Les Flûtes alternées/Les Chansons des Hommes

La bibliothèque libre.


III

LES CHANSONS DES HOMMES


I

LES FAUCHEURS DE BLÉ.


Lorsque l’aurore à peine allume
Les crêtes roses des coteaux,
Nous battons les faulx sur l’enclume
Au rhythme bref de nos marteaux.

Nous sommes les faucheurs des gerbes,
Des gerbes d’or qu’émeut le vent.
Notre faulx dans les blés superbes
Réfléchit le soleil levant.

 
Nos fronts sont bruns et nos bras rudes.
Nos pas sont lourds dans les moissons
Et nous laissons des solitudes
Derrière nous quand nous passons.

À l’œuvre ! Il faut le pain aux bouches.
Tombez, tombez, ô gerbes d’or !
Tombez sous les tranchants farouches !
La vieille terre est bonne encor.


II

LES CHASSEURS.


Dans les forêts, dans les plaines sans borne,
De l’aube à la nuit,
Chassons au bruit de nos trompes de corne
La bête qui fuit !

 
Elle dormait tranquille sous les branches,
Auprès des étangs.
Son sang bientôt rougira les dents blanches
Des chiens haletants.

La bête est prise ; elle lutte et chancelle
Sous les clairs épieux.
Léchez la pourpre ardente qui ruisselle,
Ô chiens furieux !

Bons compagnons ! suivez-nous vers la grotte
Où, quand vient le soir,
Les grands vieillards, ceints d’une peau qui flotte,
Sont joyeux de voir

Se hérisser de monstrueux pelages
Pleins de trous récents
Et pendre au bord des brancards de feuillages
Des mufles puissants.


III

LES PIRATES.


Les heures vides sont ingrates
Et lentes, lentes dans le port.
Soufflez, aquilons ! Les pirates
Embarquent la joie à leur bord.

Ils vont, ils volent. Les étoiles
Sont leurs phares ; les lourds vaisseaux
Gonflent en vain toutes leurs voiles.
Les pirates sont des oiseaux,

Des oiseaux que la mer enivre
Et que la tempête nourrit.
La terre est étroite ; il faut vivre ;
La liberté fait le prescrit.

 
Sont-ils cruels ? Sont-ils infâmes ?
Qui le sait ? Mais ils sont galants
Puisqu’ils rirent aux bras des femmes
Des bracelets étincelants.

Ils sont honnêtes, quoiqu’on dise,
En vendant aux pachas repos
Des vierges, rare marchandise
Confiée à des noirs lippus.

Le pirate qui s’aventure
Des Colonnes à l’Hellespont
Aime le vent dans la mâture
Et des filles dans l’entrepont.


IV

LES SOLDATS.


À quoi nos essors ressemblent ?
Au vol soudain des vautours.
Quand nom passons dans les bourgs
Les pierres des maisons tremblent.

 
Tour à tour nous saccageons
Les caves et les bastilles.
Nous trouvons les belles filles
Moins faibles que les donjons.

Le vin rouge au sang se mêle
Sur nos pourpoints tout roidis.
Héros, soldats ou bandits,
La gloire est notre femelle.

Quand nous dormons sur nos sacs,
Dans les fossés, sous les porches,
Les chaumières sont les torches
Joyeuses de nos bivouacs.

Nous partageons, au lieu d’orge,
Du froment à nos chevaux.
Fils ! à chacun ses travaux ;
L’un moissonne, l’autre égorge.

Nous chantons, et les corbeaux
Croassent, dans la nuit sombre,
Autour des meules sans nombre
De cadavres en lambeaux.

 
Par Bacchus et Dieu ! nous sommes
Ouvriers à nos façons.
Laissez, faucheurs des moissons,
Travailler les faucheurs d’hommes !


V

LES FOSSOYEURS.


Ô Nature ! où donc vont ces éphémères ?
L’un s’éveille et chante, aime et disparaît,
L’autre a les yeux pleins de larmes amères,
Tous, sous le grand ciel, marchent sans arrêt.

Tous, le dur soldat, l’amant et la vierge,
Tous ceux qu’illumine ou pâlit le sort,
Tous auront leur lit dans la même auberge
Dont l’hôtesse avide est la vieille Mort.

 
Tous, livrés aux becs des vautours voraces
Ou sous le granit pompeux d’un tombeau,
S’évanouiront sans laisser de traces
Comme lorsqu’un souffle éteint un flambeau.

Nous, les fossoyeurs, nous creusons la fosse ;
Chacun fait son œuvre et nous et les vers.
Un trou que l’on bouche, un tertre qu’on hausse,
Et la fleur fleurit et les prés sont verts.

Tout meurt, amour, gloire et beauté charnelle.
Nous seuls, pourvoyeurs du blême néant,
Entassons sans fin la gerbe éternelle
Que jette la mort au charnier béant.


VI

LES AMANTS.


Qu’importe si la vie est brève
Comme un jour d’hiver ? Nous croyons
Que l’amour est le plus beau rêve,
L’astre ayant le plus de rayons.

 
Loin de nous les soucis moroses,
Les terreurs et les remords vains !
Nous cueillons aux rosiers des roses,
Aux lèvres des baisers divins.

Vous dites que tout penche et tombe
Dans le gouffre ouvert sous nos pas.
Notre âme est comme une colombe
Que la terre ne connaît pas.

En son cœur entendre une lyre
Frémissante, sous le ciel bleu
S’égarer, s’enivrer, élire
L’immortel amour pour seul Dieu.

C’est la loi splendide et suprême ;
Aimer, c’est devenir meilleur ;
C’est ignorer que l’homme sème
Le mal au champ de la douleur ;

C’est sentir son âme féconde
S’ouvrir au mystère béni
Et s’évader hors du vieux monde
Dans la lumière et l’infini.

 
C’est l’essor de vie et de gloire,
La mort fuyant, l’orgueil joyeux
D’éclairer l’immensité noire
D’un flamboiement prodigieux.

Comme l’aube nous sommes chastes,
Éclatants comme le grand jour,
Étoilés comme les cieux vastes,
Invincibles comme l’amour.