Les Flûtes alternées/Nox in lumine

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Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 174-183).
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XII

NOX IN LUMINE


Ô mort du jour ! Ô crépuscule !
Dans le ciel de flamme et de sang
Le soleil monte, comme Hercule
Sur le bûcher resplendissant.

Une mer sur d’ardents rivages,
Déferle et bat de flots pourprés
Des promontoires de nuages
Par le vent brusque déchirés.

Puis tout s’éteint, tout devient morne,
Trouble, indécis, obscur, les eaux,
Les bois, les champs, l’étang que borne
La silhouette des roseaux.

 
Par les sentiers, dans l’herbe sombre,
Le faucheur revient à grands pas
Et l’on entend rouler dans l’ombre
Des chariots qu’on ne voit pas.

C’est l’instant où, quand tout se voile
Et décroît au lointain bruni,
En tremblant la première étoile
Brille dans l’espace infini.

C’est l’heure sévère du rêve.
L’homme que le jour accabla
Sent que dans son esprit s’élève
Le vent sacré de l’au-delà.

Spectre nocturne dont la brise
Agite et gonfle le manteau,
Le songeur, forme vague et grise,
À pas lents gravit le coteau.

Au faîte noir de la colline
Il médite et sur un bâton
Croise les mains et, grave, incline
Sur ses mains jointes son menton.

 
Il succombe sous le mensonge,
Le mal et le destin pervers ;
Et plus il monte, plus il plonge
Dans les gouffres de l’univers.

Solitaire, au-dessus des villes,
Il se souvient. Il sait qu’en bas
Se mêle aux cris des foules viles
Le fracas rauque des combats.

Il sait ce que le bruit des armes
Éveille d’effroi dans les cœurs ;
Ce que la gloire met de larmes
Dans les yeux troubles des vainqueurs ;

Qu’au seuil glacé des portes basses
Des enfants délaissés ont faim
Et que des vierges, déjà lasses,
Quand vient la mort disent : Enfin !

La terre est l’éternel domaine
De la douleur. Ô désespoir !
Et toute la misère humaine
Pleure en lui dans la paix du soir.

 
Mais tout à coup la voûte immense
Palpite ; un astre, un astre encor !
Quelle est la main qui l’ensemence
Avec des grains d’étoiles d’or ?

Et le rêveur farouche oublie
Les choses que l’ombre contient.
Dans la lumière ensevelie,
Son âme s’épanche. Il devient

Le confident héréditaire
De la vieille nuit, le voyant
Lisant au livre du mystère
Les strophes du ciel effrayant.

Lui qui dans l’immensité guette
Des levers d’astres éclatants
Achève humblement la conquête
Qu’ébauchèrent les premiers temps.

Sa main, sur ses yeux attardée,
Refait le même geste obscur
Que les pasteurs de la Chaldée
Interrogeant l’horizon d’Ur.

 
Cet homme, égal aux Zoroastres,
Sans le savoir est aujourd’hui
Le prêtre du temple des astres
Et le mage à l’œil ébloui.

Lui qui vivait sans rien connaître,
Contemple, s’émeut et frémit.
La lueur d’en haut le pénètre ;
Il grandit, il pense ; il blêmit

Devant l’ignoré qui l’effleure,
Sous le ciel, scintillant plafond,
À la descente intérieure
D’un esprit auguste et profond.

Lorsque les cieux jaloux entr’ouvrent
Leur mystère au chercheur hagard,
Soupçonnons-nous ce que découvrent
Cette pensée et ce regard ?

Lui devant qui les sphères roulent
Comme des chars dans les cités
Tandis que par instant s’écroulent
Des avalanches de clartés,

 
Lui qui regarde et qui devine,
Lui, cet audacieux témoin,
A-t-il percé l’ombre divine
Et le secret caché si loin ?

Sait-il de quelle ardente rive
Vénus rapporte son rayon ?
De quelle fauve étable arrive
Le char d’or du Septentrion ?

De quels feux célestes se pare
Sirius ? Quel divin tyran
Éclabousse d’un sang barbare
Le cœur rouge d’Aldébaran ?

À quel foyer subtil s’embrase
Le chœur des Pléiades ? Quels nœuds
Retiennent le vol de Pégase
Dans l’espace vertigineux ?

Des frères limpides d’Hélène
Reconnaît-il les doubles fronts ?
Et cet homme, âme toute pleine
De songes que nous ignorons,

 
Peut-être voit-il, ô prodige !
Là-haut sur les faîtes vermeils
L’infaillible main qui dirige
L’armée en marche des soleils.

Aperçoit-il quelqu’un dans l’ombre
Comptant les astres familiers
Comme un pasteur qui sait le nombre
Et la place de ses béliers ?

Qui modère ou presse la course
De l’astre au hasard emporté ?
De quelle intarissable source
S’épanche le fleuve lacté ?

Ô mystère ! dans quelles règles,
Dans quelle cage aux barreaux d’or
Sont emprisonnés tous ces aigles,
La comète au splendide essor,

La planète, le météore,
L’astre fixe et l’astre qui fuit,
Le rayon que puise l’aurore
Dans l’urne noire de la nuit ?

 
Qui le sait ? Qui le sait ? En face
De ce gouffre d’or et d’azur,
L’homme, être qui s’agite et passe,
Devient grave et devient plus pur.

Et c’est lui qui parfois prononce
Les mots que nous balbutions
Et qui nous transmet la réponse
Que font les constellations.

En méditant les lois profondes,
Sans le chercher et sans prier,
A-t-il soudain parmi les mondes
La vision de l’ouvrier ?

Oh ! que révèle cet abîme
De nuit, de lumière et de feu ?
Dans la solitude sublime
Voit-on passer l’ombre d’un Dieu ?

Homme, réponds, ô forme obscure,
Qui te dresses sur la hauteur
Et que chaque soir transfigure
En un vague contemplateur ?

 
Pénètre plus loin, toi l’atôme,
Dans le mystère universel.
Va-t’en ! plane ! enfonce le dôme !
Force les portes du grand ciel !

Dis-nous, quand ta prunelle avide
Cherche la cause et la raison,
Si l’infini devient livide
Comme un orageux horizon ?

Pendant que nous scrutons la base,
Plus proche du fronton d’azur,
Comme la nôtre ton extase
Se heurte-t-elle au même mur ?

Quelle sidérale frontière
Défend l’Être, à nos yeux proscrit ?
Lorsque nous bégayons : Lumière,
L’étoile répond-elle : Esprit ?

Est-ce en vain que l’homme contemple,
Creuse et s’épuise dans l’effort ?
Ô monde, es-tu sépulcre ou temple ?
Es-tu la vie ? Es-tu la Mort ?

 
Question terrible. Ô problème !
Ô bouche close du destin !
L’homme nocturne, vague et blême,
Redescend du coteau lointain.

Semblable au dormeur qu’émerveille
La splendeur d’un rêve enchanté
Et qui tout à coup se réveille
Frissonnant dans l’obscurité,

Il rentre, effaré, dans la brume,
Plus morne et plus triste, aveuglé ;
Car jamais l’œil ne s’accoutume
Au reflet du ciel étoilé.

Ébloui du divin mirage,
Il retombe en fermant les yeux.
Ô décevant et noir naufrage
Du songeur dans la nuit des cieux !