Les Finances de la guerre/03

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Les Finances de la guerre
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 792-817).
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LES



FINANCES DE LA GUERRE





RESSOURCES FINANCIÈRES DE LA RUSSIE.





A MONSIEUR LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.[1]


Monsieur,

Ce n’est que depuis peu que j’ai eu le loisir de lire le travail de M. Léon Faucher sur les finances de la Russie, inséré dans la Revue des Deux Mondes du 15 août dernier.

Si cet article avait paru dans un recueil moins estimé que celui qui se trouve depuis bien des années sous votre direction éclairée, et s’il n’était pas sorti de la plume d’un publiciste aussi distingué que M. Léon Faucher, dont l’opinion fait autorité en matière de finances et d’économie politique, je ne m’en serais pas plus occupé que de toutes les autres publications hostiles à la Russie qui abondent dans la presse quotidienne, et auxquelles on est tellement habitué chez nous, qu’on ne leur accorde plus une attention sérieuse. Ce n’est que l’importance de la Revue des Deux Mondes comme organe de la partie éclairée du public et le nom de l’auteur, dont je lis toujours avec intérêt les productions littéraires, qui m’ont engagé à vous adresser ces lignes.

A une époque où l’esprit public est dans une agitation constante, où les passions sont plus que jamais en effervescence, tout homme qui aime une vie tranquille livrée à des études et à des occupations sérieuses doit être naturellement porté à éviter la polémique sur des questions du jour qui impressionnent si vivement les esprits, car ce n’est pas le moment de discuter avec calme. Il faut espérer que cette animosité contre la Russie, produite en grande partie par les instigations d’une presse passionnée, dont le vertige semble avoir atteint son point culminant, passera comme tous les autres égaremens de l’esprit humain, dont nous avons vu tant de phases depuis quarante ans, et qu’il viendra un temps où l’on jugera la Russie d’une manière plus raisonnable et moins passionnée, et où l’on se convaincra, j’en suis bien sûr, que le danger pour les intérêts de l’équilibre de l’Europe continentale ne se trouve pas du côté où l’on s’évertue à le voir aujourd’hui.

Je m’abstiendrai donc de toute discussion sur les considérations politiques de M. Léon Faucher et ne m’occuperai, dans ma réponse, que de la partie purement financière de son travail, pour en relever quelques erreurs matérielles.

Je vous avoue, monsieur, bien sincèrement qu’en lisant cet article, j’ai été quelque peu surpris qu’un auteur aussi distingué eût prêté l’autorité de son nom à des faits complètement inexacts, et je n’ai pu m’en rendre compte qu’en prenant en considération que M. Léon Faucher, ajoutant une entière confiance aux révélations d’un organe officiel de la presse française, l’a adopté pour base de tous ses raisonnemens sur la situation financière de la Russie, dont il a tiré, avec sa lucidité ordinaire, des déductions qui seraient très-justes, si elles n’étaient pas fondées sur des faits erronés.

Je ne ferai pas au gouvernement français le tort de supposer qu’il a sciemment dénaturé les faits; mais je regrette qu’une connaissance imparfaite des opérations financières de la Russie et de ses ressources l’ait entraîné à confondre quelques données vraies avec d’autres qui ne le sont pas, et à construire un échafaudage de chiffres qui donne une idée complètement fausse de l’état de nos finances. Les erreurs qui s’y trouvent, et que nous supposons involontaires, ont été réfutées en substance dans deux articles qui ont paru dans le Journal de Francfort du 9 juillet et du 18 août dernier; mais comme il se pourrait que ces deux articles ne fussent point parvenus à la connaissance de vos lecteurs, et que d’ailleurs l’emploi que M. Léon Faucher a fait des données publiées par le Moniteur et les développemens dont il les accompagne exigent quelques explications complémentaires, je crois devoir récapituler ici les inexactitudes qui se trouvent reproduites dans le travail de M. Faucher.

Les chiffres et les raisonnemens qui s’y rattachent se croisent tellement les uns les autres, que, voulant surtout être court, il me serait difficile de les soumettre à une analyse systématique; je me bornerai donc à relever les inexactitudes qui s’y trouvent en suivant l’ordre dans lequel elles se présentent au lecteur.

1° Il est dit page 736 de la Revue[2] : « Le gouvernement russe, après avoir tâté les divers marchés, se voit exclu des principales places de crédit et réduit à l’expédient odieux, autant que stérile, de l’emprunt forcé. » Que l’emprunt russe soit, dans ce moment, exclu des marchés de Londres et de Paris, c’est bien naturel, et le gouvernement russe ne pouvait pas espérer d’y placer les inscriptions de cet emprunt. Il est également naturel qu’une opération financière de cette nature, entreprise sur un marché rétréci, au milieu d’une guerre qui menace de prendre des proportions colossales, et pendant que tant d’autres emprunts encombrent les principales places de l’Europe, ne peut pas marcher aussi rondement et aussi vile que cela pourrait avoir lieu sous l’empire de circonstances plus favorables. Cependant elle marche, et les souscriptions qui continuent, sauf quelques interruptions momentanées, selon que l’horizon politique et financier de l’Europe se rembrunit plus ou moins, ont atteint sur les principales places de l’Allemagne et de la Hollande une somme assez considérable. Donc le gouvernement russe n’a pas échoué dans cette entreprise, et ce qui prouve le mieux que les capitalistes de l’Europe n’ont pas perdu confiance dans le crédit de la Russie, qu’on prétend être si épuisé, c’est l’inquiétude manifestée par le gouvernement anglais que ses sujets ne participent à cet emprunt, et les moyens extraordinaires qu’il a cherchés dans la législation pour les en empêcher[3], ainsi que les expédiens d’intimidation inouïs jusqu’à présent, et aussi contraires au droit des gens qu’à l’indépendance des autres états, auxquels il a eu recours pour contrecarrer cet emprunt même sur les marchés étrangers.

Quant au prétendu emprunt forcé, c’est un fait entièrement controuvé. Personne n’y a pensé, personne n’en a entendu parler, et l’on a de la peine à concevoir à quelle source l’auteur peut avoir puisé ce faux renseignement.

2° Page 740. « Le commerce russe, privé des avances importantes que lui faisait chaque année l’Angleterre et qui ne montaient pas à moins de cinq millions sterling, a perdu en outre ses meilleurs débouchés au dehors, depuis que les flottes combinées bloquent hermétiquement les ports de la Baltique et ceux de la Mer-Noire. »

Que le commerce extérieur de la Russie soit en souffrance par suite de la guerre et du blocus, c’est incontestable; mais les intérêts des autres états qui sont en communication maritime avec la Russie, à commencer par l’Angleterre elle-même, en souffrent également, et l’auteur s’exagère beaucoup la part des sacrifices qui tombent à la charge de la Russie. Le commerce de plusieurs ports russes a pris la voie de terre, et l’Angleterre elle-même profite de cette voie détournée, par laquelle elle reçoit différens produits russes nécessaires à son industrie, tels que suif, chanvre, lin, etc., avec la différence toutefois qu’elle supporte le surplus des frais de transport de terre, surplus qui tourne en grande partie au profit de nos charretiers. Encore faut-il observer que jusqu’à présent, et contre toute attente, c’est plutôt le commerce d’importation que le commerce d’exportation qui a souffert du blocus des ports russes.

La valeur des exportations de la ville d’Odessa jusqu’à la fin de juin a dépassé d’environ 200,000 roubles celle des exportations, à la même date, de l’année 1853, qui a été une des plus brillantes pour les opérations commerciales de cette ville; mais quand même le commerce extérieur de la Russie serait entièrement paralysé, ce qui n’est pas le cas jusqu’à présent, cela n’aurait pas, tant s’en faut, des conséquences aussi désastreuses et aussi décisives pour son attitude, comme partie belligérante, que celles que l’auteur croit y trouver.

L’interruption momentanée de ce commerce (nous disons momentanée, car dans la vie des nations quelques années critiques ne sont que des épreuves passagères que le patriotisme peut supporter dans une cause nationale) imposerait sans doute au pays de la gêne, des sacrifices et des privations; mais elle ne réduirait pas aux abois un empire doté de forces productives aussi variées et aussi étendues que celles de la Russie, et dont la prospérité nationale ne repose pas essentiellement, comme celle de l’Angleterre et de quelques autres états, sur l’activité de son commerce extérieur, — ce dernier étant encore chez nous très peu développé comparativement à l’étendue et à la population de l’empire. La valeur totale de nos importations et de nos exportations prises ensemble n’atteint pas un sixième des reviremens du commerce intérieur, qui s’élève, d’après les estimations les plus modérées, a environ cinq milliards de francs.

La foire de Nijni-Novgorod, dont les opérations commerciales s’élèvent jusqu’à la valeur de 60 millions de roubles (240 millions de francs), est le meilleur baromètre du mouvement de notre commerce à l’intérieur et en partie aussi de notre commerce extérieur. Or les résultats de cette foire, qui aurait pu être sérieusement affectée par les circonstances actuelles, ont été, cette année, si satisfaisans, qu’ils ont surpassé toute attente. Les affaires se sont faites rondement, tout a été payé au comptant, et les engagemens de l’année passée ont été exactement soldés.

3° Même page. « Le change a baissé de plus de 20 pour 100[4], l’exportation de l’or est prohibée, les faillites se succèdent et s’accumulent sur toutes les places. »

Nous devons répéter ici ce qui a été dit dans un des articles déjà cités du Journal de Francfort, que la baisse rapide du change de 4 fr. à 3 fr. 8 cent pour un rouble n’a été que le résultat momentané de la défense de l’exportation des monnaies d’or russes, et qu’elle n’a pas même eu la durée d’une seule bourse, car le même jour (1/13 mars) le cours s’est élevé au taux de 3 fr. 25 cent, et depuis ce moment il a monté successivement au point d’avoir bientôt atteint les anciennes cotes, ce qui prouve le peu d’influence que la guerre a exercé en général sur les opérations du change.

Ce fait en lui-même, tel qu’il s’est produit en réalité, et non tel qu’il a été caractérisé par le Moniteur, savoir que le cours du change de Saint-Pétersbourg, tombé rapidement par suite d’une panique instantanée, motivée uniquement par la défense de l’exportation de l’or, s’est relevé par sa propre force, sans le concours d’aucune mesure exceptionnelle, malgré le maintien de la mesure prohibitive concernant l’exportation de l’or et malgré la continuation de la guerre, ce fait, disons-nous, est à nos yeux la meilleure preuve de la solidité de notre crédit et de nos rapports commerciaux avec les autres pays.

Quant aux faillites, qui sont en général moins fréquentes en Russie que dans beaucoup d’autres pays, il n’en est survenu aucune, depuis le commencement de cette guerre, qui mérite une attention particulière, ou qui puisse être considérée comme un symptôme inquiétant pour le commerce en général.

4° Pages 741 et 742. Pour prouver « que le cabinet de Pétersbourg se trouve dès à présent acculé à tous les expédiens qui caractérisent un gouvernement aux abois, » l’auteur fait l’énumération des fonds qui ont été absorbés par les frais de la guerre en sus des ressources ordinaires du budget. Dans cette énumération, M. Faucher a compris, entre autres, différentes sommes fictives telles que : 1° les fonds restant disponibles du dernier emprunt contracté à Londres, qu’il porte à 75 millions de francs; 2° les fonds qui avaient été temporairement placés en France, en Angleterre et en Hollande, évalués par l’auteur à 100 millions de francs; 3° les 30 millions de roubles pris sur la réserve métallique déposée en garantie du remboursement des billets de crédit; 4° le produit du prétendu emprunt forcé porté à 200 millions de francs ; 5° le bénéfice de la banque de crédit foncier à Varsovie montant à 28 millions de francs, sur lequel le trésor russe doit avoir mis la main.

Or il se trouve : 1° que le dernier emprunt contracté à Londres avait une destination spéciale pour les chemins de fer et autres constructions tout à fait indépendantes des préparatifs de la guerre, et que le reliquat de cet emprunt n’a pas été affecté à d’autres emplois; 2° que les fonds placés en pays étrangers appartenaient à la réserve métallique déposée en garantie des billets de crédit et n’ont jamais été détournés de cette destination spéciale. La majeure partie de ces fonds, consistant en rentes françaises, a été réalisée lors de la dernière conversion de la rente; le produit en a été déposé intact à la caisse de réserve, à laquelle il appartenait, et les effets de cette catégorie non encore réalisée sont restés comme par le passé dans la susdite caisse : tout cela s’est accompli sous le contrôle d’une députation composée de membres choisis par la noblesse et la congrégation marchande, et des hauts fonctionnaires délégués par le gouvernement; 3° qu’aucune somme n’a été et n’a pu être touchée par le gouvernement sur la réserve métallique, dont le maniement se trouve sous le contrôle permanent de la députation qui vient d’être désignée : on ne prend à la caisse de réserve, et toujours sous le contrôle de la députation, que les sommes nécessaires aux caisses d’échange ouvertes pour les billets de crédit, car telle est sa destination; 4° que le prétendu emprunt forcé n’existe que dans l’imagination de ceux qui l’ont inventé; 5° que la prétendue saisie opérée par le gouvernement sur le fonds de réserve de la banque de crédit foncier du royaume de Pologne n’est également qu’une fable de pure invention.

Le maniement de tous les fonds de la banque foncière du royaume de Pologne est confié, sous le patronage et le contrôle du gouvernement, qui est lui-même un des principaux intéressés, y ayant engagé une partie de ses domaines, à une direction composée, d’après les statuts, de membres librement élus par les actionnaires, et le fisc n’a jamais porté la main à ces fonds. Le fonds de réserve de cette société d’actionnaires, formé de diverses économies et des amendes encaissées pour les retards de paiemens, qui ne s’élève pas à 7 millions de roubles, mais seulement à 2,863,000 roubles, est consigné, conformément aux statuts, à la banque de Pologne, strictement à titre de dépôt, et la banque ne peut en disposer pour aucune de ses opérations. D’après les anciens statuts, la banque foncière ne pouvait garder sur ce fonds dans ses caisses plus de 15,000 roubles pour les dépenses courantes, et, par les statuts révisés en 1852, cette somme a été portée à 150,000 roubles.

M. Léon Faucher fait également mention (page 741) des emprunts faits aux caisses publiques, « dont le chiffre n’est pas connu, dit-il, mais qui ont dû être considérables, à en juger par ce fait révélé par le Moniteur du 4 juin, que le lombard de Moscou aurait envoyé en une seule fois 19 millions de roubles (76 millions de francs). »

Cet envoi de 19 millions du lombard de Moscou est encore un fait entièrement controuvé. Jamais on n’a enlevé, ni au lombard de Moscou, ni à aucun autre des établissemens de crédit existant en Russie, une aussi forte somme, et jamais pareille somme n’a été disponible à aucun de ces établissemens.

M. Faucher évalue à 96 millions de francs les billets de série qui, d’après le Moniteur, auraient été émis depuis le mois de janvier 1853 jusqu’au mois de juin 1854, et il ajoute dans une note, au bas de la page 741, « qu’il ignore si, dans cette somme, se trouve comprise la série des bons du trésor mise en circulation dans le royaume de Pologne par un ukaze du 28 avril, et qui s’élevait, dit-il, à 20 millions de francs. »

On n’a mis en circulation dans l’empire, depuis le mois de janvier 1853 jusqu’au 1er juin 1854, que quatre séries, montant à 12 millions de roubles, et quatre autres séries n’ont été émises que depuis le 1er juin jusqu’au mois de septembre 1854, ce qui fait effectivement la somme de 24 millions de roubles (96 millions de francs); mais comme, à partir du 1er janvier 1853, trois anciennes séries, n° V, VI et VII, montant à 9 millions de roubles, ont été remboursées, la masse totale des bons du trésor en circulation ne s’est trouvée augmentée que de 15 millions de roubles ou 60 millions de francs.

Quant à la série des bons du trésor, dont l’émission a été autorisée dans le royaume de Pologne, et qui n’est pas comprise dans la susdite somme, elle s’élève à 3 millions de roubles ou 12 millions, et non pas 20 millions de francs, dont il n’a été mis jusqu’à présent en circulation que les deux tiers, ou 2 millions de roubles; le reste se trouve dans le fonds de réserve.

Pour embellir ce tableau des finances de la Russie, l’auteur y ajoute que le gouvernement s’est emparé des vases sacrés de Tchenstohowa pour un million de roubles, ce qui est une fable inventée par les journaux allemands et officiellement signalée comme telle par les feuilles de Varsovie. M. Faucher porte en outre à 100 millions de francs le produit des dons volontaires et des confiscations. Nous ne savons pas au juste à quelle somme s’élève le total des dons volontaires, et nous ignorons complètement quelles sont les confiscations dont l’auteur a voulu faire mention.

C’est ainsi que, par une erreur que nous aimons à supposer involontaire, et en ajoutant à quelques données tirées des documens authentiques d’autres faits entièrement controuvés, l’auteur a porté à 700 millions de francs les fonds déjà dévorés par la guerre, — somme dont l’exagération est évidente par elle-même, indépendamment des erreurs qui viennent d’être indiquées.

En rectifiant les faits signalés par M. Léon Faucher, nous ne prétendons pas vouloir prouver que la Russie puisse soutenir la guerre actuelle avec les ressources ordinaires, car aucun état ne se trouve dans l’heureuse position de pouvoir le faire.

L’Angleterre, dont la dette publique absorbe déjà en intérêts et amortissement près de la moitié du revenu de l’état, puise les ressources de la guerre dans l’augmentation des impôts.

Le gouvernement français a contracté un emprunt de 250 millions de francs, déjà épuisé, et qui doit être suivi d’un second emprunt, plus considérable, dit-on, que le premier.

L’Autriche, pour couvrir son déficit ordinaire et pour se préparer aux éventualités de la guerre, vient de contracter un emprunt national de 1 milliard 250 millions de francs, et la Prusse, dont les finances sont dans l’état le plus prospère, a dû également avoir recours, quoique dans une moindre proportion, à cette ressource extraordinaire pour se maintenir dans une attitude appropriée à la gravité des circonstances.

Il est donc naturel que la Russie aussi, ayant à soutenir une guerre contre trois puissances, ait été obligée d’augmenter sa dette flottante et de contracter un emprunt qui n’est encore qu’en partie réalisé ; mais l’emploi effectif de toutes ces ressources extraordinaires aux besoins de la guerre n’atteint pas la moitié du chiffre auquel il a été porté par les évaluations de M. L. Faucher, et la charge en résultant n’est nullement en disproportion avec les ressources du pays. Sans parler d’immenses propriétés de l’état, telles que biens-fonds, forêts, lavages aurifères, salines, usines, etc., qui peuvent servir d’hypothèque à la dette publique, il suffira d’alléguer ici qu’en dernier lieu, c’est-à-dire dans le budget de 1854, l’intérêt et l’amortissement de la dette flottante et de la dette consolidée ne prennent que 21 1/2 pour 100 des revenus ordinaires de l’état, proportion bien moins désavantageuse que celle que présente la dette publique de tous les autres principaux états de l’Europe, à l’exception de la Prusse.

5° Page 742. « La réserve monétaire de la forteresse, qui était encore au mois de mars, suivant le Moniteur, de 116 millions de roubles (464 millions de francs), peut supporter, j’en conviens, des réductions ultérieures; mais cette ressource ne conduira pas bien loin : une nouvelle saignée de 30 millions de roubles (120 millions de francs) faite à ce grand dépôt métallique mettrait en péril la solidité de la circulation, dès à présent fort compromise. »

Nous n’avons qu’à répéter ici ce qui a déjà été dit plus haut, que le gouvernement n’a pas touché pour les dépenses extraordinaires au fonds de réserve métallique de la forteresse, qui ne diminue et n’augmente que selon le mouvement des caisses d’échange, c’est-à-dire selon que le montant des billets apportés à l’échange excède les nouveaux dépôts en numéraire qu’on vient convertir en billets et vice versâ.

Ce fonds s’élevait au mois de mars dernier non à 1 4 6, mais à i 39,9 18,000 roubles-argent, et il est maintenant (16-28 septembre) de 146,563,000 roubles, représentant plus de 42 pour 100 de la masse totale des billets en circulation et dans les caisses de l’état (345,927,000 roubles), ce qui excède de beaucoup la proportion nécessaire en Russie pour assurer la circulation de la monnaie fiduciaire, car une longue expérience a prouvé qu’en Russie, à moins d’augmenter outre mesure les émissions, un cinquième, voire un sixième de la masse totale du papier en circulation affecté à la dotation des caisses d’échange suffirait, au besoin, pour en maintenir le cours[5], d’autant plus que les mines d’or et d’argent jettent chaque année dans la circulation plus de 20 millions de roubles (80 millions de francs), qui affluent en majeure partie au fonds de réserve métallique pour être convertis en billets de crédit, et remplacent le numéraire employé à l’échange de ce même papier-monnaie.

6° Pages 742 et 743. « Il ne faut pas oublier que le rouble de papier, qui avait, dans le principe, la valeur du rouble-argent, soit 4 francs de notre monnaie, a été successivement déprécié par des émissions surabondantes jusqu’à perdre 75 pour 400. Le rouble de papier ne vaut plus aujourd’hui que 1 franc; encore un pas de plus, et cette monnaie fiduciaire aura le sort des assignats. »

Nous ne savons pas de quel rouble de papier il est question dans ce passage. L’ancien papier-monnaie, connu sous le nom d’assignats, n’existe plus dans la circulation, et ce n’est que dans quelques provinces qu’on a conservé l’habitude de faire les comptes en roubles-assignats, représentant les deux septièmes d’un rouble-argent. Il n’y a plus en Russie d’autre papier-monnaie que )es billets de crédit, qui sont pour ainsi dire des billets au porteur, échangeables à volonté en numéraire, et qui circulent au pair dans toute l’étendue de l’empire. Que veut donc dire cette phrase ? « Le rouble de papier ne vaut plus aujourd’hui que 4 franc; encore un pas de plus, et cette monnaie fiduciaire aura le sort des assignats. » Il y a ici évidemment erreur ou confusion dans les données sur notre circulation monétaire.

7" Page 743. « Le revenu public de la Russie était évalué par les statisticiens, il y a quelques années, à 600 ou 650 millions de francs, en y comprenant le produit des lavages aurifères de la Sibérie et de l’Oural. Les recettes du trésor n’ont pas dû faire des progrès très-sensibles dans ces contrées, où le système prohibitif contribue, autant peut-être que le servage des cultivateurs, à rendre la richesse stationnaire. Il n’en est pas de la Russie comme de l’Autriche, où la réforme administrative a porté le revenu, en quelques années, de 164 millions de florins, point culminant de l’ancien état de choses en 1846, et de 122 millions de florins, chiffre qui exprimait l’influence de l’état révolutionnaire en 1848, à 226 millions de florins en 1852. »

La première de ces entraves influe sans aucun doute sur le revenu de l’état. Cependant le produit des douanes, qui n’était, année moyenne, pendant la période quinquennale de 1822-1826, que de 47,997,000 roubles-assignats, représentant, au cours de cette époque (27 pour 100), 12,959,000 roubles-argent, a donné pour la période quinquennale de 1848-1852, année moyenne, 29,519,000 roubles-argent, ce qui présente une augmentation de 16,560,000 roubles-argent (66,240,000 francs) ou de 128 pour 100. Ces progrès obtenus malgré un tarif douanier encore très-restrictif par l’élévation des droits d’entrée et malgré d’autres circonstances qui entravent le développement du commerce extérieur, prouvent la force expansive des ressources du pays, et l’on peut en inférer dans quelle forte proportion cette branche de revenu aurait pu augmenter avec un système moins restrictif que celui qui existe encore aujourd’hui, quoique sensiblement modifié depuis 1850, et dont la France nous a donné le premier exemple. Quant au servage, le gouvernement s’occupe constamment, depuis bien des années, à en atténuer les conséquences, autant que les circonstances le permettent, et sans bouleverser la fortune des particuliers et les rapports économiques du pays, et M. Léon Faucher aurait pu voir, par les données consignées dans mes Études sur les forces productives de la Russie (tome 1er, page 327 de la deuxième édition), qu’en 1851, sur le total de 23,370,000 cultivateurs, il n’y avait que 11,683,000 paysans à corvée, ou un peu moins de la moitié, dont une grande partie dispose librement de son temps et de son travail, moyennant des accords volontaires, en payant aux propriétaires une certaine rente sous le nom d’obrok, et que l’autre moitié se compose de cultivateurs entièrement libres.

Les revenus ordinaires de l’état ont augmenté en Russie depuis quinze ans dans la proportion suivante : jusqu’en 1839, le chiffre le plus élevé était de 163,751,000. En 1853, le budget des recettes ordinaires s’est élevé à 224,308,000 roubles, ce qui présente pour quatorze ans une augmentation de 60,557,000 roubles (242,228,000 francs), ou de plus de 36 pour 100, et cet accroissement de revenu a été obtenu sans aucune augmentation des impôts existans, bien que la matière imposable soit loin d’être épuisée en Russie, comme elle l’est dans beaucoup d’autres pays. Il nous suffira de reproduire ici quelques faits qui ont déjà été signalés en réponse au Moniteur dans le Journal de Francfort du 9 juillet.

On consomme en Russie environ 50 millions de kilogrammes de tabac, et l’imposition de cet article ne rapporte pas 3 millions de roubles-argent, y compris le droit d’entrée prélevé sur les tabacs étrangers ; ce qui ne donne que 6 kop. ou 24 centimes par kilogramme.

L’impôt sur le sel, prélevé sur une consommation de 580 millions de kilogrammes et sur une population de 60 millions[6], ne rapporte, avec le droit prélevé sur le sel étranger, que 9,700,000 roubles, ce qui donne 1 1/2 kop. ou 6 centimes par kilogramme, et 16 kop. ou 64 centimes par habitant.

Les impôts prélevés sur le commerce et l’industrie sous le titre de guildes et de certificats ou patentes ne rapportent que 4 millions de roubles sur un revirement annuel de valeurs engagées dans le commerce et industrie qu’on peut porter, d’après les évaluations les plus modérées, à 1,500 millions de roubles ou 6 milliards de francs.

M. Léon Faucher est trop bon financier pour ne pas saisir toute la portée de ces indications.

Pour ce qui concerne la comparaison avec le progrès du revenu public en Autriche, il y a à faire observer que l’augmentation présentée par M. Faucher n’est pas le résultat exclusif des progrès de la richesse nationale et du rendement des impôts existans, mais aussi et en majeure partie de la création de nouveaux impôts après les événemens de 1848 et de l’augmentation de quelques taxes déjà existantes, mais plus encore de l’introduction du système général d’imposition dans les provinces hongroises, qui ne participaient que faiblement aux charges de l’état avant la révolution de 1848. Cet état de choses résulte clairement du chiffre relatif de l’augmentation : elle a été, en 1850, de 22 pour 100; en 1851, de 11 pour 100; en 1852, de 10 pour 100, et en 1853, de 5 pour cent. Il y a d’ailleurs à faire observer qu’on ne peut pas comparer le revenu public de l’Autriche, avant et après la révolution de 1848, sans tenir compte de la dépréciation des billets de banque, qui constituent la monnaie courante du pays, et qui perdent encore maintenant 18 à 20 pour 100 malgré le grand emprunt national dont un des buts principaux était d’en relever le cours, de sorte que la somme totale des revenus de l’état, portée en 1852 à 226 millions de florins, équivalait à environ 180 millions avant 1848.

8° Même page. « Cependant le Moniteur, sur des données dont le gouvernement français a sans doute vérifié l’exactitude, évalue à 800 millions de francs les recettes annuelles du trésor moscovite. La moitié de ces recettes étant fournie par la ferme des eaux-de-vie et par les droits de douane, le Moniteur suppose que la guerre actuelle et le blocus des deux mers amèneront un déficit de 50 millions de roubles ou de 200 millions de francs, en calculant le rouble au pair, dans le produit de ces deux branches d’impôt. »

M. Léon Faucher est un financier trop éclairé pour ne pas voir que cette évaluation du déficit dans les deux branches du revenu en question est exagérée, et il la réduit à 100 millions de francs.

L’auteur de l’article inséré dans le Journal de Francfort du 9 juillet dernier évalue le maximum possible de la diminution du revenu, par suite de la guerre actuelle, à 20 pour 100 sur le produit des douanes, ce qui ferait, sur une somme d’environ 30 millions de roubles-argent, 6 millions, et à 10 pour 100 sur le produit des fermes du débit des boissons, dont il n’y aurait à défalquer, d’après cette évaluation, que 8,200,000 roubles, de sorte que ces deux non-valeurs présumées représenteraient ensemble un déficit de 14,200,000 roubles, ou moins de 57 millions de francs. Or, d’après les renseignemens puisés en dernier lieu à des sources authentiques, on peut affirmer dès à présent que la réduction sur la ferme des boissons sera, sinon nulle, au moins très insignifiante. Les contrats de ferme conclus provisoirement, en dernier lieu, pour les années 1855 et 1856, pour un grand nombre de gouvernemens, loin de présenter une diminution, donnent au contraire une augmentation de quelques centaines de mille francs sur le revenu effectivement perçu en 1853. 9° Page 744 : « Le cabinet de Pétersbourg, ayant à couvrir ses frontières de terre et de mer à la fois, ne peut pas mettre sur pied moins de huit à neuf cent mille hommes. Or, que l’on s’y prenne comme on voudra, une armée de neuf cent mille hommes en campagne représente une dépense annuelle d’au moins 900 millions de francs ; ajoutez l’entretien de quarante vaisseaux de ligne, avec l’accessoire des bâtimens légers et des navires à vapeur qui doivent être toujours prêts à prendre la mer, et vous arriverez sans peine au milliard. Supposez maintenant que la Russie ne prélève que 200 millions sur son revenu pour servir l’intérêt de sa dette et pour subvenir aux dépenses de l’administration civile, il faudra encore que le gouvernement, en dehors de son revenu ordinaire, se procure chaque année, pour soutenir la lutte, une somme de 500 millions !

« Cela est-il possible aujourd’hui ? Cela sera-t-il possible l’année prochaine ? En admettant que la Russie fournisse quelque temps les hommes, pourra-t-elle fournir l’argent ? Sous une forme ou sous une autre, la population de l’empire est-elle en état de payer chaque année au trésor un tribut additionnel et extraordinaire de 500 millions de francs ? Toute la question de la guerre est là, et je crois qu’il suffit de la poser pour la résoudre. »

Le budget militaire pour 1854, calculé sur un effectif de 800 à 900 mille hommes, a été porté à 84,200,000 roubles argent[7], et celui de la marine à 14,400,000 roubles, ce qui fait ensemble 98,600,000 roubles ou 394,400,000 fr, par conséquent moins des deux cinquièmes de la somme à laquelle M. Léon Faucher évalue la dépense totale pour l’armée et la marine. En admettant que l’effectif de l’armée fût porté à 1,250,000 hommes, ce qui supposerait une augmentation de 450,000 hommes, ou de 50 sur 100, et en ajoutant au budget militaire de 84,200,000 roubles, en somme ronde, largement comptée, 50 millions de roubles ou 200 millions de francs (ce qui fait 60 pour 100), cela ne porterait encore le total de la dépense, avec le budget de la marine, qu’à 594,400,000 fr, tandis que M. Léon Faucher l’évalue à 1 milliard. C’est ainsi qu’en augmentant, d’après une évaluation exagérée, les dépenses de la guerre, et en réduisant de 200 millions les revenus ordinaires de l’état, l’auteur porte à 500 millions le déficit annuel qui doit en résulter. Mais en admettant même que, par suite des dépenses extraordinaires et imprévues, ce déficit fût effectivement aussi considérable, ce qui n’est nullement le cas, nous, croyons connaître assez bien la situation financière de la Russie et les moyens dont elle peut disposer pour oser affirmer avec conviction qu’elle serait en état de le combler pendant plusieurs années moyennant ses ressources intérieures extraordinaires, et quand même elle serait dans le cas d’augmenter sa dette, pendant la durée de la guerre, d’un ou de deux milliards de francs, cette charge, quelque considérable qu’elle soit en elle-même, ne serait point en disproportion avec les ressources naturelles du pays et celles dont l’état peut disposer, vu les immenses propriétés qu’il possède[8]. 10° Les pages 748 et suivantes sont consacrées à la critique des institutions crédit en Russie et aux dangers qu’elles présentent pour le gouvernement, surtout dans les circonstances actuelles.

Les idées et les principes en matière de crédit, développés dans ces pages avec beaucoup de lucidité, sont si justes, que l’on ne pourrait pas les révoquer en doute, et l’erreur ne consiste que dans la rigoureuse application de ces idées et de ces principes à l’état de choses en Russie tel qu’il existe et que les circonstances l’ont fait. C’est une erreur dans laquelle tombent ordinairement tous les écrivains étrangers, qui ne jugent de ce qui se passe en Russie que d’après les idées reçues et reconnues justes dans d’autres pays[9].

La Russie est un pays très difficile à connaître et à juger. Il faut y avoir vécu et l’avoir longtemps étudié pour bien saisir les causes de chaque fait qui se présente à l’œil de l’observateur et les conséquences qu’on peut en déduire. La rapide croissance de cet empire, l’origine de sa grandeur, les élémens dont il se compose, ses mœurs, ses traditions nationales, le caractère et les idées prédominantes de ses populations, toutes ces circonstances réunies ont créé un état de choses tout à fait particulier propre à ce pays, et bien souvent tel fait qui, dans d’autres contrées, amènerait inévitablement telle ou telle conséquence, produit en Russie un effet tout opposé, de sorte que la simple logique à laquelle la connaissance du pays ne vient pas en aide se trouve souvent déroutée dans ses calculs. C’est une observation que nous avons souvent entendu faire par des étrangers éclairés qui sont venus s’établir en Russie, et qui ont eu à y manier de grands intérêts commerciaux ou industriels. Ce caractère particulier à la Russie se reflète aussi dans ses institutions de crédit.

« Ce que le gouvernement russe (dit M. Léon Faucher) n’a pas fait par lui-même en matière de crédit, il l’a suscité par sa garantie et se l’est approprié. Banques d’émission, caisses de prêt et de dépôt, institutions de crédit hypothécaire, caisses d’épargne et monts-de-piété, tout émane de lui seul, ou remonte à lui en dernière analyse. C’est une espèce de communisme financier qui s’ajoute au communisme foncier, et qui en aggrave les conséquences en faisant de toutes ces mailles une chaîne sans fin. »

Cette observation est très-juste, mais le fait signalé par l’auteur est en lui-même la conséquence naturelle des circonstances qui l’ont produit. Après avoir secoué le joug des Tartares, la Russie est entrée dans la carrière de la civilisation avec un immense amas de ressources et de forces vitales qu’il s’agissait de développer. Le pouvoir absolu, qui en était une conséquence et une condition essentielle d’existence, placé à la tête d’une nation intelligente et énergique, mais encore peu familiarisée, dans les premières périodes de sa culture, avec les ressources d’une civilisation plus avancée, est devenu par la force des choses le principe et le moteur de tout progrès. L’esprit d’association, si fécond ailleurs en résultats, n’étant pas encore assez développé, c’est le gouvernement qui a dû prendre l’initiative de toutes les institutions utiles. C’est ainsi qu’en matière de crédit, ce grand levier de la prospérité des nations, le gouvernement a dû également prendre sur lui de le créer et de le développer, en fondant des banques de commerce et des banques d’emprunts pour la propriété foncière. Ces institutions étaient d’autant plus indispensables en Russie qu’il n’y existe pas encore de système hypothécaire dont une bonne organisation suppose et exige des conditions qu’il n’a pas encore été facile de réunir dans un si vaste empire. Une grande masse de propriétés se trouvait et se trouve encore en litige Voyez sur cette matière les notions qui se trouvent dans nos Études sur les Forces productives de la Russie, tome Ier, p. 343 et suiv. de la première édition, et p. 354 et suiv. de la seconde édition. </ref>.

L’arpentage général n’a été achevé que depuis peu dans une grande partie de l’empire. Il n’existe pas de cadastre, et c’est une œuvre qui demande beaucoup de temps et des dépenses très considérables[10]. Or il est connu que sans un système régulier d’hypothèque, lorsque celui qui prête sur un bien-fonds n’a pas les moyens de constater les charges dont ce bien est grevé, lorsqu’il n’a aucun droit de priorité sur les dettes que l’emprunteur peut contracter par la suite, le crédit foncier, ou ce qu’on appelle en termes de législation le crédit réel, ne peut pas être solidement établi. En Russie, il n’existe d’autre moyen d’hypothéquer une créance sur une propriété immobilière qu’en prenant cette dernière en gage. C’est ce qui s’appelle pravo zastavne, mais ce système est défectueux et ne remplace l’hypothèque que très imparfaitement. Avec une bonne loi d’hypothèque, le créancier est parfaitement assuré dans ses droits, et le propriétaire continue à posséder la terre, à l’administrer et à l’améliorer, tandis qu’en la mettant en gage il est obligé de s’en dessaisir et de l’abandonner à la merci de son créancier. Il en résulte de fréquentes contestations et d’interminables procès. Il faut y ajouter que les imperfections de notre législation, en matière de concours des créanciers et de poursuites contre les débiteurs insolvables, et les formes embarrassées de la procédure nuisent également au crédit personnel.

Par suite de toutes ces circonstances et vu l’insuffisance du crédit réel et personnel, ce n’est que dans les établissemens publics placés sous le patronage et la garantie du gouvernement que la propriété foncière a pu puiser les capitaux dont elle avait besoin, et c’est aussi vers ces établissemens qu’ont afflué les capitaux disponibles, à défaut d’autre placement solide. C’est ce qui a donné à nos banques un si grand développement et concentré les principales ressources de crédit public entre les mains du gouvernement.

Comme les banques en Russie reçoivent les capitaux qui leur sont apportés à titre de placemens à intérêt, et que ces capitaux sont remboursables bref délai, sous la garantie du gouvernement, tandis que les prêts qu’elles font sur les propriétés immobilières ne sont remboursables qu’à des termes éloignés de dix, quinze, jusqu’à trente-sept années, M. Léon Faucher considère tous les fonds placés aux banques par des particuliers comme une dette flottante de l’état, qu’il porte ainsi, en y ajoutant les billets de crédit et les billets de série, à un total de 5 milliards de francs. Il représente cette situation comme très grave et dangereuse, en admettant la possibilité des demandes subites de remboursement qui excéderaient les ressources disponibles des banques et de l’état.

Ce chiffre énorme de la soi-disant dette flottante se compose donc, d’après les évaluations de l’auteur, de trois élémens distincts : 1° des billets de série remboursables en huit années, 2° des billets de crédit qui représentent le papier-monnaie, 3° des capitaux placés aux banques et aux lombards.

Le total des billets de série en circulation montant à 75 millions de roubles (300 millions de francs), qui constitue la dette flottante proprement dite, n’est pas exorbitant pour un état comme la Russie, et ce qui le prouve le mieux, c’est que ces effets s’écoulent facilement dans la circulation et sont toujours très-recherchés. Le cours des billets de crédit qui constituent la monnaie fiduciaire du pays est suffisamment garanti par un dépôt métallique dont le Moniteur a arbitrairement réduit le montant[11].

La chance de l’insolvabilité n’existerait donc que pour les capitaux placés aux différentes banques et remboursables à bref délai, dont M. Léon Faucher porte le montant à 3 milliards 200 et quelques millions de francs. Il y aurait bien à défalquer sur cette évaluation quelques sommes qui ne peuvent pas être considérées comme une dette remboursable à volonté; mais cela entraînerait des explications qui seraient peut-être peu intelligibles pour ceux qui ne connaissent pas en détail le maniement des fonds et la comptabilité de nos banques : nous ne prendrons donc ici en considération que le fond même de la question.

La sécurité des sommes que les banques doivent aux déposans, en tant que les actifs de ces établissemens de crédit ne sont pas couverts par les effets escomptés à la banque de commerce et par les dépôts des marchandises, repose sur l’hypothèque des biens-fonds engagés aux banques et sur la garantie générale du gouvernement. Elles sont effectivement remboursables à bref délai, tandis que les créances de la banque sont hypothéquées pour des termes plus ou moins éloignés, et c’est ce qui constitue aux yeux de M. Léon Faucher le danger de la situation.

Les observations de M. Faucher, fondées sur des principes généralement adoptés en matière de crédit et sur l’expérience des autres pays, sont très rationnelles, et au point de vue général nous partageons entièrement ses opinions sur ce sujet.

Nous convenons que des banques établies sur le même principe que celle de la Russie ne pourraient se soutenir longtemps dans aucun autre pays et crouleraient à la première crise financière. En Russie, elles existent parce qu’elles ont une raison d’être. Elles se soutiennent depuis plus d’un demi-siècle, elles ont traversé bien des crises sans être ébranlées, et leur crédit n’a fait que grandir de plus en plus, parce que cet état de choses est fondé sur une situation spéciale dont le vice se corrige en grande partie par les circonstances mêmes qui ont donné lieu à cette organisation exceptionnelle de nos établissemens de crédit, comme nous l’avons observé plus haut. Le danger d’une demande subite de remboursemens, dans des proportions qui excéderaient la possibilité d’y faire face, est considérablement atténué par la difficulté de trouver un autre placement solide à de grandes masses de capitaux qu’on retirerait des banques. La confiance dont jouissent en Russie les établissemens de crédit placés sous le patronage de l’état est si grande, qu’elle se maintient même dans le temps de crises financières (l’expérience l’a plus d’une fois prouvé d’une manière irrécusable), car elle est fondée sur la nécessité et favorisée par une longue habitude qui l’a en quelque sorte fait passer dans les mœurs du pays.

Les demandes de remboursement excèdent rarement le montant des nouveaux dépôts, et proviennent ordinairement des petits rentiers qui ont temporairement placé aux banques le fruit de leurs économies. Les riches capitalistes et les gros déposans, qui ont contracté l’habitude de vivre d’une partie de leur rente et de voir leur capital s’accumuler dans les banques par les intérêts composés, se gardent bien d’y toucher pour courir les chances et les embarras d’un autre placement productif et solide. Ils savent bien qu’indépendamment de la garantie générale du gouvernement, la solvabilité des banques repose sur une grande partie de la propriété immobilière du pays et qu’ils ne courent aucun risque de perdre leurs capitaux. On ne doit pas non plus perdre de vue que, parmi les capitaux placés aux banques, il y en a et de très considérables qui appartiennent à des institutions, corporations et établissemens publics qui se trouvent sous la tutèle et la direction du gouvernement. Ces capitaux, qui ne peuvent pas être considérés comme une dette flottante exigible à volonté, constituent bien au delà d’un tiers de toutes les sommes déposées aux banques.

Quant aux crises financières comme il y en a eu plusieurs depuis que les banques existent, et qui momentanément pourraient augmenter en dehors des proportions ordinaires les demandes de remboursement, le gouvernement les a prévues, et s’est mis en mesure d’y faire face en créant un fonds de réserve général séparé, indépendamment de celui qui se trouve auprès de chaque banque.

Si le danger d’une grande crise, qui pourrait amener l’insuffisance de tous ces moyens et épuiser toutes les réserves, était tel que M. Léon Faucher l’a caractérisé dans son étude sur les finances de la Russie, les symptômes de ces dangers se seraient déjà manifestés d’une manière sensible tant en 1812[12] qu’au milieu des circonstances graves où nous nous trouvons depuis bientôt dix-huit mois.

Or, en examinant les opérations de nos banques depuis le 1er janvier 1853, nous y trouvons au contraire des résultats très-rassurans sous ce rapport.

Pendant l’année 1853, qui se trouvait déjà, depuis le mois de mai, sous l’influence des complications politiques, très-inquiétantes pour toute l’Europe, aggravées dès le mois d’octobre par la déclaration de guerre de la porte ottomane, les capitaux déposés à la banque d’emprunts, à la banque de commerce et à tous les autres établissemens de crédit public qui se trouvent sous la direction du ministère des finances se sont élevés à 241,512,818 roubles, et les capitaux remboursés à 212,874,598 roubles, de sorte qu’il y avait un excédant des sommes déposées de 28,638,220 roubles (114,544,880 francs). Depuis le 1er janvier de l’année courante jusqu’à la fin d’août, les mêmes établissemens ont reçu, de la part des nouveaux déposans, 129,819,225 roubles, et ils ont remboursé 135,778,454 roubles, de sorte que les remboursemens ont excédé de 5,959,229 roubles les capitaux déposés pendant ces huit mois, ce qui est une conséquence naturelle de rémission de plusieurs séries des billets du trésor portant intérêt et des souscriptions sur le nouvel emprunt de 50 millions, car une partie des capitaux disponibles se sont tournés vers ces deux placemens, comme plus avantageux sous le rapport du taux des intérêts.

Cet excédant des remboursemens, sur les opérations des huit derniers mois, qui forment un revirement total de plus de 265 millions 1/2 de roubles (1,062,000,000 francs), n’a absorbé qu’un peu plus d’un cinquième de l’excédant des capitaux placés dans les banques pendant l’année précédente et ne présente certes rien d’inquiétant. Il rentre dans la catégorie des cas prévus et qui se sont déjà plus d’une fois manifestés dans les temps ordinaires par suite des opérations commerciales et industrielles, de l’émission de nouvelles séries des bons du trésor, ou d’autres circonstances locales qui réclamaient les capitaux retirés des banques, ou qui en détournaient une partie de ceux qui auraient dû y affluer. Ce sont de ces éventualités auxquelles les banques sont parfaitement en mesure de faire face sur leurs fonds sans recourir même aux ressources que l’état tient en réserve pour soutenir la solvabilité de ces établissemens. La somme de l’excédant des remboursemens qui résulte des opérations des banques pendant l’année courante jusqu’à la fin du mois d’août pourrait décupler avec le temps, sans amener des embarras irrémédiables. Les demandes de remboursement n’arrivent jamais subitement et en masse, mais graduellement, et elles sont toujours couvertes en majeure partie par les sommes reçues des nouveaux déposans et par les annuités payées aux banques à compte des capitaux hypothéqués sur les biens-fonds, ce qui laisse au gouvernement le temps d’aviser aux moyens de venir au secours des banques en cas de besoin. Celles-ci ont aussi la ressource de suspendre ou de restreindre, dans les temps critiques, les avances qu’elles font sur des immeubles, pour employer leurs fonds aux exigences de leur dette flottante.

Si par la suite le chiffre trop élevé des capitaux remboursables à bref délai et celui de la dette flottante de l’état donnaient lieu à des appréhensions sérieuses au sujet d’une crise financière, le gouvernement aurait un moyen sûr d’y remédier en ouvrant le grand-livre de la dette consolidée.

Comme les banques ne paient aux déposans que 4 pour 100 d’intérêt, une grande partie des capitaux placés dans ces banques se porteraient sur le grand- livre, si le gouvernement accordait des inscriptions de rente 4 1/2 ou 5 pour 100, en les garantissant pour vingt ou vingt-cinq ans de toute conversion.

Les grands capitalistes, vivant de leurs rentes et ne cherchant qu’un placement sûr, profiteraient de ce moyen d’augmenter leur revenu, et même ceux qui placent temporairement leurs fonds aux banques pour les retirer au besoin pourraient profiter de cette augmentation des intérêts, ayant toujours la faculté de négocier leurs inscriptions à la bourse ou de les engager, soit à la banque de commerce, soit à d’autres établissemens de crédit, dans le cas où ils auraient besoin de leurs capitaux. De cette manière, la dette flottante des banques se convertirait en dette consolidée de l’état.

L’idée de cette opération a été plus d’une fois mise en avant par quelques financiers, et si le gouvernement russe n’y a pas encore eu recours, c’est probablement parce qu’il n’a pas eu lieu de se convaincre du danger de l’état de choses actuel.

Quoi qu’il en soit, nous concevons parfaitement que, pour tout financier, étranger, la situation de nos banques puisse paraître anormale, et qu’elle ait suggéré à M. L. Faucher les observations développées dans son article. Nous n’avons été étonné que de la facilité avec laquelle cet auteur distingué a pu adopter pour base de ses raisonnemens les données et les faits erronés publiés par le Moniteur et par d’autres organes de la presse.

Nous aurions encore bien des choses à relever dans cet article, mais nous ne voulons pas ouvrir la voie à une polémique qui serait, pour le moment, hors de saison. Nous nous sommes donc borné à rétablir quelques faits dans leur vrai jour pour l’information de ceux qui s’occupent sérieusement de la statistique financière des principaux états de l’Europe.

Il me semble que, même lorsqu’on est engagé dans une guerre, il ne peut être dans l’intérêt bien entendu d’aucune des parties belligérantes de déprécier et d’amoindrir les ressources de son adversaire; comme d’ailleurs la Revue des Deux Mondes s’adresse aux hommes sérieux, il ne peut pas entrer dans ses vues d’abuser le public sur un sujet aussi grave que celui dont s’est occupé M. Léon Faucher, et j’aime à croire, monsieur, que vous ne refuserez pas une place dans votre intéressant recueil à cette simple rectification desfaits, écrite de bonne foi et fondée sur des données authentiques.

Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de mes sentimens les plus distingués.


L. TEGOBORSKI,

auteur des Études sur les Forces productives de la Russie.


Saint-Pétersbourg, le 30 septembre (12 octobre) 1854.




M. Tegoborski me permettra de lui dire, quelque prix que j’attache à son opinion, qu’il ne m’eût pas paru nécessaire de revenir sur le chapitre un peu rebattu aujourd’hui des finances russes, si je ne l’avais considéré dans cette circonstance comme l’organe du gouvernement qu’il sert. En appelant au jugement du public des critiques dont il a été l’objet, le cabinet de Pétersbourg donne un exemple qui n’est pas commun dans les états despotiques. Nous le voyons avec plaisir se placer sur le terrain de la discussion, et c’est là une tendance qu’il ne tiendra pas à nous d’encourager.

Le gouvernement russe, dans la réponse qu’il nous fait, cherche à établir deux points principaux : il veut d’abord prouver que son crédit, son revenu et son commerce extérieur ont peu souffert jusqu’à ce jour, et ne se ressentiront que médiocrement à l’avenir d’une guerre qui ferme déjà toutes les mers au pavillon de cette puissance. Il prétend ensuite que, dans le cas même où la Russie serait appelée à des efforts extraordinaires, les ressources de l’empire lui permettraient de faire face aux plus extrêmes nécessités. Ces assertions sont appuyées de quelques chiffres, dont il peut être à propos d’examiner la valeur, bien que M. Tegoborski les déclare authentiques.

L’apologiste des finances russes débute par une assertion hardie. L’emprunt nouveau, cette opération dont l’avortement est public en Europe, cette valeur dont les banquiers de Berlin n’ont pas voulu à 83, avec une prime de 17 pour 100 sur le capital nominal, n’a pas échoué, suivant M. de Tegoborski. Il veut bien nous apprendre que l’emprunt marche, et que les souscriptions ont atteint une somme assez considérable sur je ne sais quelles places de l’Allemagne et de la Hollande. Quelle est l’importance de cette somme ? M. de Tegoborski ne le dit pas. Avec une franchise dont il faut lui savoir gré, il éveille même la défiance et le doute, car c’est lui qui confesse que, si l’emprunt marche, ce n’est pas très rondement. Rayons donc cet article du catalogue des ressources financières : je suppose que ce n’est ni sur l’argent allemand ni sur l’or hollandais que compte l’empereur Nicolas pour fournir la campagne de 1855.

Après tout, n’y a-t-il pas quelque chose de bien étrange quand on a jeté un défi à l’Europe civilisée, quand on la brave, à venir solliciter une part des capitaux qu’elle tient en réserve, à lui demander son argent pour le convertir en bombes et en boulets ? Depuis vingt ans, la Russie emprunte périodiquement sur les marchés de Londres et d’Amsterdam, afin de couvrir le déficit que laisse dans son budget la permanence de ses préparatifs militaires. Elle pousse aujourd’hui l’assurance, la guerre étant déclarée et les hostilités commencées, jusqu’à renouveler ce manège, qui ne peut plus faire de dupes. Eh bien! la mine est éventée, et, nous le répétons, l’emprunt échoue.

Par forme de consolation pour l’amour-propre de son gouvernement, M. de Tegoborski nous signale la bonne tenue habituelle des fonds russes sur le marché de Londres. Il n’y a pas là cependant de quoi s’exalter beaucoup : le 4 et 1/2 russe est côté 85 ou 6 pour 100 au-dessous du 4 et 1/2 belge. L’empire moscovite ne prend pas, comme on voit, un rang fort élevé dans l’échelle du crédit.

Mais pourquoi s’adresser à l’étranger, si la Russie renferme toutes les ressources que passe en revue, avec tant de complaisance, l’imagination de M. de Tegoborski ? Que vous manque-t-il donc pour tenir tête aux nations occidentales, si vous avez de l’or chez vous comme vous avez du fer ? Sur ce point, qui domine pourtant le sujet, l’apologiste officiel, quoique placé à la source des renseignemens, prodigue les réticences. Ne lui demandez pas combien ont produit les dons volontaires, il répondra qu’il ne sait pas cela au juste, et que le total lui en est inconnu. Ne lui parlez pas de l’emprunt forcé, c’est une « fable inventée par les feuilles allemandes. » Comment! Les fonctionnaires du gouvernement n’ont pas invité les personnes auxquelles on suppose de l’aisance à souscrire à l’emprunt ? Et qui peut ignorer qu’en Russie une invitation du gouvernement est un ordre ?

En niant ces faits et bien d’autres, que nous avons trouvés de notoriété publique, le gouvernement russe nous apprend qu’il a déjà répondu, mais en prenant soin de cacher sa réponse, tantôt dans quelque feuille allemande, tantôt dans un journal de Varsovie. Si le cabinet de Pétersbourg recherchait réellement la publicité, il aurait tenu une tout autre conduite : il se serait adressé au Moniteur lui-même, puisqu’il prend le Moniteur à partie, et le Moniteur n’eût pas sans doute été moins courtois que la Revue des Deux Mondes; il aurait, en un mot, battu le tambour par ses ambassadeurs dans tous les foyers de publicité; il aurait appelé partout la contradiction, certain de lutter avec avantage.

Mais ce n’est pas le système que l’on suit. La Russie est l’empire du silence; aucun bruit extérieur n’y pénètre, et aucune rumeur n’en sort. La douane établie aux frontières s’occupe bien moins de saisir ou de taxer les marchandises que d’arrêter et d’expulser les idées. Il n’y a de journaux en Russie que ceux du gouvernement, et de publiciste en définitive que l’empereur. On n’admet qu’un petit nombre de journaux étrangers, qui passent, à leur arrivée, par les mains de la censure. Celle-ci, quand elle ne les confisque pas tout à fait, répand des flots d’encre sur deux ou trois pages, ou coupe sans pitié tous les passages qui lui déplaisent. Les nouvelles ne sont pas plus épargnées que les réflexions politiques : pendant quelque temps, les abonnés du Journal des Débats à Varsovie n’en ont reçu que le feuilleton. Qu’est-ce que la presse, et quel crédit peuvent obtenir ses assertions dans un pays ainsi gouverné ? Le pouvoir a seul la parole. Quoi qu’il avance, et affirmât-il, à la connaissance de tout le monde, le contraire de la vérité, personne n’aurait la faculté ni les moyens de le contredire. Il en résulte ce qui est la conséquence naturelle du despotisme : le gouvernement a le pouvoir, mais il n’a pas l’autorité ; il empêche ses sujets de parler, mais il n’est pas toujours cru de ses sujets quand il leur parle.

Je dirais volontiers à M. de Tegoborski : « Vous affirmez que votre gouvernement n’a pas dépouillé le couvent de Tzenstochowa de ses vases sacrés, qu’il n’a pas mis la main sur la réserve de la banque foncière à Varsovie, et qu’il n’a pas touché jusqu’à présent à la réserve métallique qui forme la garantie des billets de crédit. Personnellement je ne demande pas mieux que d’ajouter foi à une déclaration aussi catégorique. Dussiez-vous me reprocher encore une fois de juger la Russie avec les idées de l’Occident, je ne puis pas supposer qu’un gouvernement se respecte assez peu pour donner sa parole en vain.

« Mais qu’importent mes dispositions personnelles dans ce débat ? L’organe du cabinet russe s’adresse au public, et c’est le public qu’il doit convaincre. Or l’opinion publique n’accepte que sous bénéfice d’inventaire les assertions des gouvernemens. Elle sait, en Europe, que le cabinet de Pétersbourg a fait essuyer au clergé catholique, dans les provinces qu’il a envahies, des persécutions bien autrement graves que ne le serait l’enlèvement de quelques vases sacrés, et que ces violences ont été ensuite audacieusement niées à la face de l’Europe. La chancellerie russe a de tout temps joui d’une assez mauvaise réputation sous le rapport de la véracité. Ce n’est donc pas assez d’affirmer, il faut des preuves. Voilà ce qui manque à la réponse de M. Tegoborski. On a beau réitérer les déclarations, soit officieuses, soit officielles; ne communnique pas qui veut aux faits le caractère d’authenticité. L’authenticité résulte d’un ensemble de garanties dont une publicité fibre est la première et la plus essentielle. Tant que vous écrirez du fond de votre despotisme, vous serez toujours suspect. »

M. de Tegoborski n’évalue qu’à 57 millions de francs pour l’année 1854 la diminution que devront éprouver les revenus de l’état. C’est là une hypothèse très optimiste ; mais le cabinet russe ne diffère point en ceci des cabinets de l’Occident. Ses illusions en matière de budget sont les mêmes ; il ne voit clair, comme eux, qu’à la lueur de la foudre, et il faut que les événemens se chargent de le détromper.

Suivant M. de Tegoborski, les recettes du trésor, qui étaient de 651 millions de francs en 1839, ont atteint en 1853 le chiffre de 897 millions. Un accroissement de 36 pour 100 en quatorze ans dans les revenus de l’état, en le supposant avéré, prouverait qu’en Russie comme ailleurs l’ère de la paix a favorisé le développement de la richesse. Il faudrait en conclure aussi que la guerre a déjà changé ou va bientôt changer cet état de choses, car la guerre consomme et ne produit pas.

Mais ce chiffre énorme, inattendu, incroyable de 897 millions n’a-t-il pas l’air d’être mis en avant pour le besoin de la cause ? C’est la première fois que le gouvernement russe se décide à faire connaître le revenu de l’état. Cependant, si le trésor moscovite a de pareilles rentrées, quand il a voulu emprunter à l’étranger, il eût été dans l’intérêt de son crédit d’en avertir les prêteurs; l’emprunt ne pouvait pas avoir un meilleur prospectus. Sa réserve de cette époque s’explique mal en présence de l’abandon, sans doute calculé, auquel il se livre aujourd’hui.

La franchise, après tout, n’est qu’apparente. On accuse en bloc un revenu de 900 millions de francs. Est-ce le revenu brut ou le revenu net ? On a laissé ce point important dans l’ombre. De quelles sources encore proviennent les recettes que l’on fait sonner si haut ? Quels sont les élémens du revenu public ? M. de Tegoborski n’en dit rien : il nous donne un chiffre global qui peut être échafaudé sur des nuages, quand il faudrait nous donner un budget.

Je vois bien ce qui arrête l’organe du gouvernement russe! S’il mettait sous les yeux du public les élémens du revenu, il faudrait nécessairement produire le budget des dépenses, et c’est là un secret que le cabinet de Pétersbourg veut garder. Un état n’est vraiment riche que lorsque ses revenus dépassent ses besoins. Le trésor russe aurait beau recevoir chaque année 900 millions; s’il dépense un milliard, il est pauvre, et le chemin de la banqueroute s’ouvre devant lui. La publicité des recettes et des dépenses en Russie, voilà le seul moyen d’établir que nous avons exagéré la faiblesse de cet empire, et que l’apologiste de ses finances n’en a pas exagéré la solidité. Nous acceptons l’épreuve ; M. de Tegoborski peut-il nous garantir que le gouvernement russe s’y résignera ?

Au surplus, les ressources d’un état sont en définitive celles de la population. Si la guerre diminue le commerce, trouble l’industrie et enlève les débouchés essentiels à l’agriculture d’un pays, il est impossible que ce pays, même en se saignant des quatre veines, paie la même somme d’impôts. M. de Tegoborski a trop battu les sentiers de l’économie politique pour contester des vérités aussi élémentaires; mais il biaise et cherche à les ébranler par l’accumulation de cinq ou six petits argumens qui reposent sur des faits mal compris. Suivant lui, le commerce extérieur de la Russie a peu souffert du blocus, une bonne partie ayant pris la voie de terre, et en tout cas les charretiers russes y ont beaucoup gagné. Je ne voudrais pas troubler la satisfaction patriotique de M. de Tegoborski à l’endroit des charretiers, mais je lui ferai remarquer qu’il n’est nullement certain que les acheteurs étrangers aient fait les frais de cette dépense. Le prix des denrées se règle sur le marché par le rapport qui existe entre l’offre et la demande; or l’offre a dû très souvent excéder la demande, attendu que les Anglais notamment, en se détournant des ports russes, étaient allés s’approvisionner en Australie, au Canada et aux États-Unis. Or, si l’offre a excédé la demande, les frais accessoires de transport ont dû retomber à la charge des expéditeurs; les charretiers russes ne se sont donc partagé que les dépouilles des propriétaires russes ou des marchands.

Mais voici une théorie bien autrement extraordinaire. M. de Tegoborski prétend que, le commerce extérieur fût-il absolument paralysé, la prospérité de la Russie s’en ressentirait à peine; la raison, c’est que « la valeur totale des importations et des exportations ne représente pas un sixième des viremens du commerce intérieur. » Dans toutes les contrées, les échanges que font entre eux les habitans d’un même pays ont une importance bien supérieure à la somme des échanges qu’ils font avec les pays étrangers; cela ne veut pas dire cependant qu’ils pussent renoncer sans dommage à ces rapports que la diversité des climats, des aptitudes et des produits établit entre les nations. La Russie, en y renonçant volontairement ou contre son gré, fera même un sacrifice plus grand que tout autre peuple, car l’importance de ces relations tenait bien plus à leur nature qu’au chiffre d’affaires qu’elles représentaient. La Russie était payée, six mois ou même une année à l’avance, des marchandises qu’elle envoyait au dehors. Le commerce extérieur fournissait ainsi le fonds de roulement à l’aide duquel marchait le commerce intérieur lui-même; c’était en quelque sorte le moteur de toutes les transactions. Ce moteur disparaissant aujourd’hui, je ne donnerais pas grand’chose de la machine.

Sans doute, la Russie a fait des progrès, mais ce sont les progrès d’un pays pauvre. Comment peut-on nous vanter sérieusement la richesse d’une contrée qui est encore de tant de côtés un désert à défricher et à peupler! Eh quoi ! vous comptez à peine onze habitans par kilomètre carré; la vie moyenne chez vous n’est que de vingt ans, ce qui présente des ressources bien peu durables pour recruter de nombreuses armées; la bourgeoisie russe ne fait que de naître; la noblesse est endettée; les paysans en sont réduits à l’état de servage, ou vivent dans les liens d’un communisme qui est la pratique des plus immorales comme des plus sauvages théories; l’industrie est une œuvre artificielle éclose sous la protection des tarifs; l’agriculture, à l’exception du royaume de Pologne, se maintient dans les rudimens de l’état patriarcal. Les forêts, les steppes et les marais occupent les cinq sixièmes du territoire. Et vous imaginez qu’un sol aussi mal préparé vous fournira les moyens de lutter contre les puissances de l’Occident, qui ont en abondance tout ce qui vous manque ou vous manquera bientôt : des hommes et de l’argent ! Quelques chiffres que M. de Tegoborski tienne en réserve pour appuyer cette prétention, elle est de tous points insoutenable.

Il est vrai que l’organe du gouvernement russe ne se tient pas toujours à cette hauteur. Dans une autre partie de sa réponse, M. de Tegoborski cherche à démontrer que le trésor n’aura pas à faire des sacrifices aussi considérables, et qu’il lui suffira d’ajouter à l’effectif quatre cent mille hommes, aux dépenses 200 millions de francs. Nous contestons sans hésiter la base de ces calculs. M. de Tegoborski nous apprend que les évaluations du budget, en ce qui concerne les dépenses de la guerre et de la marine en 1854, s’élèvent à 394 millions pour un effectif de huit à neuf cent mille hommes. Or chacun sait la différence qui existe entre les prévisions et les faits. Quoique la Russie n’ait pas et n’ait jamais eu huit cent mille hommes sous les armes, elle n’a jamais comblé que par des emprunts le déficit que les dépenses de son état militaire amenaient dans son budget. Si le gouvernement prévoit 400 millions de dépenses ordinaires pour le chapitre des armemens, on peut mettre 500 millions sans crainte de se tromper. Quant aux quatre cent mille hommes dont M. de Tegoborski reconnaît qu’il faut augmenter l’effectif pour faire face aux nécessités de la guerre, nous ne saurions pas davantage adopter ses calculs, qui portent la dépense à 4 ou 500 francs par tête de soldat Ce n’est pas ici le lieu d’examiner ce que coûte à chaque puissance l’armée qu’elle entretient; mais personne n’admettra que, même en Russie, même en ne donnant pas de pantalons aux soldats, comme cela s’est vu dans l’armée du maréchal Paskiévitz en Hongrie, et au risque de voir le choléra emporter ces malheureux par milliers, cette dépense puisse descendre à 400 francs par tête. M. de Tegoborski oublie encore qu’un soldat en campagne coûte beaucoup plus qu’un soldat en garnison. L’Angleterre a dépensé 100 millions de francs à transporter en Orient le personnel et le matériel de son armée, et la Russie, qui n’a plus la voie économique et prompte de la mer, la Russie, qui est obligée de réunir des milliers de chariots quand elle veut seulement transporter des troupes d’Odessa à Sébastopol, ne porterait rien en ligne de compte pour un chapitre aussi absorbant ! Mais quand les longues marches font périr les hommes, n’est-ce pas un capital qui périt pour le trésor et qu’il faut remplacer ? Le gouvernement russe ressemble à ces fils de famille qui se croient toujours riches parce que, ne tenant pas note de toutes les richesses qu’il dissipent, ils ne savent jamais au juste de combien leurs dépenses excèdent leurs revenus.

M. de Tegoborski trouvera donc bon que j’insiste ; si le gouvernement russe veut continuer la guerre, il devra pourvoir chaque année à un déficit d’au moins 500 millions. Un pareil fardeau n’excède-t-il pas ses forces ? Nous l’avons pensé, et il nous a semblé que cette opinion avait de l’écho. Cependant la foi de M. de Tegoborski est intrépide : à l’entendre, la Russie comblera ce déficit, « dût-elle augmenter sa dette d’un ou deux milliards de francs. » Sur ce point, notre incrédulité n’est pas ébranlée. Si la Russie avait dû trouver aussi aisément à emprunter parmi les sujets de son empire, elle ne se serait pas adressée constamment à l’étranger. Je ne crains pas d’avouer que la France, qui est un pays riche, ne pourrait pas défrayer pendant longtemps un emprunt annuel de 500 millions. Comment veut-on que la Russie, qui est un pays pauvre, généralement très pauvre, où la fortune mobilière commence à peine à se développer, où l’on n’emprunte et ne place que sur la terre, où la civilisation, en un mot, est encore dans les limbes, fasse ce que la France ne ferait pas ou ne ferait qu’en s’épuisant et avec une extrême difficulté ?

M. de Tebogorski n’espère pas sans doute que je prenne pour des ressources actives toutes les valeurs qu’il énumère comme appartenant à l’état, telles que des forêts, des salines, des usines, des lavages aurifères. On ne vend pas des biens-fonds en temps de guerre. Dans des époques plus tranquilles, ces propriétés trouveraient même bien peu d’acquéreurs. Est-ce que le sol manque aux propriétaires en Russie ? Ce qui leur manque, ce sont les capitaux à l’aide desquels on met la terre en valeur, et les connaissances spéciales, autre capital non moins précieux que le premier. Nous conseillons fort à M. de Tegoborski de ne pas faire un budget des valeurs territoriales que possède le gouvernement russe, car ce budget irait rejoindre dans l’estime publique celui dans lequel le gouvernement provisoire proposait à l’assemblée, constituante de tirer parti des terrains retranchés sur la largeur des routes ainsi que des lais et relais de mer.

Le gouvernement a voulu être tout en Russie : l’état réduit en monopole dans ses mains non-seulement le pouvoir, mais encore le crédit et la circulation de l’argent. Son châtiment sera de trouver la nation aussi accablée et frappée de la même impuissance que lui dans les jours difficiles. Quand il manquera d’argent, tout le monde en manquera, et la ruine de son crédit entraînera celle de tous les établissemens ainsi que de tous les individus. Dans les pays libres et industrieux, comme l’Angleterre, la Belgique et la Hollande, quand l’état éprouve des embarras, il fait retraite vers le terrain fécond des ressources individuelles. En Russie au contraire, en dehors de l’état, il n’existe rien, ni forces, ni ressources. Et lorsque la guerre aura dévoré cette réserve métallique qui est encore, selon M. de Tegoborski, d’environ 600 millions de francs, il ne restera plus que le papier-monnaie. Or l’expédient du papier-monnaie, pour la nation qui l’emploie, c’est invariablement la fin du monde.

Nous touchons au côté le plus grave et au point culminant de ce débat. Il s’agit de savoir, non plus si le cabinet de Pétersbourg trouvera des ressources pour continuer la guerre longtemps, mais bien s’il ne doit pas succomber plus tôt que plus tard sous le poids des engagemens qu’il a déjà contractés. Nous avions montré que le danger le plus imminent pour le crédit de la Russie consistait dans l’énormité de sa dette flottante, qui égale, ou peu s’en faut, la dette fondée de la France, et que, soit à titre de débiteur direct, soit à titre de garant, il était exposé à rembourser, à la première réquisition de ses créanciers, une somme qui représente la valeur des espèces qui circulent dans toute l’Europe, environ cinq milliards de notre monnaie. Cette démonstration reposait sur des documens authentiques, émanés du gouvernement russe lui-même; il était donc bien difficile de contester ou de se réfugier derrière des équivoques : aussi le gouvernement russe ne le tente pas, mais il a recours à un subterfuge assez curieux, et qu’en terme de palais on appellerait, je crois, un déclinatoire.

M. de Tegoborski nous dit à peu près en somme : « Vous avez raison, les faits sont tels que vous les exposez, et vous défendez les vrais principes. Un état chargé d’une dette flottante de cinq milliards doit sombrer à la première crise; mais la Russie est un pays à part, les conditions de crédit n’y sont pas les mêmes que dans l’Occident, c’est un malade qui résistera à un accès qui emporterait des gens robustes. »

Sans doute il ne faut pas se laisser prendre à ce vernis de civilisation qui recouvre l’épiderme moscovite. Les Russes ont encore beaucoup de chemin à faire pour atteindre à notre niveau. C’est, comme on l’a dit avec raison, une nation du XVIe siècle en présence des peuples plus intelligens et plus instruits du XIXe; mais je vois là des différences de degré et non de nature. Les Russes ne nous égalent assurément ni dans les sciences, ni dans le commerce, ni dans l’industrie, mais enfin ils ne restent pas étrangers au mouvement qui entraîne l’Europe : ils vendent et achètent, produisent et consomment, et ils introduisent tant qu’ils peuvent le crédit dans leurs transactions. Le crédit de la Russie demeure bien inférieur à ceux de l’Angleterre et de la France, mais elle n’a trouvé des prêteurs qu’aux mêmes conditions, c’est-à-dire en remplissant fidèlement et ponctuellement les engagemens qu’elle contractait.

M. de Tegoborski veut-il dire que, la guerre s’échauffant et les affaires, par suite, étant en souffrance, le peuple russe ne fera pas ce que tout autre peuple ferait à sa place : qu’il continuera à verser de l’argent en dépôt dans les caisses publiques, au lieu de retirer les sommes qu’il a déposées, et que la confiance à l’abri de laquelle circulent 1,200 millions de billets de crédit en petites coupures ne sera pas altérée ? Cette prétention ne supporte pas l’examen. D’abord en fait, et de l’aveu de M. de Tegoborski lui-même, la somme des retraits, depuis la déclaration de guerre, dépasse de plusieurs millions de roubles (environ 24 millions de francs) celle des nouveaux dépôts. La gêne publique augmentant, les dépôts s’arrêteront nécessairement tout à fait, tandis que les retraits deviendront plus considérables et plus nombreux. Quand les déposans ne pourront plus vivre de leur revenu, il faudra bien qu’ils échancrent le capital.

Le gouvernement précipitera la crise lui-même. Il a déjà demandé, il demandera encore de l’argent aux contribuables, soit sous la forme de dons volontaires, soit sous celle d’impôts additionnels, soit sous celle de réquisitions. Or les contribuables, auxquels la guerre enlève les débouchés de leurs produits, n’amassent pas de capitaux et ne font pas d’économies. Comment pourront-ils répondre aux exigences du gouvernement sans retomber sur les établissemens de crédit et sans retirer les sommes qu’ils leur ont confiées ? Ces établissemens à leur tour, qui ont immobilisé ou prêté à l’état les valeurs dont ils étaient nantis, s’adresseront au gouvernement, qui est à la fois débiteur personnel et garant de la dette. Comment l’état remboursera-t-il ? Par une émission extraordinaire de billets de crédit ? Mais alors nous tombons dans le régime des assignats. Par une émission de rentes ? M. de Tegoborski y a pensé; mais d’abord cela ne donnera pas aux créanciers remboursés les moyens d’acquitter les nouveaux impôts : ce ne sera pas de l’argent; ensuite il est à craindre que, pour éviter une banqueroute totale, l’état ne fasse une banqueroute partielle, en livrant à ses créanciers des valeurs qui seront infailliblement dépréciées. On le voit, les gouvernemens despotiques, quand ils se trouvent dans l’embarras, ne procèdent pas autrement que les révolutions. C’est là ce que nous apercevons de plus clair dans la réponse du publiciste russe.

Un dernier mot. M. de Tegoborski, en terminant son apologie, nous fait remarquer qu’il n’est ni adroit ni prudent de dissimuler ou de rabaisser, de parti pris, les forces de ses adversaires. Cette tactique n’est pas à notre, usage. Nous ne cherchons pas à inspirer aux gouvernemens de l’Occident une fausse sécurité. Nous leur conseillerions bien plutôt d’exagérer la prévoyance et de multiplier les préparatifs. On gagne toujours à regarder les difficultés en face, à mesurer les moyens d’action à la grandeur des obstacles. Une guerre avec la Russie est une entreprise sérieuse et difficile qui exige l’emploi de toutes nos ressources et de toute notre énergie.

Mais en même temps il ne faut pas permettre à l’ennemi de propager des illusions en sens contraire. Depuis plus d’un demi-siècle, la politique de la Russie s’évertue, à l’aide d’un mystère calculé et de fictions hardies, à répandre l’idée de sa domination comme celle d’une puissance irrésistible et en quelque sorte surnaturelle. On nous dit sans cesse, quoique rien ne ressemble moins à la vérité, qu’elle dispose en temps de paix d’un million de soldats. On représente l’ordre européen comme n’existant que par sa tolérance, et peu s’en faut que l’on ne mette à la place de la Providence, qui règle le sort des empires, la volonté de l’empereur Nicolas. En un mot, on cherche à effrayer l’Europe par toute espèce de fantômes, et l’on agit avec elle comme les Chinois qui peignent des monstres sur leurs drapeaux pour effrayer leurs ennemis dans le combat.

Ce sont ces fantômes de la politique russe que j’ai voulu dissiper. J’ai cherché les côtés faibles d’un pouvoir que je consens bien à croire colossal, mais que je ne crois ni à l’épreuve du temps, ni à l’abri de la corruption, ni, pour tout dire, invincible. Cette faiblesse n’était que trop visible, et je n’ai pas eu de peine à la découvrir. La Russie s’organise pour la conquête, quand ses besoins et ses témérités la condamnent à la paix. Elle ne peut ni faire la guerre, à la façon de Gengis-Kan, avec des torrens d’hommes, car la population civile lui manquerait, ni la conduire avec la force disciplinée et savante des nations civilisées, car il faut pour cela beaucoup d’argent. Elle marche au combat, enlacée dans les replis d’une dette flottante qui la paralyse : il lui faudrait, pour sortir d’embarras, des succès immédiats et décisifs, que je ne lui souhaite pas, et qui ne sont guère probables. Le temps est contre elle, la justice la condamne; nous pouvons attendre avec confiance le jugement de Dieu.


LÉON FAUCHER.

  1. Nous recevons de Saint-Pétersbourg, comme un appel à la liberté de discussion et à notre impartialité, le document qu’on va lire, en réponse à l’étude de M. Léon Faucher sur les Finances de la Russie. Nous puisons surtout dans les graves complications où l’Europe se voit placée la raison d’accueillir ce document. Notre pays et les gouvernemens de l’Occident n’ont-ils pas un intérêt manifeste à connaître les faits et les argumens que les publicistes russes croient pouvoir opposer aux publicistes de la France et de l’Angleterre ? Est-il besoin d’ajouter d’ailleurs que le document russe va fournir une réplique péremptoire à M. Léon Faucher ? (N. d. D.)
  2. Tome VIII, livraison du 15 août 1854.
  3. Le cours des fonds russes à la bourse de Londres semble justifier cette inquiétude du gouvernement anglais, car, malgré la guerre survenue entre les deux pays, le 5 pour 100 russe y est côté à peu près au pair.
  4. La valeur du rouble-argent est tombée de 4 fr. à 3 fr. 8 cent.
  5. Les anciens assignats n’auraient jamais essuyé la dépréciation qu’ils ont successivement éprouvée, si on avait eu pour les caisses d’échange un fonds métallique équivalent à un cinquième ou à un sixième de la masse du papier en circulation. Or la réserve métallique actuelle est encore de plus de deux cinquièmes. Il s’est produit dans l’histoire de la dépréciation du papier-monnaie en Russie un fait très remarquable, c’est qu’au milieu des progrès de la guerre d’invasion en 1812, pendant qu’on ne pouvait changer les assignats aux caisses publiques que contre la monnaie de cuivre, le cours de ce papier a monté de plus d’un pour 100. Il était de 23,8 pour 100 au mois d’avril, et de 24,9 pour 100 au mois de décembre. « 
  6. Sans la Finlande et le royaume de Pologne.
  7. Cette somme, répartie sur une armée de 8 à 900,000 hommes, donne en moyenne environ 100 roubles ou 400 francs par tête, tandis que M. Léon Faucher compte probablement, d’après l’entretien du soldat français, 1,000 francs par tête.
  8. Voir sur ce sujet les données authentiques insérées dans la feuille déjà citée du Journal de Francfort du 9 juillet.
  9. Nous ne faisons ici allusion, bien entendu, qu’aux auteurs de bonne foi et non à ceux qui, mus par un sentiment hostile ou par un intérêt de parti, se sont attachés à dénigrer ce pays.
  10. On sait ce qu’elle a coûté en France.
  11. Voyez ce qui a été dit plus haut sur ce sujet.
  12. En 1812, lorsque la Russie était envahie par les armées ennemies, le crédit des banques n’a pas été sérieusement ébranlé; le pays s’est relevé rapidement, plus fort que jamais, de cette guerre colossale, et pourtant les ressources de l’état étaient bien minimes à côté de celles dont il dispose maintenant.