoyé le terrain ; elle a balayé certains personnages dont nous ne nous serions jamais délivrés, mes chers enfants, gens qui étaient verts, frais, dispos, à faire dire que celui qui devait un jour célébrer leurs obsèques était encore au séminaire à étudier son rudiment. Et dans un clin d’œil ils ont disparu, par centaines à la fois. Nous ne le verrons plus se promener avec ces coupe-jarrets à sa suite, avec cette fierté, cette morgue, cette taille plus raide qu’un pal, cette façon de regarder les gens qui eût fait croire que l’on n’était au monde que par sa permission. En attendant, c’est lui qui n’y est plus, et nous y sommes. Il n’enverra plus de ces certaines ambassades aux honnêtes gens. Il nous a donné bien du tourment à tous, voyez-vous, bien du tourment ; aujourd’hui nous pouvons le dire.

— Pour moi, je lui ai pardonné de bon cœur, dit Renzo.

— Et tu fais bien, c’est ton devoir ; répondit don Abbondio ; mais on peut aussi remercier le ciel de ce qu’il nous en a délivré. Maintenant, pour en revenir à nous, je vous répète ce que je vous ai dit : faites ce que vous croirez le mieux. Si vous voulez que ce soit moi qui vous marie, me voilà ; s’il vous est plus commode de faire autrement, libre à vous. Quant à la prise de corps, je vois bien moi-même que, n’y ayant plus maintenant personne qui ait les yeux sur vous et veuille vous faire du mal, ce n’est pas chose dont on doive beaucoup s’inquiéter ; d’autant que depuis a paru ce gracieux décret d’amnistie à la naissance du Sérénissime infant. Et puis, la peste ! Elle a passé un trait sur bien des choses, la peste ! Ainsi donc, si vous voulez… aujourd’hui c’est jeudi… dimanche je vous publie à l’église, parce que ce qui s’est fait jadis ne compte plus au bout d’un si long temps ; et puis j’aurai le plaisir de vous marier moi-même.

— Vous savez bien que nous n’étions venus que pour cela, dit Renzo.

— Fort bien ; et moi je suis à vos ordres : et je veux en informer sur-le-champ Son Éminence.

— Qui est Son Éminence ? demanda Agnese.

— Son Éminence, répondit don Abbondio, est notre cardinal-archevêque à qui Dieu veuille donner de longs jours.

— Oh ! quant à cela, je vous demande bien pardon, répliqua Agnese ; mais quoique je ne sois qu’une pauvre ignorante, je puis vous assurer qu’on ne l’appelle pas ainsi ; parce que, quand nous avons été la seconde fois pour lui parler, comme je vous parle à vous, l’un de ces messieurs les prêtres qui étaient là me prit à part et m’enseigna comment il fallait appeler ce monsieur, en me recommandant de lui dire Votre Illustrissime Seigneurie et Monseigneur.

— Et maintenant, s’il avait à vous renouveler son instruction, il vous dirait, entendez-vous bien, qu’il faut lui donner de l’éminence, parce que le pape, que Dieu veuille conserver aussi, a ordonné, depuis le mois de juin dernier, que l’on donne ce titre aux cardinaux. Et savez-vous ce qui l’y aura déterminé ? C’est que ce titre d’Illustrissime, qui était réservé pour eux et pour certains princes, vous voyez vous-mêmes ce qu’il est devenu et à combien de gens on le donne ; et Dieu sait comme ils le savourent ! Que devait faire le pape cependant ? L’ôter à tous ? C’était amener des plaintes, des réclamations, des désagréments de toutes sortes, sans compter que la chose eût continué comme par le passé. Il a donc trouvé un fort bon expédient. Peu à peu on commencera à donner de l’éminence aux évêques ; puis les abbés en voudront, puis les prévôts ; car les hommes ainsi sont faits, ils veulent toujours monter, toujours monter ; puis les chanoines…

— Puis les curés, dit la veuve.

— Non, non, reprit don Abbondio ; les curés resteront à tirer leur charrette : ne craignez pas qu’on les habitue mal, les curés ; du révérend pour eux jusqu’à la fin du monde. Mais plutôt je ne serais pas surpris que les gentilshommes qui sont accoutumés à s’entendre donner de l’Illustrissime, à être traités comme les cardinaux, voulussent un jour avoir, eux aussi, de l’éminence. Et s’ils la veulent, voyez-vous bien, ils trouveront qui la leur donnera. Et alors le pape, celui qui sera pape alors, imaginera quelque autre chose pour les cardinaux. Or çà, revenons à notre affaire : dimanche je vous publierai à l’Église ; et, en attendant, savez-vous ce que j’ai pensé devoir faire pour vous mieux servir ? Nous demanderons la dispense pour les deux autres publications. Ils ne doivent pas manquer d’occupation là-bas à l’archevêché, pour délivrer les dispenses, si c’est partout comme ici. Pour dimanche, j’en ai déjà… un… deux… trois, sans vous compter ; et il peut en arriver encore. Et à mesure que nous irons, vous verrez ce que cela va être : il n’y aura plus personne qui ne veuille se donner compagnie. En vérité, Perpetua a mal pris son temps pour mourir ; car elle-même eût aujourd’hui aussi trouvé son chaland. Et à Milan, madame, je pense que ce doit être de même.

— Et à quel point !

— Figurez-vous que dans une seule paroisse, dimanche dernier, il y a eu cinquante publications.

— Quand je le dis, que le monde n’est pas près de finir. Et vous, madame, est-ce que vous n’avez point encore vu quelques beaux hannetons venir bourdonner autour de vous ?

— Non, non ; je n’y songe pas et n’y veux pas songer.

— Oui, tout juste ; vous voudrez être la seule à ne pas faire comme les autres. Il n’y aura pas jusqu’à Agnese, voyez-vous bien, jusqu’à Agnese…

— Ouf ! vous voulez rire, dit celle-ci.

— Sûrement que je veux rire ; et il me semble qu’il en est temps. Nous en avons vu de rudes, n’est-ce pas, mes pauvres jeunes gens ? Nous en avons vu de rudes. Et pour ces quatre jours que nous avons à demeurer en ce monde, on peut espérer qu’ils seront un peu meilleurs. Ah ! vous êtes heureux, vous autres ; moyennant que rien de fâcheux n’arrive, vous avez du temps devant vous pour parler des maux passés : pour moi, au contraire, vingt-trois heures trois quarts sont sonnées ; et… les coquins peuvent mourir ; on peut guérir de la peste ; mais pour les années il n’y a pas de remède ; et comme le dit ce mot trop juste, Senectus ipsa morbus.

— À présent, dit Renzo, parlez latin tant que vous voudrez, cela m’est fort indifférent.

— Tu gardes rancune au latin, toi, bien, bien, je te mettrai à ton aise ; quand tu viendras te présenter avec cette jeunesse que voilà, justement pour vous entendre dire certains petits mots en latin, je te dirai : Du latin, tu n’en veux pas, va-t’en en paix. Cela te conviendra-t-il ?

— Eh ! je sais bien ce que je dis, répondit Renzo, ce n’est pas ce latin-là qui me fait peur, celui-là est un latin de bonne foi, un latin sacré, comme celui de la messe ; et quand vous êtes là, messieurs, il faut bien que vous lisiez celui qui est sur le livre. Je parle de ce latin fripon, hors de l’église, qui vous arrive en traître dans le plus beau de votre discours. Par exemple, maintenant que nous voilà et que tout est fini, ce latin que vous alliez me chercher, ici même, dans ce coin, pour me faire entendre que vous ne pouviez pas et qu’il fallait encore autre chose, et que sais-je moi ? ce latin-là, faites-moi un peu le plaisir à présent de me le tourner en langue vulgaire.

— Tais-toi, mauvais plaisant, tais-toi, ne va pas remuer ces choses-là, car, si nous devions maintenant faire nos comptes, je ne sais lequel des deux serait en reste. J’ai tout pardonné, n’en parlons plus, mais vous m’en avez joué des tours. De ta part cela ne m’étonne pas, car tu es un mauvais sujet. Mais cette petite sainte si posée, si réservée, envers qui l’on n’aurait pu songer à se tenir en garde sans croire commettre un péché ! Au reste, je sais qui lui avait fait sa leçon, je le sais, je le sais. » Et, en disant ces mots, il tournait vers Agnese le doigt qu’il avait auparavant dirigé vers Lucia, et l’on ne saurait dire avec quelle bénignité, quelle aménité il leur faisait ces reproches. Cette nouvelle lui avait donné une liberté d’esprit, une aisance de manières, une loquacité depuis longtemps chez lui insolites, et nous serions encore bien loin de la fin si nous voulions rapporter tout le reste de cette conversation qu’il prolongea le plus qu’il put, retenant plus d’une fois son monde qui voulait partir, et puis les arrêtant encore sur la porte de la rue, toujours parlant de bagatelles qu’il assaisonnait de sa gaieté.

Le lendemain lui vint une visite d’autant plus agréable qu’elle était moins attendue, celle du marquis, dont l’arrivée à son château avait été annoncée. C’était un homme entre l’âge mûr et la vieillesse, dont la figure attestait ce que la renommée disait de lui : figure ouverte, calme, obligeante, humble et digne tout à la fois, et qui laissait apercevoir une tristesse résignée.

« Je viens, dit-il, vous porter les compliments du cardinal-archevêque.

— Oh ! quelle bonté de la part de l’un et de l’autre !

— Quand je suis allé prendre congé de cet homme incomparable, qui m’honore de son amitié, il m’a parlé de deux jeunes gens de cette paroisse qui étaient fiancés et qui ont eu à souffrir par le fait de ce pauvre don Rodrigo. Monseigneur désire en avoir des nouvelles. Sont-ils en vie ? Et leur affaire est-elle arrangée ?

— Tout est arrangé, et je m’étais même proposé d’en écrire à Son Éminence, mais maintenant que j’ai l’honneur…

— Se trouvent-ils ici ?

— Ici, et le plus tôt qu’il sera possible ils seront mari et femme.

— Pour mon compte, je vous prie de me dire si l’on peut leur faire du bien, comme aussi de m’indiquer pour cela la manière la plus convenable. J’ai perdu dans cette calamité mes deux fils, les seuls enfants que j’eusse et leur mère avec eux, et j’ai recueilli trois héritages considérables. Dès auparavant j’avais du superflu, et, par conséquent, vous voyez que me donner une occasion d’en employer une partie, une occasion surtout telle que celle-ci, c’est me rendre un véritable service.

— Que le ciel vous bénisse ! Que ne sont-ils tous comme vous, les… ! Mais je vous remercie moi-même de tout mon cœur pour ces chers enfants qui sont les miens. Et puisque Votre Illustrissime Seigneurie veut bien autant m’encourager, j’ai en effet à lui indiquer un moyen qui, peut-être, ne lui déplaira pas. Il faut donc qu’elle sache que ces braves gens ont pris la résolution d’aller s’établir ailleurs et de vendre le peu qu’ils ont ici au soleil. C’est, quant au jeune homme, une petite vigne de neuf à dix perches environ, mais abandonnée et tout à fait en friche, il n’y faut absolument compter que le sol ; de plus une petite maison à lui et une autre à sa future ; deux taupinières, voyez-vous, monsieur le marquis. Un seigneur comme vous ne peut savoir comment cela se passe pour les pauvres quand ils veulent se défaire de leur bien. Il finit toujours par tomber dans les mains de quelque amateur rusé qui depuis longtemps peut-être convoite ces quatre toises de terre, et qui, lorsqu’il apprend qu’on a besoin de vendre, se retire, fait le dégoûté, si bien qu’il faut courir après lui et les lui donner pour un morceau de pain, ce qui serait d’autant plus inévitable dans les circonstances où nous sommes. Monsieur le marquis voit où j’en veux venir. La charité la mieux entendue que Votre Illustrissime Seigneurie puisse faire à ces-personnes-là, c’est de les sauver d’un marché aussi fâcheux, en achetant elle-même ce peu de bien qu’elles possèdent. Pour moi, à dire vrai, je lui donne-là un avis intéressé, puisque j’acquerrais dans ma propre paroisse un propriétaire tel que Votre Seigneurie ; mais monsieur le marquis décidera comme il jugera à propos ; j’ai parlé pour lui obéir. »

Le marquis loua fort la proposition, en remercia don Abbondio, le pria d’être l’arbitre du prix et de le fixer très-haut, après quoi il lui proposa lui-même, à l’immense surprise du curé, d’aller tous deux de ce pas au logis de la future épouse, où probablement se trouverait aussi le futur époux.

En chemin, don Abbondio, tout joyeux, comme vous l’imaginez sans peine, eut une autre idée et l’exprima ainsi : « Puisque Votre Illustrissime Seigneurie est si portée à faire du bien à ces pauvres gens, il y aurait un autre service à leur rendre. Le jeune homme est sous le poids d’un décret de prise de corps, d’une espèce de condamnation pour quelque petite sottise qu’il a faite à Milan, il y a deux ans à peu près, dans ce jour du grand tapage, au milieu duquel il s’est trouvé, sans malice, par ignorance, comme un rat dans la ratière : rien de sérieux, voyez-vous : de purs enfantillages, des imprudences de jeune tête ; car, pour ce qui s’appelle proprement faire le mal, il en est incapable, et je puis le dire, moi qui l’ai baptisé et qui l’ai toujours eu sous les yeux depuis son enfance ; d’ailleurs, si Votre Seigneurie veut se donner le divertissement d’entendre ces bonnes gens raisonner à leur façon toute simple, elle pourra lui faire conter son histoire et elle en jugera. Dans ce moment, les faits étant déjà anciens, personne ne l’inquiète ; et, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, il compte quitter le duché, mais plus tard, soit en revenant ici, soit de quelque autre manière, on ne sait ce qui peut arriver, et Votre Seigneurie m’apprendrait, au besoin, qu’il vaut toujours mieux n’avoir pas son nom couché sur certains livres. Monsieur le marquis jouit à Milan de tout le crédit qui est dû à un homme de si haute condition et tout à la fois d’un si éminent mérite… Non, non, laissez-moi le dire, la vérité doit trouver sa place. Une recommandation, un mot d’un personnage tel que Votre Seigneurie, c’est plus qu’il n’en faut pour obtenir une belle et bonne absolution.

— On n’en veut pas trop à ce jeune homme ?

— Non, non, je ne pense pas. On l’a poursuivi dans le premier moment, mais je crois que maintenant ce n’est plus qu’une affaire de forme.

— Cela étant, la chose sera faite, et je m’en charge volontiers.

— Et vous ne voulez pas que je dise que vous êtes un homme d’un mérite éminent ? Je le dis et je veux le dire, et je le dirai malgré vous. Et lors même que je me tairais, cela ne servirait de rien, parce que tous parlent de même, et vox populi, vox Dei. »

Ils trouvèrent, selon leur conjecture, les trois femmes et Renzo réunis. Je vous laisse à juger ce que ceux-ci éprouvèrent d’étonnement. Pour moi, je crois que même ces murailles nues et rustiques, même les portes, les tables et tous les ustensiles du logis s’émerveillèrent de recevoir une semblable et si extraordinaire visite. Le marquis entama la conversation en parlant du cardinal et des autres choses qui intéressaient nos pauvres gens, ce qu’il fit avec une franche cordialité et en même temps avec une délicate réserve là où pouvaient la commander les convenances. Puis il en vint à la proposition qui l’amenait. Don Abbondio, invité par lui à fixer le prix, s’avança, et après quelques façons, quelques excuses, disant que ce n’était pas son métier, qu’il ne pourrait aller qu’à tâtons, qu’il parlait par obéissance, qu’il s’en remettait au jugement de Sa Seigneurie ; après tous ces préambules, disons-nous, il prononça ce qui, à son avis, était une somme exorbitante. L’acheteur dit que, pour ce qui le regardait, cela lui paraissait fort bien, et, comme s’il avait mal entendu, il répéta le chiffre en le doublant. Il ne voulut ensuite d’aucune rectification, coupa court sur cette matière et mit fin à l’entretien en invitant la société à dîner le lendemain des noces à son château, où l’on passerait l’acte en règle.

« Ah ! disait ensuite don Abbondio en lui-même, lorsqu’il fut rentré chez lui, si la peste faisait toujours et partout les choses de cette façon-là, ce serait vraiment péché que d’en médire. On se prendrait presque à souhaiter qu’il y en eût une à chaque génération, et l’on pourrait souscrire à l’avoir, mais, pour en guérir, entendons-nous. »

La dispense arriva, l’absolution arriva, le grand jour arriva lui-même. Les deux fiancés allèrent, avec une sécurité triomphale, à cette église qui depuis si longtemps les attendait, et où, par la bouche même de don Abbondio, ils devinrent époux. Un autre triomphe, et bien plus singulier, fut leur marche vers ce château que vous connaissez trop bien, et je vous laisse à penser quelles idées durent occuper leur esprit tandis qu’ils gravissaient cette montée, qu’ils franchissaient le seuil de cette porte, et quels discours ils durent tenir, chacun selon son caractère. Je dirai seulement qu’au milieu de leur joie, tantôt l’un, tantôt l’autre, répéta plus d’une fois que pour que la fête fût complète il eût fallu y voir le pauvre père Cristoforo. « Mais pour son propre bonheur, disaient-ils ensuite, il est mieux que nous bien sûrement. »

Le marquis leur fit grand accueil, les conduisit dans une belle office, fit placer à table les époux avec Agnese et la marchande, et, avant de se retirer pour dîner ailleurs avec don Abbondio, il voulut, pendant quelque temps, tenir compagnie à ses conviés et aida même à les servir. Il ne viendra, j’espère, à l’esprit de personne de dire qu’il eût été plus simple de ne faire qu’une seule table. Je vous l’ai donné pour un brave homme, mais non comme un original, comme on dirait aujourd’hui ; je vous ai dit qu’il était humble, mais non qu’il fût un prodige d’humilité. Il en avait assez pour se mettre au-dessous de ces bonnes gens, mais non pour se tenir au pair avec eux.

Après les deux dîners, le contrat fut dressé de la main d’un docteur qui ne fut point Azzecca-Garbugli. Celui-ci, je veux dire sa dépouille mortelle, était comme elle est encore à Canterelli. Et pour les personnes qui ne sont pas de ces contrées-là, je vois bien qu’il faut ici une explication.

À un demi-mille environ au-dessus de Lecco, et presque à côté d’un village appelé Castello, est un lieu dit Canterelli où deux chemins se croisent, et, à l’un des angles de leur rencontre, on voit une élévation de terrain, une sorte de butte artificielle surmontée d’une croix, laquelle butte n’est autre chose qu’un monceau de cadavres de gens morts dans la peste qui nous a si longuement occupés. La tradition, il est vrai, dit simplement les morts de la peste, mais ce doit sûrement être celle-ci, qui fut la dernière et la plus meurtrière dont on ait conservé le souvenir. Et vous savez que les traditions, par elles-mêmes et si on ne les aide pas, en disent toujours trop peu.

Au retour, il n’y eut rien qui mérite d’être mentionné que l’inconvénient d’un peu de fatigue pour Renzo par le poids des espèces qu’il emportait. Mais notre homme, comme vous savez, avait enduré bien autre chose dans sa vie. Je ne parle pas du travail de son esprit, et qui n’était pas des moins actifs, sur la meilleure manière de faire fructifier cet argent. À voir les idées qui passaient par cet esprit, les projets qui s’y formaient, les questions qui s’y agitaient pour et contre l’agriculture et l’industrie, on eût dit deux académies du siècle passé qui s’y seraient rencontrées. Et pour lui l’embarras était bien plus réel, parce que, n’ayant que sa seule personne à mettre à l’œuvre, on ne pouvait lui dire : Qu’est-il besoin de choisir ? Prenez l’une et l’autre, les moyens, au fond, sont les mêmes, et ce sont deux choses qui vont comme les jambes, mieux à deux que l’une sans l’autre.

On ne songea plus qu’à faire ses paquets et à se mettre en route ; la famille Tramaglino pour sa nouvelle patrie, et la veuve pour Milan. Il y eut bien des larmes versées, bien des remercîments exprimés, bien des promesses de se revoir échangées. Aux larmes près, l’attendrissement ne fut pas moindre dans la séparation de Renzo et de sa famille d’avec son hôte et son ami, et ne croyez pas qu’avec don Abbondio les adieux aient été plus froids. Ces bonnes créatures avaient toujours conservé un certain attachement respectueux pour leur curé ; et celui-ci, dans le fond, leur avait toujours voulu du bien. Ce sont ces malheureuses affaires qui viennent troubler les affections.

On demandera probablement s’ils ne ressentirent pas aussi du chagrin à quitter leur pays natal, à s’éloigner de leurs montagnes. Oui, sans doute, ils en ressentirent ; et nous pourrions dire, en fait de chagrin, qu’on en trouve un peu partout. Il faut croire cependant que celui-ci ne fut pas bien fort, puisqu’ils auraient pu l’éviter en restant chez eux, maintenant que les deux grands obstacles à une semblable résolution, don Rodrigo et l’arrêt de la justice, n’existaient plus. Mais déjà depuis longtemps ils s’étaient tous trois accoutumés à regarder comme leur pays celui où ils allaient se rendre. Renzo en avait par avance fait goûter le séjour aux deux femmes, en leur disant toutes les facilités qu’y trouvaient les ouvriers, et mille choses sur la vie heureuse que l’on y menait. Du reste, ils avaient tous passé des heures bien amères dans celui qu’ils abandonnaient ; et de tristes souvenirs finissent toujours par altérer le charme du lieu qui les rappelle. Et si ce lieu est celui qui nous vit naître, ces souvenirs ont peut-être quelque chose de plus âpre encore et de plus poignant. L’enfant, dit notre manuscrit, se plaît à reposer sur le sein qui l’allaite ; il cherche avec confiance et avidité la mamelle où jusqu’alors il a trouvé l’aliment qu’il savoure dans sa douceur ! Mais si, pour l’en dégoûter, la nourrice a mouillé d’absinthe cette mamelle dont il est jaloux, l’enfant étonné se détourne ; il y revient pourtant, ses lèvres s’y essaient encore ; mais, rebuté de nouveau, il s’en détache enfin et la fuit ; il pleure, mais il la fuit.

Maintenant que direz-vous en apprenant que dès leur arrivée et lorsqu’ils venaient à peine de s’installer dans leur nouveau pays, Renzo y trouva des désagréments tout prêts qui l’attendaient ? Des misères, si vous voulez ; mais il faut si peu pour troubler une situation heureuse ! En peu de mots, voici le fait.

Tout ce qui s’était dit dans l’endroit sur le compte de Lucia longtemps avant qu’elle y arrivât, ce que l’on y savait des peines que Renzo avait endurées pour elle sans jamais laisser ébranler sa constance et sa fidélité, peut-être aussi quelque mot de quelque ami partial pour lui et pour tout ce qui lui appartenait, tout cela avait fait naître une certaine curiosité de voir la jeune femme, un certain préjugé en faveur de sa beauté. Or vous savez ce que c’est qu’un préjugé semblable et quelle est sa façon d’agir. Il se crée des images, il y croit, il est sûr de son fait ; à l’épreuve ensuite il devient difficile, dédaigneux, ne trouve plus de quoi le satisfaire, parce qu’au fond il ne savait lui-même ce qu’il voulait ; et il fait payer sans pitié les avantages qu’il avait accordés sans raison. Lorsque cette Lucia vint à paraître, plusieurs qui lui supposaient peut-être des cheveux vraiment d’or, des joues vraiment de roses, des yeux lançant de véritables traits, et que sais-je de merveilleux encore ? ceux-là se mirent à hausser les épaules, froncer leur nez et dire : « Quoi ! ce n’est que cela ? Après un si long temps, après tant de discours, on s’attendait à quelque chose de mieux. Qu’est-ce donc après tout ? Une paysanne comme tant d’autres. Ah bien ! pour des figures pareilles ou qui même valent mieux, on en trouve partout. » Venant ensuite aux détails, ils remarquaient, celui-ci un défaut, celui-là un autre, et il y en eut même aux yeux de qui tout en elle était laid.

Comme pourtant personne n’allait dire en face ces sortes de choses à Renzo, il n’y avait pas jusqu’ici grand mal. Ceux qui le firent, le mal, furent certains qui les lui rapportèrent ; et Renzo, que voulez-vous ? en fut piqué au vif. Il se mit à ruminer sur ces propos, à s’en plaindre amèrement, et avec ceux qui l’en entretenaient, et plus longuement avec lui-même. — « Que vous importe, à vous autres ? Qui vous a dit de vous attendre à telle ou telle chose ? Suis-je jamais venu vous en parler ? Vous dire qu’elle fût belle ? Et quand vous me le disiez, vous ai-jamais répondu autre chose, sinon que c’était une brave fille ? C’est une paysanne ! Vous ai-je jamais dit que je vous amènerais une princesse ? Elle n’est pas de votre goût ? ne la regardez pas. Vous en avez, des belles femmes ; ne regardez qu’elles. »

Et voyez un peu comme quelquefois il suffit d’une bagatelle pour décider de la situation d’un homme pendant toute sa vie. Si Renzo avait été obligé de passer la sienne dans ce pays, selon son premier dessein, c’eût été une vie fort peu gaie. À force d’éprouver du déplaisir, il était devenu déplaisant lui-même. Il était désobligeant envers chacun, parce que chacun pouvait être de ceux qui se permettraient de critiquer Lucia ; non qu’il leur rompît proprement en visière ; mais vous savez que de choses peuvent se faire sans manquer aux règles de la bienséance, tout jusqu’à s’ouvrir le ventre avec son voisin. Il avait je ne sais quel rire sardonique pour chacun de ses propos ; il trouvait de son côté à critiquer sur tout. C’était au point que, si le temps était mauvais deux jours de suite, il disait aussitôt : « Voilà ce que c’est que ce pays ! » Je ne crains pas d’avancer que nombre de personnes en étaient déjà fatiguées, même parmi celles qui auparavant lui voulaient du bien ; et, avec le temps, d’une chose à l’autre, il se serait trouvé, pour ainsi dire, en guerre avec presque toute la population, sans pouvoir peut-être se rendre compte à lui-même de ce qui était la cause première d’un si grand mal.

Mais on dirait que la peste s’était chargée de raccommoder tout ce qu’il faisait de travers. Elle avait emporté le maître d’une autre filature située presque aux portes de Bergame ; et l’héritier, jeune débauché qui, dans tout cet édifice, ne trouvait rien de propre à le divertir, avait résolu et se montrait pressé de le vendre, même à moitié prix ; mais il voulait des écus sonnants, pour les employer de suite d’une manière tout autre que productive. La chose étant venue aux oreilles de Bortolo, il courut voir, il traita ; meilleur marché ne se pouvait faire ; mais cette condition de l’argent comptant gâtait tout, parce que la somme qu’il avait mise de côté peu à peu et à force d’épargnes était loin d’arriver à celle qu’il fallait débourser. Il donna à son homme une sorte de demi-parole, s’en revint bien vite, communiqua l’affaire à son cousin, et lui proposa de la faire de moitié avec lui. Une proposition si avantageuse mit fin aux incertitudes économiques de Renzo qui se décida aussitôt pour l’industrie et répondit par une adhésion. Ils allèrent ensemble sur les lieux, et le marché se conclut. Lorsqu’ensuite les nouveaux maîtres vinrent s’établir dans leur propriété, Lucia, qui là n’était nullement attendue, non-seulement ne fut pas sujette aux critiques, mais on peut dire qu’elle ne déplut point ; et Renzo ne tarda pas à savoir que plus d’un de ses nouveaux juges avait dit : « Avez-vous vu cette belle baggiana qui nous est venue ? » L’épithète faisait passer le substantif.

Du déplaisir qu’il avait éprouvé dans l’autre pays, il lui resta une utile leçon. Jusqu’alors il avait été un peu leste dans ses sentences et se laissait aller volontiers à critiquer la femme d’autrui, comme toute autre chose. Maintenant il s’aperçut que les paroles font un effet dans la bouche qui les dit, et un autre à l’oreille qui les entend ; et il prit un peu plus l’habitude d’écouter intérieurement les siennes, avant de les prononcer.

Ne croyez pas cependant qu’il n’eût point encore ici quelque petit ennui. L’homme (dit notre anonyme, et vous savez par expérience qu’il avait un goût un peu singulier en fait de comparaison ; mais passez-lui encore celle-ci qui paraît devoir être la dernière), l’homme, tant qu’il est en ce monde, est un malade qui, couché dans un lit plus ou moins incommode, en voit d’autres autour de lui bien refaits au dehors, bien unis, bien de niveau de partout ; et il se figure qu’on doit s’y trouver on ne peut mieux. Mais s’il parvient à changer, il ne s’est pas plus tôt arrangé dans son nouveau lit, qu’il commence, en appuyant dessus, à sentir, ici une pointe qui le pique, là un tampon qui le presse ; et, en somme, c’est à peu près comme c’était avant. C’est pourquoi, ajoute l’anonyme, on devrait plutôt songer à bien faire qu’à être bien ; ce serait le moyen de finir par être mieux. La pensée est un peu tirée par les cheveux et tout à fait digne d’un secentista ; mais au fond il a raison. Toutefois, ajoute-t-il encore, des chagrins et des troubles de l’espèce et de la gravité de ceux dont nous avons fait le récit ne se renouvelèrent plus pour nos braves gens ; ce fut, à partir de cette époque, une vie des plus calmes, des plus heureuses, des plus dignes d’envie, de sorte que, si je vous la racontais, elle vous ennuierait à la mort.

Les affaires allaient à ravir. Dans les commencements il y eut un peu d’embarras par la rareté des ouvriers et par les prétentions et la conduite assez désordonnée de ceux qui restaient, nécessairement en petit nombre. On publia des édits qui limitaient les salaires ; et malgré ce secours, les choses reprirent leur marche, parce qu’il faut bien que tôt ou tard elles la reprennent. Il arriva de Venise un autre édit un peu plus raisonnable : l’exemption, pendant dix ans, de toute charge réelle et personnelle pour les étrangers qui viendraient habiter sur le sol de la république. Ce fut pour les nôtres une nouvelle cause de prospérité.

Avant l’année révolue depuis le mariage, une jolie petite créature vint au monde ; et, comme si c’eût été fait exprès pour fournir tout de suite à Renzo le moyen d’accomplir son édifiants promesse, ce fut une fille ; vous pouvez bien croire qu’on lui donna le nom de Marie. Avec le temps ensuite il en vint je ne sais combien d’autres de l’un et de l’autre sexe ; et Agnese avait à faire à les promener chacun à leur tour, en les appelant petits méchants et leur appliquant sur la figure de gros baisers qui y laissaient le blanc pour plus d’un quart d’heure. Ils furent tous portés au bien ; et Renzo voulut que tous apprissent à lire et à écrire, disant que, puisque cette coquine de science existait, il fallait au moins qu’eux aussi en profitassent.

L’intéressant était de l’entendre raconter ses aventures, et il finissait toujours en disant les grandes leçons qu’il y avait trouvées pour apprendre à se mieux conduire à l’avenir. « J’ai appris, disait-il, à ne pas me mettre dans les bagarres ; j’ai appris à ne pas prêcher dans la rue ; j’ai appris à ne pas trop lever le coude ; j’ai appris à ne pas tenir un marteau de porte à la main, lorsque j’aurais autour de moi des gens à la tête chaude ; j’ai appris à ne pas m’attacher une sonnette au pied avant d’avoir pensé à ce qui peut s’ensuivre, et cent autres choses encore. »

Lucia cependant, sans trouver la doctrine erronée en elle-même, n’en était pas pleinement satisfaite ; il lui semblait vaguement que quelque chose y manquait. À force d’entendre répéter la même chanson et d’y réfléchir à chaque fois :

« Et moi, dit-elle un jour à son moraliste, que voulez-vous que j’aie appris ? Je ne suis pas allée chercher les maux ; ce sont eux qui sont venus me chercher moi-même ; à moins que vous ne pensiez, ajouta-t-elle avec un sourire plein de douceur, que mon manque de prudence ait été de vous aimer et de vous promettre ma main. »

Renzo, dans le premier moment, demeura embarrassé. Après avoir longuement débattu ensemble la question et cherché à la résoudre, ils s’arrêtèrent à cette pensée que les maux viennent souvent, il est vrai, parce qu’on leur fournit une cause, mais que la conduite la plus circonspecte et la plus innocente ne suffit pas toujours pour les écarter ; et que, lorsqu’ils viennent, qu’il y ait ou non de notre faute, la confiance en Dieu les adoucit et les rend profitables pour une meilleure vie. Cette conclusion, bien que trouvée par de pauvres gens, nous a paru si juste que nous avons jugé à propos de la placer ici comme la vérité où elle conduit en dernière analyse.

Si cette histoire ne vous a pas tout à fait déplu, sachez-en gré à celui qui l’a écrite, et un peu aussi à celui qui l’a raccommodée. Mais, si par malheur nous n’avions fait que vous ennuyer, veuillez croire que ce n’a pas été à dessein.