Les Flûtes alternées/Le Serment

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Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 89-91).


IV

LE SERMENT


Rochers, gardiens obscurs de l’antique rivage,
Cèdres, pins où le vent gémit, sentier sauvage
Effacé sous la neige entre les buissons noirs,
Frais étangs où flottait la pourpre des beaux soirs,
Où se baignait l’aurore, où se mirait l’étoile,
Vallée où l’ombre croît et s’étend comme un voile,
Ondes, pierres, chemins, arbres que j’ai connus,
Vous êtes là toujours inébranlables, nus,
Frémissants, vaporeux, pleins d’oiseaux et de mousses !
Vous êtes là toujours, témoins des heures douces,
Graves comme au matin où, sous le ciel clément,
Vous avez entendu mon éternel serment.

J’ai dit : — Que désormais mon cœur, joyeux ou morne,

Ait l’immobilité profonde de la borne
Qu’érige un laboureur à l’angle de son champ.
Qu’il soit comme le lierre à la tour s’attachant,
Fidèle comme vous au jardin séculaire,
Termes ! comme une haute et tranquille galère
A l’ancre pour toujours dans le havre espéré !
Puisque j’ai vu fleurir sur un front adoré
Cette fière beauté que l’amour éternise,
Ô ciel ! puisqu’il est vrai que mon âme agonise
Lorsque les yeux que j’aime, un instant pleins d’émoi,
Dieux dont je suis jaloux ! se détournent de moi ;
Puisqu’une fois l’aveu, murmuré dans la fièvre,
En un baiser muet s’acheva sur sa lèvre,
Nulle autre n’entendra les mots qu’elle entendit.
Et j’ai dit : — Que les ans s’arrêtent ! — Et j’ai dit :
— La faulx du temps s’ébrèche à cette heure immortelle.
Le doux nom qu’en tremblant j’ai gravé sur la stèle
S’effacera ; les champs oubliés seront verts,
Diaprés, fleuris, blancs de neige, et les hivers
Arracheront la feuille aux sinistres ramures,
Et les fleuves figés tariront leurs murmures
Sans que rien ne se fane en mes yeux ni mon cœur.
Comme un astre vivant, le souvenir vainqueur
Luira dans l’ombre chaste où décroîtra ma vie.

Et, quand de la demeure où la mort nous convie,
Vieillard au front ridé, fantôme à peine humain,
D’un pas toujours plus bref je suivrai le chemin,
Arbres chenus du parc, pierres inébranlées,
Eaux qui fuirez toujours dans les mêmes vallées,
Vous me reconnaîtrez quand je viendrai, le soir,
Solitaire et songeur, sur l’humble banc m’asseoir,
Et direz, vous, ruisseaux, avec la voix des ondes,
Vous, avec le frisson de vos branches profondes,
Ô chênes ! — Il aima d’un amour immortel,
Et son cœur, en brûlant devant un seul autel,
Lorsque tout croule, meurt, s’éteint ou s’évapore,
Nourrit le même feu qu’à la première aurore.