Les Flûtes alternées/L’Aqueduc

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Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 149-151).


III

L’AQUEDUC


Un fleuve dans l’herbe sombre,
Un fronton qui luit encor ;
Le soleil qui meurt et sombre
Dans la mer de pourpre et d’or ;

Aux solitudes muettes,
Près des pâles oliviers
D’indécises silhouettes
De troupeaux et de bouviers,

Et sur les collines, vagues
D’immobiles océans,
De hautes ruines vagues
Étageant leurs blocs géants.

 
Architectures trapues,
Piliers droits, arceaux caducs ;
Ce sont les lignes rompues
D’impériaux aqueducs

Où les monts suburbicaires
Versaient au lit surhumain
Le flot qu’épuisait naguères
La soif du peuple romain.

Le soir en tombant macule
D’ombre la face du mur
Qui paraît au crépuscule
Plus énorme et plus obscur.

Les arcades sous le lierre
Érigent séparément
Leur fraternité de pierre.
Ô vaste déchirement !

Ô débris d’où ne ruissellent
Que des larmes à présent !
Ô ruines que descellent
Les vautours en s’y posant !

 
Tout disparaît, tout s’abîme
Dans le gouffre de la nuit,
Les champs, le canal sublime
Et Rome qui l’a construit.

Mais l’ombre indulgente et triste
Vous laisse, ô mornes lambeaux !
L’illusion qui persiste
Sur la terre des tombeaux.

Car un souffle dans les brèches
Du vieux fleuve aérien
Fait le bruit des ondes fraîches
Qu’il roulait au temps ancien ;

Car, en poursuivant sa marche
Au firmament argenté,
La lune à travers une arche,
Pieuse, a soudain monté.