Les Flûtes alternées/Le Grand Bé

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Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 184-186).


XIII

LE GRAND BÉ


Silence ! C’est là sur la roche
Blanche d’écume, dont le flot,
Noir Cerbère, défend l’approche
En rampant autour de l’îlot ;

C’est là, sur le haut promontoire
Où l’âpre océan vient gémir,
Que dans le désert de sa gloire
Châteaubriand voulut dormir !

Loin du bruit qu’il fut las d’entendre,
Il t’a confié, sombre mer !
La garde illustre de sa cendre,
Le fardeau de son cœur amer.

 
Mer ! couché sous les herbes rases,
Qu’il écoute, le fier dormeur,
Sonner encor les grandes phrases
De l’orage et de ta rumeur !

Lune ! qu’à ta clarté pâlie
Sur le sépulcre, environné
D’un brouillard de mélancolie,
Se penche l’ombre de René !

Qu’ébranlant de leurs doigts fluides
Les harpes au chant alangui,
Des spectres mornes de Druides
Parent l’écueil de nouveau gui !

Qu’il dorme, toujours solitaire,
Comme l’aigle des océans,
Loin des murmures de la terre,
Dans le fracas des flots géants,

En face de l’immense abîme
Qui prolonge éternellement
Le rêve du tombeau sublime
Jusqu’à l’horizon écumant !

 
Clame son nom dans ton tumulte,
Ô mer ! dans le vent éploré
Disperse l’hymne d’un grand culte
En berçant un sommeil sacré !

Passe, va-t’en, reviens, reflue
Autour du sépulcre immortel
Qui seul conserve sous la nue
L’immobilité d’un autel.

Il domine, ô mer infinie !
Ta formidable immensité,
Figure altière du génie
S’isolant sur l’humanité.