Les Fiancés (Montémont)/Introduction

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 5-15).



INTRODUCTION.[1]




minutes.
Des séances d’une assemblée générale d’actionnaires se proposant de former une société, et d’établir un capital à l’effet d’écrire et de publier tous les ouvrages connus sous le nom de Romans de l’auteur de Waverley, lesdites séances tenues dans la caverne de Waterloo, Regent’s-Beidge, à Édimbourg, le 1er juin 1823.

Le lecteur doit avoir remarqué que les papiers publics rapportèrent, avec un peu plus d’inexactitude encore que de coutume, les divers récits des incidents qui se passèrent à cette assemblée ; mais qu’on ne croie pas que ce surcroît d’erreurs fût causé par une fausse délicatesse des personnes chargées de l’impression, qui auraient alors négligé d’user du privilège dont elles jouissent, de se présenter toujours partout où quelques individus sont rassemblés, et de livrer aux presses publiques tout ce qui peut alors se passer de plus secret dans ces réunions. Mais on avait eu recours à des moyens vraiment inusités et arbitraires pour empêcher les rapporteurs d’user d’un droit qu’on leur accorde généralement dans presque toutes les assemblées commerciales ou politiques ; au point que notre propre rapporteur se hasarda de se cacher sous la table du secrétaire, où on ne le découvrit qu’au moment où la séance allait se terminer. Nous avouerons avec dépit qu’il eut beaucoup à souffrir de coups de pied et de coups de poing, et que deux ou trois des pages les plus curieuses de son manuscrit furent déchirées. Voilà pourquoi son récit se termine aussi brusquement. Nous ne pouvons considérer ce procédé que comme très-illibéral, surtout de la part de personnes qui connaissent tout ce qui concerne la presse ; et, attendu la quantité fatigante de leurs publications périodiques ou non, elles doivent certainement se trouver fort heureuses que notre rapporteur maltraité se soit borné, pour toute vengeance, à donner un certain ton d’aigreur au compte qu’il rend de leur séance. (Journal d’Édimbourg.)

Une assemblée de toutes les personnes intéressées à la publication des ouvrages célèbres connus sous le nom de Romans de l’auteur de Waverley, ayant été convoquée par un avertissement public, divers littérateurs distingués s’y rendirent. On convint d’abord que les individus présents seraient désignés par les noms qu’ils portent dans les romans en question. Eidolon[2] fut, en conséquence, unanimement appelé au fauteuil, et Jonathan Oldbuck, écuyer de Monkbarns[3], consentit à remplir les fonctions de secrétaire.

Le président prit la parole, et dit :

« Messieurs,

« Je n’ai nullement besoin de vous rappeler que nous avons le même intérêt dans la propriété des compositions littéraires qui, grâce à nos travaux communs, se sont accumulées, tandis que le public s’amuse à attribuer à tel ou tel individu la masse immense d’ouvrages divers dus à quelques-uns d’entre vous ; car vous n’ignorez point, messieurs, que chaque membre de cette nombreuse assemblée a déjà recueilli sa part dans les honneurs et les profits résultant de nos succès communs. En vérité, il est difficile pour moi de concevoir comment des gens doués de pénétration ont pu supposer qu’une masse aussi considérable de choses saines et folles, sérieuses et enjouées, joviales et pathétiques, bonnes, mauvaises et indifférentes, formant quelque vingtaine de volumes, pouvait être l’ouvrage d’une seule personne, quand on connaît la doctrine si bien développée par l’immortel Adam Smith, concernant la division du travail. Ceux qui émettaient une opinion aussi étrange n’avaient-ils pas assez de science pour savoir qu’on est obligé de recourir à vingt paires de mains pour fabriquer une chose aussi peu importante qu’une épingle, et à vingt couples de chiens pour tuer un animal aussi insignifiant qu’un renard ?

— Ha ! dit un robuste villageois, j’ai chez moi une levrette qui étranglerait le meilleur renard des Pomaragaires avant que vous eussiez pu dire dumpling[4].

— Qui parle là ? » demanda le président avec un peu de chaleur, du moins à ce qu’il nous parut.

« Le fils de Dandie Dinmont[5], » répondit le villageois avec assurance. « Pardieu ! vous devez le connaître ; car il n’est pas le plus mauvais de la bande, à ce qu’il me semble. Je me suis fait fermier, comme vous voyez ; mais je puis être quelque chose de plus et acquérir quelques actions dans votre commerce de librairie.

— Bien, bien ! répondit le président, mais silence, je te prie… Silence, messieurs ; lorsque j’ai été interrompu, j’étais sur le point de vous faire connaître le but de cette séance. Ainsi que le savent un grand nombre d’entre vous, il s’agit aujourd’hui de discuter une proposition dont j’ai eu moi-même l’honneur de vous suggérer l’idée dans la séance dernière. Cette proposition tend à obtenir du corps législatif un acte du parlement qui nous autorise à former une corporation et à citer en jugement, avec plein pouvoir de poursuivre et de faire condamner de la manière qui y sera énoncée, toute personne qui porterait atteinte à notre privilège exclusif. Dans une lettre que j’ai reçue de l’ingénieux M. Dousterswivel[6]

— Cet homme est un véritable fripon ; je m’oppose à ce que son nom soit prononcé, » cria Oldbuck avec véhémence.

« Fi ! monsieur Oldbuck, dit le président. Quoi ! faire usage de telles expressions en parlant de l’ingénieux inventeur de la grande machine élevée à Groningue, pour laquelle il a obtenu un brevet d’invention. En mettant à une de ses extrémités du chanvre brut, on retire de l’autre des chemises à jabot, et cela sans peigne, carde, navette, ciseaux, aiguille, couturière ou tisserand. Il complète en ce moment cette machine, en y ajoutant une pièce qui remplira les fonctions d’une blanchisseuse. J’avouerai que lorsque cette nouvelle pièce a été présentée à Son Honneur le bourgmestre, on a reconnu que les fers à repasser s’échauffaient au point de devenir rouges. À part ce fâcheux contre-temps, l’expérience a eu un succès incontestable. Il deviendra aussi riche qu’un juif.

— Eh bien ! ajouta M. Oldbuck, si le coquin…

— Coquin ! monsieur Oldbuck, est une expression tout à fait inconvenante, dit le président, et je dois vous rappeler à l’ordre. M. Dousterswivel est seulement un génie excentrique.

— À peu près comme dans le grec, » murmura M. Oldbuck ; puis élevant la voix : « Si ce génie excentrique a assez d’occupation à brûler les vêtements des Hollandais, que diable vient-il faire ici ?

— Ce qu’il vient faire ici ? il pense qu’au moyen d’un petit mécanisme, en employant la vapeur, on pourrait épargner une partie du temps consacré à la composition de ces romans. »

Cette proposition excita dans l’assemblée un murmure de désapprobation, et on entendit prononcer à voix basse ces mots : « C’en est fait de nous ; on veut nous ôter le pain de la bouche. Que ne font-ils aussi un prêtre à vapeur ? » Et ce ne fut qu’après plusieurs appels à l’ordre ! que le président put reprendre le fil de son discours.

« À l’ordre ! à l’ordre ! Vous devez soutenir votre président. Écoutez, écoutez, écoutez le président !

« Messieurs, je vous ferai observer d’abord que cette opération mécanique ne peut s’appliquer qu’à ces parties du récit qui sont entièrement composées de lieux communs, telles que les déclarations d’amour du héros, la description de la personne de l’héroïne, les observations morales de toute nature, et ce qui concerne l’heureux dénoûment qui termine l’ouvrage. M. Dousterswivel m’a envoyé quelques dessins qui prouvent jusqu’à l’évidence qu’en plaçant les mots et les phrases techniques employés en pareil cas dans une espèce de cadre semblable à celui du sage de Laputa[7], et en les changeant par un procédé analogue à celui dont se servent les fabricants de toiles damassées pour changer leurs dessins, on ne peut manquer d’obtenir des combinaisons nouvelles et heureuses, tandis que l’auteur, fatigué de se mettre l’esprit à la torture, pourra trouver un délassement agréable dans l’usage qu’il fera de ses doigts.

— Je ne parle que pour m’instruire, monsieur le président, dit le révérend M. Lawrence Templeton[8] ; mais je suis porté à croire que le roman intitulé Walladmor est l’ouvrage de Dousterswivel, c’est-à-dire de sa machine à vapeur.

— Oh ! monsieur Templeton, qu’avancez-vous là ? dit le président. Il y a de bonnes choses dans Walladmor, je vous assure, quoique l’écrivain n’ait aucune connaissance des lieux où la scène est placée.

— Encore si, comme quelques-uns de nous, dit M. Oldbuck, il avait eu l’esprit de la placer dans un pays assez éloigné pour que personne n’eût pu le contredire.

— Quant à cela, dit le président, il faut que vous considériez que le roman avait été composé pour l’Allemagne, où les mœurs et le crw[9] du pays de Galles sont tout à fait inconnus.

— Je désire qu’on ne nous fasse pas le même reproche dans le roman que nous nous hasardons de mettre au jour, » dit le docteur Dryasdust[10] montrant quelques livres placés sur la table. « Je crains que les mœurs peintes dans les Fiancés n’obtiennent qu’avec peine l’approbation du cymmerodion. J’aurais désiré que nous eussions examiné Llhuyd[11], consulté Powel[12], cité l’histoire de Lewis[13], surtout les dissertations préliminaires, pour donner à l’ouvrage tout le poids convenable.

— Donner du poids à l’ouvrage ! dit le capitaine Clutterbuck[14] : sur mon âme, docteur, il est déjà assez lourd.

— Parlez au fauteuil[15], » dit le président avec un peu d’humeur.

« Eh bien ! dit le capitaine Clutterbuck, je dis donc au fauteuil que notre roman des Fiancés est assez lourd pour briser le fauteuil de John de Gand, ou même Cador-Edris[16]. J’ajouterai cependant que, d’après mon opinion, le talisman est conduit avec plus de facilité.

— Quoiqu’il me soit défendu de parler, dit le digne ministre des Eaux de Saint-Rouan[17], je dois dire cependant que, travaillant depuis un espace de temps si considérable au Siège de Ptolémaïs, mon ouvrage, quelque humble qu’il soit, devrait être mis au jour du moins avant tout autre traitant ce même sujet.

— Votre Siège ! ministre, » dit M. Oldbuck d’un air de mépris évident ; « voulez-vous donc parler en ma présence de votre pitoyable prose, lorsque je vois remettre ad grœcas kalendas mon grand poëme historique en vingt livres, accompagné de notes proportionnées à la longueur de l’ouvrage ? »

Le président, qui paraissait souffrir beaucoup de cette discussion, prit alors un ton de dignité et de détermination. « Messieurs, dit-il, cette sorte de discussion est vraiment irrégulière : je dois diriger votre attention sur la question qui vous a été posée. Permettez-moi de vous rappeler que la priorité de publication appartient toujours au comité de critique, dont la détermination dans de telles circonstances est sans appel. Je vous déclare, messieurs, que je quitterai le fauteuil si l’on se livre encore à des discussions étrangères au but que nous nous proposons. Et maintenant que l’ordre est rétabli, je désirerais que quelque membre parlât sur la question qui consiste à savoir si, étant associés pour un commerce de récits fictifs en prose et en vers, nous ne devons pas être incorporés par acte du parlement ? Que pensez-vous de cette proposition, messieurs ? Vis unita fortior[18], est un adage vieux, mais plein de vérité.

Societas, mater discordiarum[19], est un brocard tout aussi ancien et tout aussi véritable, » dit Oldbuck, qui en cette occasion semblait résolu à se déclarer contre toute proposition appuyée par le président.

« Allons, Monkbarns, » dit le président d’un ton insinuant, « vous avez étudié à fond les institutions monastiques, et vous savez qu’il faut union de personnes et de talents pour faire quelque chose de recommandable et acquérir une certaine influence sur l’esprit du siècle. Tres faciunt capitulum, trois moines sont nécessaires pour former le chapitre d’un couvent.

— Et neuf tailleurs pour faire un homme, » répondit Oldbuck, ne se désistant point de son esprit d’opposition, ma citation est aussi juste que l’autre.

— Allons, allons, dit le président, vous savez que le prince d’Orange disait à M. Seymour : « Sans association, nous sommes une corde de sable[20]. »

— Je sais, dit Oldbuck, qu’il eût été plus à propos en cette occasion de ne point rappeler l’ancienne querelle, quoique cependant vous soyez auteur d’un roman jacobite. Je ne connais rien qui soit relatif au prince d’Orange, après 1688, mais j’ai beaucoup entendu parler de l’immortel Guillaume III.

— Et, autant que je puis me le rappeler, » dit M. Templeton bas à Oldbuck, « ce fut Seymour qui fit la remarque au prince, et non le prince à Seymour. Mais, voilà une preuve de l’exactitude de notre ami. Le pauvre homme ! il compte trop sur sa mémoire. Depuis quelques années, il baisse et n’est plus que l’ombre de lui-même.

— Comment, monsieur ! il est tout à fait à bas, dit Oldbuck ; mais que pouvez-vous attendre d’un homme trop épris de ses compositions superficielles et faites à la hâte, pour qu’il consente à recourir aux conseils d’hommes doués d’un talent solide et élevé ?

— Pas de chuchotements, pas de cabales, pas de conversations particulières, messieurs ! dit l’infortuné président, qui nous représenta l’image d’un pâtre des Highlands, occupé à rassembler et à retenir dans un chemin droit son bétail noir et errant.

« Je n’ai pas encore entendu, continua-t-il, une seule objection plausible à opposer à la proposition de solliciter l’acte du parlement dont le projet est sur le bureau. Vous ne devez pas ignorer que de nos jours les extrêmes de la société inculte et civilisée sont sur le point de se trouver en contact. Si nous remontons au temps des patriarches, nous verrons qu’alors l’homme était son propre tisserand, son tailleur, son boucher, son cordonnier, etc. ; et, dans le siècle des compagnies par actions, comme est le nôtre, on peut, dans un sens, dire d’un individu qu’il exerce la même pluralité de métiers. En effet, un homme qui a largement participé à ces spéculations, peut régler ses dépenses sur l’augmentation de ses revenus, exactement comme l’ingénieuse machine hydraulique qui, en raison de ses dimensions, exige d’autant plus d’eau que la dépense qu’elle fait de ce liquide est plus considérable. Ainsi, il achète son pain à la compagnie des boulangers, son fromage et son lait à la compagnie du laitage, un habit neuf à la compagnie des tailleurs. Il illumine sa maison pour accroître la prospérité de la compagnie du gaz ; enfin il boit une bouteille de vin de plus pour le bénéfice de la compagnie de l’importation générale du vin. Toute action, qui chez un autre serait taxée d’extravagance, a chez cet homme l’odorem lucri[21], et est entièrement conforme à la prudence. Et même, en admettant que le prix de l’article consommé soit extravagant, et que la qualité en soit inférieure, notre homme, étant à la fois marchand et acheteur, n’est vraiment trompé que dans son intérêt. Et si la compagnie des entrepreneurs de funérailles se joignait à la faculté de médecine, comme cela avait été proposé par feu le facétieux docteur G… sous la raison sociale de la Mort et le Docteur, l’actionnaire pourrait parvenir à assurer à ses héritiers une part raisonnable dans les dépenses occasionnées par la maladie et les funérailles. Enfin les sociétés par actions sont à la mode dans ce siècle, et un acte d’incorporation sera, je le pense, nécessaire, surtout pour ramener le corps que j’ai l’honneur de présider à un esprit de subordination vraiment indispensable pour assurer le succès de toute entreprise où la sagesse, le talent et le travail, doivent être employés. Et je le dis avec regret, outre plusieurs différends qui ont éclaté parmi vous, je n’ai pas été traité depuis quelque temps avec ces égards que les circonstances me donnaient le droit d’attendre de vous.

Hinc illœ lacrymœ[22], » dit tout bas M. Oldbuck.

« Mais, continua le président, je m’aperçois que d’autres membres sont impatients de faire connaître leurs opinions, et je ne prétends point leur ôter la parole. Ainsi donc, comme mon titre de président me défend de faire une motion, j’invite quelques membres à demander qu’un comité soit choisi pour réviser le projet du bill maintenant sur le bureau, lequel projet a été dûment mis sous les yeux de ceux qui y ont intérêt ; et qu’on prenne les mesures nécessaires pour le soumettre au commencement de la prochaine session. »

Un murmure de courte durée se fit entendre dans l’assemblée ; et enfin M. Oldbuck se leva derechef : « Il me semble, monsieur, » dit-il s’adressant au président, « qu’aucun des membres présents ne veut faire la motion que vous indiquez. Je suis fâché que parmi ces personnes, toutes douées d’un talent bien supérieur au mien, aucune n’ait pris sur elle de faire valoir les raisons contraires, et que ce soit à moi qu’est dévolue la tâche pénible d’attacher les grelots au cou du chat, comme nous disons en Écosse. C’est précisément au sujet de cette phrase que Piscottie cite une plaisanterie très-délicate du comte d’Angus. »

Ici un membre dit tout bas à l’orateur : « Prenez garde en parlant de Piscottie, » et M. Oldbuck, profitant de l’avis, continua ainsi :

« Mais ce n’est point ce dont il s’agit, messieurs ; afin d’abréger je n’entrerai pas dans la discussion de la thèse qui vient d’être soutenue ex cathedra, si je puis le dire. Je n’accuserai pas non plus notre digne président d’avoir tenté per ambages[23], et en prétextant un acte du parlement, d’obtenir sur nous une autorité despotique, incompatible avec notre liberté. Je dirai seulement que les temps sont bien changés ; l’année dernière vous eussiez pu vous procurer facilement un acte d’incorporation pour une compagnie d’actionnaires à l’effet de cribler des cendres, tandis que cette année il vous sera impossible d’en obtenir un pour recueillir des perles. Pourquoi alors passer le temps de la séance à s’informer si nous devons ou non frapper à une porte que nous savons être verrouillée et barrée pour nous et pour toutes les compagnies, pour le feu ou l’air, la terre ou l’eau, et que nous avons vues faillir depuis peu de temps ? »

Ici il y eut une clameur générale ; elle semblait être d’approbation, et au milieu du bruit on entendait distinctement ces mots : « Il est inutile d’y penser… Ce serait de l’argent perdu… La motion ne serait point adoptée par le comité, etc. » Mais, au-dessus du tumulte, les voix sonores de deux membres placés dans deux coins opposés de la salle se faisaient surtout entendre ; ils se répondaient l’un à l’autre clairement et distinctement, comme les coups des deux figures de l’horloge de Saint-Dunstan ; et quoique le président, en proie à la plus vive agitation, s’efforçât de leur imposer silence, son interruption ne produisait d’autre effet que de couper leurs mots en syllabes, ainsi qu’il suit :

Première voix. « Le lord chan… »

Seconde voix. « Lord Lau… »

Le président (à haute voix). « Scandalum magnum ! »

Première voix. « Le lord chancel… »

Seconde voix. « Le lord Lauder… »

Le président (encore plus haut). « Infraction au privilège. »

Première voix. « Le lord chancelier… »

Seconde voix. « Milord Lauderdale… »

Le président (criant de toutes ses forces). « Cité devant la chambre. »

Les deux voix ensemble. « Ne consentira jamais un tel bill. »

Un assentiment général sembla suivre cette dernière proposition ; il fut exprimé avec toute l’emphase résultant des applaudissements de toute l’assemblée, joints au bruit des deux voix que nous venons de mentionner.

Quelques personnes, semblant regarder la séance comme terminée, commençaient à prendre leurs chapeaux et leurs cannes, dans l’intention de se retirer, quand le président, qui s’était rejeté dans son fauteuil avec un air de mortification et de déplaisir, se releva et demanda un moment d’attention. Tous s’arrêtèrent, quoique quelques-uns levassent les épaules, comme s’ils eussent éprouvé l’influence prédominante de ce que l’on appelle l’ennui ; mais la teneur de son discours excita bientôt une attention sérieuse.

« Je m’aperçois, messieurs, dit-il, que vous êtes comme de jeunes oiseaux, impatients de quitter le nid de leur mère. Faites en sorte que vos plumes soient assez fortes pour vous soutenir ; car, pour ma part, je suis las de supporter sur mon aile une troupe d’oiseaux ingrats. Mais les paroles n’aboutissent à rien. Je ne me servirai plus de ministres aussi faibles que vous. Je vous congédierai ; je vous désengendrerai, comme le dit M. Antoine Absolu ; je vous abandonnerai, vous et toute votre misérable machine, vos cavernes et vos châteaux, vos modernes antiques et vos antiques modernes, votre confusion des temps, des mœurs et des circonstances, vos propriétés, comme disent les comédiens en parlant des décorations et des costumes ; enfin j’abandonnerai tous vos expédients usés aux imbéciles qui y attachent encore quelque importance. Pour élever ma renommée, je ferai usage de ma propre main, sans avoir recours à des assistants boiteux de votre espèce,

Que j’employai pour mon amusement,
Et non par besoin du moment.

Je placerai mes fondations sur un terrain plus solide que sur le sable mouvant ; je construirai avec des matériaux plus durables que des cartes peintes ; en un mot, j’écrirai l’histoire. »

Là il y eut des exclamations de surprise, au milieu desquelles notre correspondant entendit prononcer les expressions suivantes : « Au diable ! au diable ! vous, mon cher monsieur, vous, écrire l’histoire ! Notre vieux président oublie que depuis sir John Mandeville il n’a pas existé de plus grand menteur que lui.

— Il n’en serait pas plus mauvais historien pour cela, dit Oldbuck, car vous savez que l’histoire est moitié fiction.

— Je répondrais de cette moitié, dit le premier interlocuteur, mais pour ce qui doit être nécessairement vrai : que Dieu nous soit en aide, après tout ! Geoffrey de Montmouth sera certainement un lord Clarendon, en comparaison de lui. »

Comme la confusion commençait à cesser, on vit plus d’un membre de l’assemblée se toucher le front d’un air significatif, tandis que le capitaine Clutterbuck fredonnait :

Laissez-vous conseiller par vos propres amis,
Papa trop bouillant, trop sévère :
Malgré verrous, malgré votre sagesse austère,
Au rang des fous vous serez mis.

« Le monde et vous, messieurs, pouvez penser ce que bon vous semblera, » dit le président élevant la voix, « mais je me propose d’écrire le livre le plus étonnant que le monde ait jamais lu ; un livre dont tous les incidents seront incroyables, quoique strictement vrais ; un ouvrage rempli des souvenirs qui n’ont cessé de retentir aux oreilles de la génération actuelle, et qui sera lu par nos enfants avec une admiration approchant de l’incrédulité ; et cet ouvrage enfin sera la Vie de Napoléon Bonaparte, par l’auteur de Waverley. »

Au milieu des tressaillements et des acclamations que produisit cette nouvelle, M. Oldbuck laissa tomber sa tabatière ; et le tabac écossais, qui se répandit par suite de cette chute, produisit un certain effet sur l’organe nasal de notre rapporteur, caché sous la table du secrétaire. Cette circonstance le fit découvrir ; et, comme nous l’avons mentionné plus haut, on l’expulsa d’une manière vraiment rude et grossière : on le menaça même, le capitaine Clutterbuck surtout, de faire éprouver à son nez, à ses oreilles, et aux autres parties de son corps, un traitement plus rigoureux que celui qui lui avait été infligé. Nullement effrayé de ces menaces, que les personnes de sa profession ont coutume de braver, notre jeune homme se tint près de la porte de la taverne ; mais la seule nouvelle qu’il ait pu nous donner depuis ce moment fut qu’environ un quart d’heure après son expulsion, l’assemblée s’était dissoute au milieu du désordre le plus extraordinaire et le plus inouï.




  1. Le roman des Fiancés (the Betrothed) a été traduit par M. Defauconpret sous le titre de Connétable de Chester. a. m.
  2. On veut désigner ici Walter Scott. a. m.
  3. Personnage du roman de l’Antiquaire. a. m.
  4. Pouding anglais. a. m.
  5. Personnage du roman de Guy Mannering. a. m.
  6. Personnage du roman de Guy Mannering, où il joue le rôle de charlatan. a. m.
  7. Voyages de Gulliver. a. m.
  8. Nom sous lequel Walter Scott a primitivement signé l’épître dédicatoire ou le discours préliminaire du roman d’Ivanohe. a. m.
  9. Sorte d’eau-de-vie assez recherchée parmi le peuple anglais. a. m.
  10. Celui auquel est dédié le roman d’Ivanohe. a. m.
  11. Auteur gallois. a. m.
  12. Annotateur et éditeur de Lhhuyd, auteur précité. a. m.
  13. Antiquaire anglais. a. m.
  14. Celui auquel est adressé le roman du Monastère. a. m.
  15. C’est-à-dire, parlez au président, parce qu’en Angleterre les orateurs du parlement ne s’adressant pas à l’assemblée, mais au président de chaque chambre : c’est le contraire en France. a. m.
  16. Montagne au pays de Galles. a. m.
  17. Saint-Ronan’s Well, roman de Walter Scott. a. m.
  18. Mot à mot, la force unie rend plus fort. a. m.
  19. Société, mère des discordes. a. m.
  20. Without an association, we are a rope of sand, la force se fortifie par l’union. a. m.
  21. L’odeur du gain. a. m.
  22. De là les larmes. a. m.
  23. Par ruses. a. m.