Les Flûtes alternées/Le Sanglier

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Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 87-88).
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III

LE SANGLIER


Nisa, puisque l’amour s’envole à tire d’aile,
Comme un oiseau léger, de ton cœur infidèle,
J’entrerai, seul et nu, dans l’épineux hallier
Que, depuis trois hivers, hante un noir sanglier.
Le bûcheron qui marche au bord du taillis sombre,
Lorsque le soir descend, l’entend grogner dans l’ombre
Et tremble ; le chasseur retient ses chiens sanglants,
Car le monstre, nourri de faînes et de glands,
Plus ardemment s’élance, et du sang des blessures
Rougit l’ivoire aigu de ses défenses dures.

Dédaignant l’arc solide et le fer et l’épieu,
J’irai jusqu’au profond roncier dont le milieu
Se creuse en bauge. Et là, soudain, la bête énorme,

Écartant les buissons de sa hure difforme,
Bondira, menaçante et plus rapide encor
Que le vent automnal parmi les feuilles d’or.
Je verrai sur le dos croître l’horrible peigne
Et tout à coup ma chair, ô Dieux ! ma chair qui saigne,
Frémira tout entière au formidable choc.
Et le croc monstrueux sur la mousse et le roc
Épandra l’abondante et vermeille rosée,
Tandis qu’en s’échappant mon âme inapaisée
Nisa ! soupirera ton doux nom dans la mort
Et que, sept fois percé par la dent qui me mord,
Victime de tes jeux et des Éros funèbres,
Je resterai gisant dans les vertes ténèbres,
Jeune et déjà pâli, sans force, déchiré,
Mourant comme Adonis, mais n’étant point pleuré.