Les Flûtes alternées/À un jeune Poète

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VII

À UN JEUNE POÈTE


Ton livre jeune et frais, aimé des cœurs fidèles,
Poète, est comme un nid plein de chansons et d’ailes,
De senteurs, de clartés, d’aurore, de printemps.
Du fond de mon hiver, en tes strophes j’entends
Le chœur voluptueux des voix qui me bercèrent.
J’y vois ressusciter mes jours qui s’effacèrent
Comme l’ombre des bois sur les coteaux. Tu ris
De rencontrer Néère égarée à Paris
Ou Glycère à Lesbos, et tu fais dans l’églogue
S’éterniser l’ardent et furtif dialogue
Des amoureux qui vont sous les arbres secrets.
Toujours un cœur s’émeut et bat quand tu parais ;
Ton baiser comme un souffle errant et libre joue
Parmi les plis légers des tuniques, dénoue

Les cheveux, se parfume, effleure les seins nus
Et se disperse. On sent en tes vers ingénus
Des abeilles vibrer et des roses éclore.
Ta maîtresse a vingt ans ; elle est belle et t’adore ;
Tu l’aimes ; mais parfois, volage, enivré, fou,
Ton amour, qui s’échappe et fuit on ne sait où,
À ses ailes d’azur rapporte un peu de fange.
Et souvent on distingue une larme qui frange
Tes cils, ainsi qu’en mai restent, diamants clairs,
Des gouttes de rosée au bout des roseaux verts.

Joie, orgueil, volupté, chantent dans ton poème ;
Un cœur s’épanouit et la jeunesse sème
À pleines mains les fleurs, les rires, les oublis
Dans ces pages d’Avril que, pensif, je relis.
Oui, pensif. Car je cherche et ne trouve point. Être
Comme Tytyre assis dans l’herbe, au pied d’un hêtre,
Guetter Amaryllis, sur la flûte à sept trous,
Dès l’aube, moduler un chant léger et doux,
Surprendre au fond des bois des groupes et des danses,
S’éblouir et jeter au vent ses confidences
Ainsi que l’alouette en montant au ciel bleu,
Jeune homme ! c’est charmant, c’est divin, mais c’est peu.

Lorsque les flots, gonflés de haine et de colère,
Poussent éperdument le vaisseau séculaire
Vers la rive brumeuse et les obscurs rochers,
Lorsqu’on vous voit à peine, en la nuit, ô nochers !
Étreindre la suprême et formidable épave,
Lorsque l’heure est si pleine et si sombre et si grave,
Je cherche dans tes vers l’écho rude et vivant
De la tempête humaine et du sinistre vent,
Ô Poète ! On combat, on pleure, on saigne, on souffre,
On tombe ; on a faim, soif, et froid ; l’énorme gouffre
Attire l’homme. Ciel, enfer ? Il ne sait pas ;
Il vit et meurt. Et toi, n’entends-tu point les pas
De l’irrassatiable et tragique rôdeuse ?
Ton œuvre à la souffrance, en son ombre hideuse,
Chante-t-elle à mi-voix l’hymne de la pitié ?
A-t-elle un mot d’espoir pour l’homme châtié
Que l’expiation rend parfois vénérable ?
Ton ivresse peut-être offense un misérable ;
Et tu passes joyeux, mais aveugle, riant,
Égrenant des chansons, mais vainement bruyant,
Amant, mais non pas homme.

Aime ! Mais pense, écoute

La plainte du blessé sur le bord de la route,
Les râles, les rumeurs, les clameurs, les sanglots,
Le hurlement profond qui sort des vastes flots,
Le sourd frémissement des choses et des âmes.
Les musiques, les fleurs, les ondes et les femmes
Sont douces. Aime-les ; sois jeune, heureux, épris,
Je le veux ; mais sois grand, même quand tu souris,
Poète ! et que parfois ton œuvre, spectatrice
Du drame universel, se trouble et s’assombrisse
Ainsi qu’une forêt où se taisent les nids,
Tandis que, secoués de frissons infinis
Plus haut que l’ouragan qui hurle et se lamente,
Les chênes orageux grondent dans la tourmente.