Les Fiancés (Montémont)/Chapitre X

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 99-107).



CHAPITRE X.

l’envoyé et la pompe funèbre.


On le déposa dans son cercueil, le visage découvert. Plus d’une larme fut répandue sur sa tombe. Six laquais jeunes et robustes le transportèrent alors dans l’église du cimetière.
Le Moine de l’ordre gris.


Pendant que les transports d’allégresse éclataient dans la cour du château, le jeune écuyer, Damien Lacy, obtenait l’audience qu’il avait sollicitée d’Éveline Berenger. Elle reçut l’envoyé dans la grande salle du château, assise sous un dais ou pavillon, ayant à ses côtés Rose et ses autres suivantes. Rose avait seule la liberté de s’asseoir sur un tabouret en présence de sa maîtresse, tant les jeunes Normandes de qualité observaient tout ce qui avait rapport aux droits de leur naissance.

Le jeune écuyer fut introduit par le moine et Flammock ; le caractère spirituel de l’un et la confiance que Raymond avait accordée à l’autre leur permettaient d’assister à cette audience. Éveline rougit en s’avançant pour recevoir le jeune chevalier ; la rougeur qui vint animer ses joues se communiqua bientôt à celles de Damien, et ce ne fut point sans éprouver quelque confusion qu’il baisa la main qu’elle lui présentait comme une marque de bienvenue. Éveline se trouva dans la nécessité de parler la première.

« Nous nous avançons, dit-elle, aussi loin qu’il nous est permis de le faire, pour rendre des actions de grâces au messager qui vient nous annoncer notre délivrance. Si mes yeux ne me trompent pas, c’est au noble Damien de Lacy que je parle.

— Au plus humble de vos serviteurs, » répondit Damien, prenant, non sans quelque peine, le ton de courtoisie qu’exigeaient son caractère et son message ; « au plus humble de vos serviteurs, qui s’approche de vous de la part de son oncle, le noble Hugo de Lacy, connétable de Chester.

— Notre illustre libérateur n’honorera-t-il pas de sa présence le modeste séjour qu’il a sauvé ?

— Mon noble parent, répondit Damien, est maintenant soldat de Dieu ; il a fait vœu de ne point abriter sa tête sous un toit avant son départ pour la terre sainte. Mais il vous félicite par ma voix de la défaite de vos sauvages ennemis, et vous envoie ces marques non équivoques de l’empressement qu’il a mis à venger la mort déplorable de votre noble père, son camarade et son ami. » En disant ces mots, il présenta à Éveline des bracelets d’or et l’eudorchawg, ou chaîne d’anneaux d’or entrelacés, insigne du prince Gallois.

« Gwenwyn a donc succombé, » dit Éveline avec un frissonnement naturel, mais que combattait le sentiment d’une vengeance satisfaite. Les trophées que lui présentait le jeune Lacy étaient encore teints de sang. « Ainsi donc, ajouta-t-elle, il n’est plus, le meurtrier de mon père !

— La lance de mon oncle a percé le Breton au milieu des efforts qu’il faisait pour rallier ses soldats mis en fuite ; il rendit le dernier soupir en jetant des regards affreux sur l’arme qui l’avait traversé de part en part, et en essayant, mais en vain, de porter à son ennemi un coup de sa massue.

— Le ciel est juste, dit Éveline ; puisse-t-il, pour compenser la mort cruelle qu’il a reçue, pardonner à cet homme de sang les forfaits qu’il a commis ! Encore une question : les restes de mon père… » Elle s’arrêta, ne pouvant continuer.

« Puissante et noble dame, dans une heure ils vous seront remis, » répliqua l’écuyer d’un air de tristesse et de mélancolie que lui inspiraient naturellement les chagrins de cette jeune et belle orpheline. « Au moment où je quittais l’armée, on s’occupait des préparatifs nécessaires pour enlever les restes mortels de l’illustre Raymond. Nous l’avons trouvé au milieu des cadavres immolés de sa main. Le vœu de mon parent ne lui permet point de passer votre pont-levis, mais, avec votre permission, milady, je le représenterai à ces vénérables obsèques : il m’a donné, à cet égard, son autorisation.

— Mon noble père, dit Éveline, » faisant un effort pour retenir ses larmes, « sera pleuré par nos nobles et braves libérateurs. Quel plus grand honneur peut-on rendre à sa mémoire ! » Elle eût voulu continuer ; mais la voix lui manqua, et elle fut obligée de se retirer à la hâte pour donner un libre cours à ses larmes et se préparer pour les funérailles, afin d’y déployer toute la cérémonie nécessaire dans une telle circonstance. Damien salua alors la jeune héritière avec tout le respect qu’il eût rendu à une divinité, et, montant son coursier, il retourna vers l’armée de son oncle, qui venait de camper sur le champ de bataille.

Le soleil était alors au méridien, et la plaine présentait, dans toute son étendue, un tumulte bien différent de la solitude qu’on y avait remarquée le matin, et contrastait aussi d’une manière frappante avec les cris et la fureur du précédent assaut. La nouvelle de la victoire gagnée par Hugo de Lacy se répandit dans le pays environnant, et plusieurs des habitants des campagnes, qui s’étaient dérobés par la fuite à la furie du loup de Plinlimmon, commençaient à revenir vers leurs habitations désolées. On remarquait déjà un nombre considérable de ces hommes paresseux et lâches qui pullulent dans les pays exposés aux vicissitudes de la guerre ; ils accouraient dans ces lieux, soit par amour du pillage, soit par pure curiosité. Les Juifs et les Lombards, méprisant le danger partout où il existe une chance de gain, se répandaient dans le camp, vendant aux hommes d’armes victorieux des liqueurs et autres objets, pour les bijoux en or, encore teints de sang, qui avaient appartenu aux Bretons vaincus. D’autres remplissaient le rôle de courtiers entre les Gallois captifs et leurs vainqueurs. Quand ils croyaient aux protestations de solvabilité et de bonne foi des premiers, ils s’engageaient pour eux, et même avançaient, argent comptant, la somme nécessaire à leur rançon. D’autres, et ils étaient en grand nombre, devenaient acquéreurs des prisonniers qui ne pouvaient pas acquitter sur-le-champ le prix de leur rançon.

Afin que l’argent que le soldat amassait de cette manière ne l’embarrassât pas long-temps, ou ne réprimât point son ardeur pour de nouvelles entreprises, on lui offrait les moyens ordinaires de dissiper les dépouilles militaires qu’il avait conquises. Des courtisanes, des bouffons, des jongleurs, des ménestrels, des charlatans, avaient accompagné l’armée dans sa marche nocturne ; et, pleins de confiance dans la réputation militaire du célèbre de Lacy, ils s’étaient arrêtés sans crainte à quelque distance du camp ; jusqu’à ce que la bataille eût été finie et gagnée. Ces diverses troupes approchèrent alors en bandes joyeuses pour féliciter les vainqueurs. Près de l’endroit où ils dansaient, chantaient et racontaient, des paysans, venus exprès, ouvraient, sur le champ de bataille encore sanglant, de larges tranchées pour déposer les morts. On apercevait des médecins prodiguant leurs soins aux blessés, des prêtres et des moines confessant ceux dont on désespérait, des soldats enlevant du champ de bataille les cadavres des morts les plus illustres. Des paysans déploraient leurs moissons dévastées, leurs habitations pillées ; des veuves et des orphelins cherchaient sur cette scène de carnage les cadavres de leurs époux et de leurs pères. Ainsi les plaintes poignantes des malheureux se mêlaient aux cris d’allégresse et de triomphe, et la plaine de Garde-Douloureuse pouvait servir de parallèle à la confusion variée de la vie humaine, où la joie et le chagrin sont entremêlés, et où l’allégresse et le plaisir sont souvent bien près de l’affliction et de la mort.

Vers le milieu du jour, tous ces divers bruits cessèrent, et l’attention de ceux qui se réjouissaient, ainsi que de ceux qui se lamentaient, fut distraite par le son triste et éclatant de six trompettes qui, élevant et unissant leurs sons lugubres pour entonner un chant de mort, annoncèrent à tous que les funérailles du vaillant Raymond allaient commencer. Douze moines noirs d’un couvent voisin sortirent alors deux à deux d’une tente qui avait été élevée à la hâte pour recevoir le corps de l’illustre baron. À leur tête marchait leur supérieur, portant une énorme croix et chantant à haute voix le cantique sublime du catholicisme, le Miserere meî, Domine. Après eux venait un corps d’élite d’hommes d’armes ; la pointe de leurs lances était renversée et dirigée vers la terre. Suivait enfin le corps du vaillant Berenger, entouré de sa propre bannière qui, reprise aux Gallois, servait alors de drap funéraire à celui qui la possédait naguère. Les plus braves chevaliers de la maison du connétable (car, ainsi que plusieurs grands de l’époque, il s’était créé une sorte de cour, rivalisant presque avec celles des rois ; formaient le deuil et supportaient le cadavre qui avait été placé sur des lances. Le connétable de Chester lui-même, seul, couvert de ses armes et la tête découverte, commandait aux personnes qui composaient le deuil. Un corps choisi d’écuyers, d’hommes d’armes et de pages de noble race, fermait le cortège. Des trompettes et des cors répondaient par intervalles aux chants mélancoliques des moines, par des accents tristes et non moins lugubres.

L’élan du plaisir fut donc arrêté, et les infortunés qui se livraient à la douleur suspendirent un instant le cours de leurs larmes pour être témoins des derniers honneurs rendus à celui qui, pendant sa vie, avait été le père et le soutien de ses sujets.

Le lugubre cortège traversa à pas lents la plaine où, dans l’espace de quelques heures, s’étaient passés tant d’événements divers ; et, s’arrêtant à la porte extérieure des barricades du château, par des fanfares solennelles et prolongées, il invita la forteresse à recevoir les dépouilles de celui qui l’avait tant de fois et si vaillamment défendue. Le cor d’un des gardes répondit à cette funèbre invitation ; le pont-levis se baissa, la herse fut levée, et le père Aldrovand parut alors couvert de ses habits sacerdotaux. Un peu plus loin derrière lui, on distinguait l’illustre fille de Raymond, revêtue d’habits de deuil selon la mode du temps ; elle était soutenue par sa fidèle Rose et suivie de toutes les femmes de sa suite.

Le connétable de Chester s’arrêta sur le seuil de la porte extérieure, et montrant de la main la croix de drap blanc attachée à son épaule gauche, il abandonna à son neveu Damien, en lui faisant un humble salut, la tâche que les vœux qu’il avait faits ne lui permettaient pas d’accomplir, et qui consistait à accompagner les restes de Raymond jusqu’à la chapelle du château. Les soldats de Hugo de Lacy, dont la plupart étaient liés par les mêmes vœux, s’arrêtèrent à l’extérieur, restant sous les armes, pendant que les sons funèbres de la cloche annonçaient que le cortège venait de franchir les portes.

Ils parcoururent les allées étroites pratiquées avec art pour arrêter les progrès d’un ennemi, fût-il parvenu même à franchir les portes extérieures, et ils arrivèrent enfin dans la grande cour, où la plupart des habitants de la forteresse et ceux que les circonstances avaient obligés de s’y réfugier, s’étaient rassemblés pour contempler encore une fois les traits de leur seigneur. Au milieu de cette foule s’étaient glissés quelques gens du dehors que la curiosité ou l’espoir d’avoir part aux distributions du jour avaient attirés aux portes du château, et qui, à la faveur de quelques pourparlers, avaient obtenu des gardes la permission d’entrer.

Le corps fut placé devant la porte de la chapelle, dont la façade gothique formait un des côtés de la cour, jusqu’à ce que les moines eussent récité quelques prières auxquelles la multitude était supposée prendre part.

Ce fut dans cet intervalle qu’un homme à qui une barbe longue et pointue, une ceinture brodée, et un chapeau de feutre gris à forme haute, donnaient l’apparence d’un marchand lombard, s’adressa à Marguerite, nourrice d’Éveline, et lui dit à voix basse, avec un accent étranger : « Ma chère sœur, je suis un marchand voyageur, j’arrive en ce lieu pour y faire quelques gains ; pouvez-vous me dire si, dans ce château, je pourrais avoir quelques pratiques ?

— Vous venez dans un mauvais moment, sire étranger ; vous devez voir que nous sommes ici dans un séjour de deuil et non dans un marché.

— Mais les temps de deuil conviennent également au commerce, » dit l’étranger, s’approchant toujours plus près de Marguerite, et donnant à sa voix un ton encore plus confidentiel : « J’ai des écharpes noires en soie de Perse, des colliers de même couleur dignes d’orner une princesse portant le deuil d’un monarque, du crêpe de Chypre d’une beauté telle que l’Orient en envoie fort peu qu’on puisse lui comparer, du drap noir pour tentures ; enfin je possède tout ce que le bon goût et la mode ont inventé pour exprimer le chagrin et le respect ; de plus, je sais être reconnaissant envers ceux qui veulent bien m’aider à trouver des pratiques. Allons, bonne dame, pensez à cela. Toutes les belles choses que je possède sont nécessaires dans ce pays ; elles sont aussi bonnes que celles d’un autre marchand, et je les vendrai tout aussi bon marché ; une robe ou une bourse de cinq florins, à votre choix, sera la récompense que je vous destine si vous consentez à me servir.

— Ami, je t’invite à te taire, répondit Marguerite, et à choisir un autre moment pour vanter tes marchandises ; tu oublies le lieu où tu es. Si tu réitères tes importunités, je parlerai à des gens qui te feront voir le côté extérieur de la porte du château. Je suis étonnée que les gardes aient admis les marchands ambulants dans un pareil jour. Je crois, en vérité, qu’ils concluraient un marché jusque sur le lit de mort de leur mère, s’ils devaient y trouver du profit. » En disant ces mots, elle lui tourna le dos avec mépris.

Tandis qu’on le repoussait avec tant d’aigreur d’un côté, notre marchand sentit que d’un autre son manteau recevait un coup léger, mais significatif. Tournant la tête à ce signal, il vit une dame dont le capuchon était disposé avec affectation, pour donner une apparence de tristesse à un visage qui portait naturellement l’empreinte de la gaieté, et qui devait être bien attrayant lorsqu’elle était jeune, puisqu’il n’était pas encore dépourvu d’un certain charme, quoique la dame eût alors plus de quarante ans. Elle fit un signe de l’œil au marchand, portant en même temps l’index sur sa lèvre inférieure, pour qu’il observât le silence et le secret. Se séparant alors de la foule, elle se retira derrière un arc-boutant, comme pour éviter la presse qui devait avoir lieu dans la chapelle au moment où le cercueil y serait porté. Le marchand ne manqua pas de suivre son exemple, et se rendit immédiatement à ses côtés ; mais elle lui évita la peine de parler de son commerce, et entra immédiatement en matière. « J’ai entendu tout ce que vous avez dit à la dame Marguerite la bégueule, car c’est ainsi que je l’appelle ; j’ai entendu… c’est-à-dire j’ai deviné tout ce que je n’ai pu entendre ; car j’ai un œil dans la tête, je vous assure.

— Ah ! ma belle dame, vous en avez deux, et tout aussi brillants que des gouttes de rosée dans un jour de printemps.

— Oh ! vous dites cela parce que j’ai pleuré, » dit dame Gillian aux bas écarlates, car c’était elle qui parlait ; « et si j’ai pleuré, certainement ce n’est pas sans raison, car notre seigneur était toujours si bon pour moi ; quelquefois même il me passait la main sous le menton, m’appelant aimable Gillian de Croydon, non pas que le brave gentilhomme fût jamais incivil à mon égard ; car alors il ne manquait pas de me glisser dans la main une pièce de monnaie. Oh ! quel ami j’ai perdu là ! et cependant il m’a fait mettre plus d’une fois en colère : par exemple, quand je voyais le vieux Raoul piquant comme le vinaigre, et bon seulement à rester tout le jour dans son chenil. Mais, comme je lui disais, pouvais-je donc faire injure à notre maître et à un grand baron, parce qu’il me passait la main sous le menton, ou me prenait un baiser, ou me faisait quelque autre caresse ?

— Je ne suis point étonné du chagrin que vous cause la mort d’un si brave maître, madame, dit le marchand.

— Cela n’est point étonnant, en effet, » répliqua la dame en soupirant ; « car, enfin, qu’allons-nous devenir ? il est probable que ma jeune maîtresse ira chez sa tante ou qu’elle épousera un de ces Lacy dont on parle tant, ou enfin qu’elle quittera le château ; et il est probable alors qu’on nous enverra paître, Raoul et moi, avec les vieux chevaux de notre défunt maître. Dieu sait qu’on ferait tout aussi bien de le pendre avec les vieux chiens, car il ne peut ni mordre ni marcher, et n’est bon à rien, sur la terre, du moins que je sache.

— Votre jeune maîtresse est cette dame en deuil qui voulait tout à l’heure se précipiter sur le cadavre ? demanda le marchand.

— C’est elle, en effet, monsieur ; et ce n’est pas sans motif qu’elle se désespère ainsi ; elle chercherait long-temps avant de trouver un père semblable à celui qu’elle a perdu.

— Dame Gillian, je vois que vous êtes une femme de tact, répondit le marchand. Et ce jeune homme qui la soutient est sans doute son futur époux ?

— Elle a en effet grand besoin de quelqu’un pour la soutenir, dit dame Gillian, et j’en puis dire autant de moi ; car, que peut faire ce pauvre diable de Raoul, vieux et cassé comme il est ?

— Mais, dit le marchand, parlons du mariage de votre jeune maîtresse.

— La seule chose que l’on sache à cet égard, c’est qu’un traité avait été conclu entre notre défunt seigneur et le grand connétable de Chester, le même qui est arrivé ce jour assez à temps pour empêcher les Gallois de nous couper la gorge et de nous faire Dieu sait quoi. Mais on parle d’un mariage, cela est certain : la plupart pensent que lady Éveline épousera ce blanc-bec, ce jeune Damien, comme on l’appelle ; car, quoique le connétable ait de la barbe, elle est un peu trop grise pour convenir au menton d’un futur. D’ailleurs, ce connétable part pour la terre sainte, pays qui convient parfaitement à tous les vieux guerriers. Je désirerais qu’il emmenât Raoul avec lui. Mais tout cela n’a nul rapport avec ce que vous disiez il y a quelques instants de vos articles de deuil. Il n’est que trop vrai que mon pauvre maître est mort ; mais enfin qu’y faire ? Hélas ! vous connaissez le bon vieux dicton :


Il nous faut user des habits,
Manger du bœuf et boire de la bière ;
Il le faut, avant qu’on enterre
Les morts dans leur dernier logis.


Et quant à vos marchandises, je vous le dis, je puis vous être aussi utile que cette bégueule de Marguerite, pourvu que vous fassiez les choses d’une manière convenable ; car si d’un côté milady n’a pas pour moi autant de bienveillance, d’un autre je puis obtenir de l’intendant tout ce que bon me semble.

— Prenez ceci, ma jolie mistress Gillian, c’est un à-compte sur notre marché, dit le colporteur ; et quand mes chariots seront arrivés, je vous récompenserai plus amplement, si, par votre intermédiaire, je puis parvenir à beaucoup vendre. Mais une fois hors du château, comment y rentrerai-je ? car, comme vous avez beaucoup de bon sens, je désire vous consulter avant de revenir avec mes marchandises.

— Écoutez, » répondit la complaisante dame, « si nos Anglais sont de garde, demandez seulement mistress Gillian, et tous à la fois s’empresseront de vous ouvrir le guichet ; car nous autres Anglais nous nous liguons, ne serait-ce que pour dépiter les Normands. Mais si les Normands sont de garde, demandez le vieux Raoul, et dites que vous venez lui parler pour des chiens et des faucons que vous avez à vendre ; et je vous garantis que de cette manière vous parviendrez à me parler. Si la sentinelle est flamande, vous n’avez qu’à dire que vous êtes marchand, et elle vous laissera passer par amour pour le commerce. »

Le marchand lui réitéra ses remercîments, et la quitta pour se mêler aux autres spectateurs, la laissant se féliciter du gain d’une couple de florins pour avoir donné cours à son humeur bavarde, ce que dans d’autres circonstances elle avait quelquefois payé si cher.

Le son de la grosse cloche du château avait cessé de se faire entendre : ce silence annonçait que le corps du noble Raymond Berenger avait été descendu dans le caveau où reposaient ses pères. Les personnes qui appartenaient à l’armée de Lacy se rendirent alors dans la salle du château, où elles prirent, avec modération toutefois quelques mets et rafraîchissements qu’on leur offrit. Après quoi elles quittèrent le château, ayant à leur tête le jeune Damien, et marchant comme elles étaient venues d’un pas lent et lugubre. Les moines restèrent au château, afin de chanter des services pour le repos de l’âme du défunt et de ceux de ses hommes d’armes qui avaient perdu la vie à ses côtés, et qui avaient été tellement mutilés pendant et après le combat, qu’il était à peine possible de reconnaître les morts ; car autrement le corps de Denis Morolt eût obtenu les honneurs de funérailles particulières, récompense digne de sa fidélité.