Les Flûtes alternées/Idylle

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Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 81-86).
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II

IDYLLE


I

LE BOIS.


L’été brûle les champs ; midi torride embrase
D’une fauve clarté la plaine immense et rase ;
L’alouette descend de l’azur ; la perdrix
Sans crainte se blottit dans les sillons fleuris
Et le lièvre gîté dort dans les trèfles roses.
Sous le ciel accablant les guérêts sont moroses.
Nul souffle dans l’air bleu ; nul frisson dans les blés.
Et déjà les troupeaux près du pâtre assemblés,
Sous les noyers trapus cherchent une ombre avare.
Vois ; les prés sont déserts où sèche une herbe rare,

Nisa ! Daphnis t’appelle, et tes brebis, enfant !
Une par une ont fui le sol noir qui se fend,
Et, tête basse, œil clos, se pressent à l’orée
Du bois propice. Viens ! Voici la fraîche entrée
Où le lierre s’enroule aux troncs de deux ormeaux.
Sous le portique vert formé par leurs rameaux
Un sentier vague, étroit, solitaire, s’enfonce,
Bordé par la pervenche et coupé par la ronce.
Le bois se fait plus sombre et plus secret pour nous ;
Suis-moi ; nouant ta robe autour de tes genoux,
Crains la branche épineuse et la pourpre des mûres.
La lumière, en filtrant au travers des ramures,
Sème des gouttes d’or sur la bruyère en fleur
Et sur ton front, brillant et rose de chaleur,
Semble allumer parfois une rapide étoile.
Au cœur de la futaie où l’ombre tend son voile,
Au cœur du bois profond où nul rayon ne luit,
Entre. Plus de fraîcheur tombe avec plus de nuit
Du dôme vénérable et sinistre des chênes.
Mais ne crains rien ; poursuis. Aux clairières prochaines
Les Satyres émus tout à coup suspendront
Leur danse, et, s’éveillant, les Dryades diront,
En te voyant si jeune et si blanche et si belle :
— Daphnis conduit Nisa ; Daphnis frémit pour elle ;

Les agneaux de Daphnis paissent avec les siens ;
Sur leurs troupeaux unis veillez, veillez, ô chiens !


II

LA GROTTE.


Viens ! Je sais tout au fond du bois qui nous accueille
Un lieu plus frais encor, plus discret, où la feuille
Frissonne au lent baiser d’un zéphyr immortel,
Un asile azuré, plein de silence et tel
Qu’une Déesse même en chérirait les ombres.
Parmi des rocs moussus et d’humides décombres,
Une grotte ignorée ouvre un porche arrondi.
Un ruisseau murmurant, coulant du seuil verdi,
S’échappe dans les joncs. Écarte le saule ; entre,
Nisa ! mais sans trembler, car ce n’est point un antre
Où l’on voit écumer et se tordre au milieu
Quelque fleuve indocile enchaîné par un Dieu.
Un jour mystérieux glisse par la crevasse
Du faîte. Le lotos, le narcisse vivace
Et l’iris violet et le nénuphar blanc
S’unissent pour mirer dans le miroir tremblant

D’un limpide bassin cerné de coquillages
Leurs ruisselantes fleurs et leurs luisants feuillages.
Les Nymphes, ô Nisa ! les Nymphes ont sacré
Cette grotte amoureuse et cet abri nacré.
Elles aiment, après les chasses et les courses,
À sentir sur leurs pieds le clair frisson des sources,
À voir l’onde perler et fuir entre leurs doigts
Et, s’approchant ensemble, à s’abreuver parfois
Au fluide cristal que crache de sa bouche
Le vieux masque joufflu d’un Ægipan farouche,
Par un pasteur subtil dans la paroi sculpté.
Les Nymphes sont tes sœurs, Nisa ! par la beauté.
Imite-les ; franchis la rocailleuse enceinte,
Où, tous deux, en nos mains, recueillant l’eau qui suinte,
Nous ferons, oubliés, timides et pieux,
Une libation à de modestes Dieux.


III

LE BAIN.


Hélas ! Nisa s’enfuit ; Nisa dans l’ombre terne
Disparaît. Je la cherche et j’emplis la caverne

De l’inutile écho de mes cris éperdus.
Nisa ! chère Nisa ! Sur le sable épandus,
Voici ses vêtements de lin ; là, sur les dalles,
La tunique innocente à côté des sandales.
L’onde est traîtresse, hélas ! et le gouffre est profond.
Mais sur l’autre rivage, en cet angle que font
Deux rochers écartés surplombant l’eau blémie,
C’est elle ! Je la vois. Silence ! Ô grotte amie,
Cache l’heureux Daphnis aux regards de Nisa !
Belle comme Psyché que Kypris jalousa,
Chaste comme Artémis par Actéon surprise,
Nisa sur les degrés qu’un reflet rose irise
Pose un pied délicat aux ongles de carmin.
Elle hésite ; et, confuse et voilant de sa main
Ses jeunes seins fleuris qui tenteraient l’abeille,
Au flot voluptueux livre sa chair vermeille.
Ô rêve ! ses cheveux sur sa nuque assemblés,
Tels que des pampres d’or tordent leurs nœuds bouclés :
L’aubépine a neigé sur sa candide épaule ;
Sa taille a la souplesse onduleuse du saule
Aux brins gonflés de sève et récemment taillés.
Ô perles de l’eau vive au long des bras mouillés !
Ô genoux scintillants ! Ô nudité divine !
Ô secrètes blancheurs que mon amour devine

À travers l’eau qui s’ouvre en tourbillons d’azur !
Nisa ! j’écarterai le Faune à l’œil impur
Qui d’un souffle lascif émeut la solitude.
Et moi seul, étendant mon manteau de poil rude
Sur la rive sonore où tu t’attarderas,
Palpitant et charmé, je te tendrai les bras ;
Et, tandis que brillant et tout humide encore
Du parfum virginal de l’eau qui s’évapore,
Ton beau corps chargera d’un poids fragile et doux
Le lit de mousse fraîche et de joncs, à genoux
Près de toi, librement, ô vierge belle et nue !
Ton Daphnis poursuivra sur ta lèvre ingénue
La libellule agile et frêle du baiser,
Et, frémissant d’amour et fier enfin d’oser,
T’initiera, dans l’ombre à jamais fortunée,
Aux jeux divins d’Éros, père de l’hyménée.