Les Flagellants et les flagellés de Paris/I

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Charles Carrington (p. 1-19).
Les Flagellants
et
les Flagellés de Paris

PREMIÈRE PARTIE

— Chacun prend son plaisir où il le trouve. — La loi des contrastes. — La femme aux crabes. — La baronne d’Ange. — Le prince de Bismarck. — Étrange aventure. — La femme à la tête de mort.




CHAPITRE I
Chacun prend son plaisir où il le trouve


Au XVIIIe siècle, l’abbé Galiani écrivait : « Paris est le café de l’Europe. »

Au XXe siècle, les vieux messieurs qui n’ont plus de dents pour savourer les fruits verts et même les fruits mûrs, disent que Paris est le dépotoir du monde entier.

Paris est les deux à la fois, mais cela ne date pas d’hier, car, au XVIe siècle, le bon roi Henri IV qui, pourtant, n’était guère à cheval sur la vertu, écrivait au Prévost de Paris, Jacques Sanguin, pour lui ordonner de mettre un frein aux débordements des Parisiens. Le Prévost lui répondit très spirituellement : « Mais, Sire, à Paris il n’y a pas de Parisien, si un Marseillais vient se faire pendre à Paris pour avoir volé à Marseille, on dit que les Parisiens sont des voleurs ; si une fille se fait engrosser à Rouen, vite elle prend le coche pour Paris, on dit alors que les Parisiens sont des suborneurs de filles. Laissons les choses en l’état ; on peut endiguer un fleuve, on ne peut pas endiguer les torrents pas plus que les passions. »

Henri IV, qui les avait toutes, comprit et laissa faire ; c’était sage.

Chacun prend son plaisir où il le trouve est un vieil adage connu et mis en pratique dans tout l’univers ; il a pour corollaire celui-ci : des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter.

Ces deux adages sont complétés par ce dicton profondément philosophique malgré sa vulgarité : Si vous n’aimez pas ça, n’en dégoûtez pas les autres.

La liberté, ce mot si élastique et si complexe, ne peut exister réellement qu’à la condition sine qua non que chacun puisse vivre à sa guise, sans se soucier des empêcheurs de danser en rond, pour satisfaire ses fantaisies, ses goûts et contenter ses vices et ses passions.

Car, ce qui paraît vice immoral et monstrueux pour les uns, paraît tout naturel pour les autres.

Chez l’homme comme chez la femme, la passion n’arrive pas du premier coup à son degré d’intensité ; elle est progressive pour les sens, comme la perversion du goût est progressive pour les estomacs fatigués.

On débute dans la vie par manger de la panade, et on la termine - ceux qui le peuvent - par le potage bisque, les truffes au champagne et le faisan aromatisé de poivre de Cayenne.

Ce titre : Flagellants et Flagellés de Paris évoque l’idée d’un pamphlet, comme savaient les écrire les illustres maîtres Cormenin, Paul-Louis Courier et Claude Tillier, un pamphlet flagellant sans pitié les pourris, les vendus, les voleurs, les traîtres, les renégats, clouant au pilori avec la vigueur et la science de Lucien, d’Aristophane, de Juvénal et de d’Aubigné dans ses Tragiques, les hommes politiques ayant trafiqué de leur conscience, les femmes de leur vertu, de leur amour et de l’honneur de leur mari, en un mot de tous ceux qui se sont fait une litière de leur honneur et de l’honneur des autres.

Le fouet de la satire fait pleurer et gémir ; il déchire les chairs pantelantes et met à nu les plaies saignantes de notre pauvre humanité ; il serait bien lourd à manier pour les mains débiles des pamphlétaires de notre époque ; ils ne pourraient s’en servir utilement d’ailleurs, car ceux qui méritent la flagellation forment une trop nombreuse légion.

Il ne s’agit donc que d’analyser cette passion qui consiste à se faire fouetter ou à fouetter de cent manières différentes, depuis l’enfant à qui, singulière anomalie, on cherche à faire pénétrer ses leçons dans la tête en le frappant sur les fesses, jusqu’au vieillard sénile qui trouve dans la flagellation une excitation passagère pour ses sens usés.

La flagellation, à part quelques exemples très rares qui seront cités plus loin, n’est pas, comme on le croit, la cause directe de la jouissance du flagellé ; elle est seulement une préparation pour mettre l’homme ou la femme en état de pouvoir satisfaire sa passion à côté.

La flagellation est pour ainsi dire l’apéritif pour les voluptés amoureuses.

Tous les dictionnaires, au mot flagellation, sont d’une discrétion extraordinaire, cela se conçoit ; ils ne prennent cette expression que dans le sens propre : flageller, fouetter, et c’est tout.

La flagellation est une chose fort simple ; elle ne l’était pas pourtant autrefois pour les forçats des bagnes de Toulon et de Brest qui, pour cause d’indiscipline, étaient condamnés à recevoir par la main du bourreau cinquante ou cent coups de fouet.

Tout le monde sait que la flagellation consiste à se frapper ou à se faire frapper,soit avec un fouet spécial, un martinet à lanières de cuir, une poignée de verges ou brindilles de bois de bouleau ou de jonc qui pousse dans les marécages et sert à fabriquer les balais, sur les reins pour amener une congestion passagère de la colonne vertébrale, et a pour résultat de procurer aux flagellés un semblant de virilité qui peut leur faire illusion.

Les saturés que la flagellation est impuissante à galvaniser emploient, au lieu de fouet, une omelette bouillante qu’ils se font appliquer sur les reins ; il n’est pas nécessaire qu’elle soit confectionnée au lard ou aux fines herbes ; ils se font encore masser dans une maison spéciale située aux environs de la gare Saint-Lazare, qui pratique le massage vibratoire au moyen de gants de crins ou d’une forte brosse de chiendent imbibée d’eau de Cologne.

Il est, je crois, inutile d’expliquer ce mot : vibratoire ; il en dit suffisamment, car, comme l’archet, il fait vibrer la corde de l’instrument.

Flagellants et flagellés ne sont pas, à proprement parler, une secte, parce que tous les tempéraments ne peuvent s’accommoder du même traitement ou du même régime.

Il existe depuis des siècles une association de flagellants, mais c’est une association exclusivement religieuse, sous la domination de l’Église, puisque l’on trouve naturel, et même d’un bon exemple, que des gens se fassent flageller pour l’amour de Dieu ; pourquoi troubler dans leur quiétude ceux qui se font flageller pour l’amour de l’homme ou de la femme ?

Parce qu’ils ne s’entourent pas de dehors hypocrites et qu’ils ne dissimulent pas leurs passions sous une soutane, une robe de bure ou une cornette ou sous le manteau de gens vertueux.

On connaît la chanson célèbre de Béranger. (Ne pas confondre Béranger avec un a et non avec un e) :


Hommes noirs d’où sortez-vous ?
Nous sortons de dessous terre
. . . . . . . . . .
Et puis nous fessons et nous refessons
Les jolis petits, les jolis garçons.


Il est donc indéniable, au double point de vue scientifique et physiologique, que la pratique de la flagellation n’a presque, dans certains cas, qu’un effet direct, comme celui raconté par Eugène Süe, et que dans tous les autres cas d’aberration mentale, la flagellation joue le rôle de la cantharide.

Car il existe aussi une secte de cantharidés, comme celle des morphinomanes et des buveurs d’éther, qui ne sont que des variétés de flagellants ; c’est une question de pharmacie et non de bourreliers.

J’ai recueilli l’avis de plusieurs grands médecins au sujet des passionnés ; tous sont d’avis que c’est une question de mentalité, et l’un d’eux me citait cet exemple, celui d’un homme couché aux côtés d’une femme charmante, accomplie en tous points, qui se livrait à côté d’elle aux pratiques de l’onanisme !

À quoi rêvait-il ?

Sa femme était grassouillette, replète, rebondie ; son imagination la voyait maigre, la peau collée sur les os, des cuisses en fuseaux, des jambes en tiges de pincettes, cela lui suffisait pour amener à maturité sa masturbation cérébrale.

Chez la femme comme chez l’homme, c’est la recherche de la vibration et de l’inconnu, et non de l’harmonie qui préside à l’union des deux sexes. Il est très ordinaire de voir un homme haut de six pieds, être l’amant ou le mari d’un avorton ; Hamelin qui avait deux mètres dix, qui jouait au Théâtre de la Gaîté, boulevard du Crime, des rôles de tambour-major, dans les pièces militaires, était marié à Carolina la Laponne, la naine du Café du Géant ; la belle et célèbre Nina Lassave, la Ninon de Lenclos du dix-neuvième siècle, était la maîtresse d’un affreux marchand de couleurs, nommé Pépin, qui fut exécuté avec Fieschi et Moret, pour l’attentat du boulevard du Temple ; Pépin était grêlé comme une poèle à marrons, chétif, difforme, on aurait dit qu’il avait été moulé dans un cor de chasse. Eh bien, cette femme l’aimait à la folie, au délire, et cet amour accompagna l’assassin jusqu’au pied de l’échafaud, place Saint-Jacques.

Il est très fréquent de voir une femme ou un homme du monde se tromper réciproquement avec un affreux voyou ou une horrible catin ; la cause, masturbation cérébrale, la recherche de la vibration des sens, car dans l’amour, ce n’est pas le cœur, c’est le c… qui parle.

La conversation suivante entre deux amies est prise sur le vif, elle est très explicite :

— Ma chère, on dit dans le monde, que tu as un amant, M. Ernest ?

— Cela est vrai.

— Comment ! Ton mari est jeune, beau, élégant cavalier, riche, tu t’es mariée sage au sortir du couvent, où tu as été élevée dans d’excellents principes de moralité ; M. Ernest est pauvre, il n’est plus jeune, il est presque laid, difforme, c’est un grotesque, son éducation est plus que sommaire ; si tu n’aimes pas ton mari, tu aurais pu mieux choisir. — J’aime mon mari, mais j’adore Ernest ; trouve cette contradiction étrange, si tu veux, mais c’est parce que tu n’en comprends pas les causes.

— J’avoue que non.

— Écoute bien. Un jour ma mère m’a dit : « Tu vas te marier ». J’avais dix-sept ans, j’ignorais la vie, on me présenta à M. de B…, il me parut charmant, il l’est en effet. Je l’épousai.

— Eh bien ! tu étais heureuse ?

— Je le croyais, Ernest m’a fait revenir de mon erreur, voici comment : Dès les premiers mois de mon mariage, mon mari était sans cesse auprès de moi, c’était un roucoulement perpétuel. Un jour, il s’absenta un instant, le lendemain un peu plus longtemps, peu à peu il reprit ses habitudes : le bois, les courses, le cercle ; je ne le voyais plus que très rarement. Ernest, son ami, me tenait compagnie. Un soir, assis tous deux, côte à côte, sur la chaise longue, il me lisait un livre incandescent ; le livre tomba de ses mains, il se baissa pour le ramasser, je fis le même mouvement, sa bouche rencontra mon cou, je ressentis comme une sensation de brûlure étrange, mon sang courait dans mes veines, brûlant avec une intensité qui me donnait un frisson inconnu ; j’étais comme anéantie ; ses lèvres rencontrèrent les siennes, ce fut le comble. Cinq minutes plus tard, je savais ce que devait être le mariage. — Mais tu ne pensais donc pas à ton mari ?

— J’avais bien assez de songer à moi-même.

— Mais, après, tu as eu des remords, au moins ?

— Oui ; pour les apaiser,j’ai recommencé.

— Alors, te voilà avec deux hommes ?

— Absolument, mais ils sont si différents l’un de l’autre qu’ils se complètent et que c’est comme si je n’en avais qu’un seul ; mon mari est respectueux, observateur strict des lois du mariage, il n’avait jamais touché la corde sensible ; Ernest, au contraire, m’a appris ce que c’était que l’amour. Ah ! si une femme savait, qu’elle puisse dire à son mari : « Sois mon amant », jamais une femme ne le tromperait.

— Ton mari ne s’aperçoit pas du changement qui s’est opéré en toi ?

— Non, au contraire, quand je l’amène doucement par une stratégie savante, à satisfaire mes sens si longtemps endormis, comme le fait Ernest, il prend cela pour de l’amour pour lui et comme l’homme est profondément égoïste et vaniteux, il est à mille lieues de soupçonner la vérité.

— Mais quand tu sors des bras d’Ernest pour tomber dans ceux de ton mari, la rougeur ne te monte-t-elle pas au visage ?

— Les premiers jours, oui, il me semblait que tout le monde me regardait, qu’on chuchotait en me voyant passer : « Voilà une catin ». Mais j’ai vite compris que j’étais dans l’erreur ; il y a trop de femmes dans mon cas, pour qu’une de plus ou de moins fasse quelque chose dans la masse. Mais, toi-même qui as l’air de me sermonner, est-ce que tu n’es pas dans ma situation, sans avoir la même excuse que moi, le tempérament et le hasard ?

— Oh ! moi, j’ai une autre excuse : l’incompatibilité d’humeur. Imagine-toi ceci : quand je commandais du poulet à la cuisinière, mon mari me faisait une scène,il eût voulu du bœuf à la mode ; au turbot il préférait les soles ; si je voulais aller à l’Opéra, il m’emmenait à l’Odéon ; je désirais aller en voiture, il me prenait le bras et me faisait marcher, soi-disant pour ma santé ; j’adore le rose, il le déteste, il affirme que le noir me va mieux ; si je manifestais l’intention d’aller faire une promenade au bois de Meudon, aussitôt, il me conduisait au bois de Vincennes ;je voulais m’abonner au Figaro, il s’est abonné au Temps ; quand un roman un peu friand paraissait, je le priais de me l’acheter, il m’apportait un livre insipide, sous prétexte qu’il est des livres qu’une femme qui se respecte ne doit pas lire. Bref, c’était une vie infernale, ses contradictions m’exaspéraient.

— Alors ?

— Je me suis tenu ce raisonnement : si je le laissais faire à sa guise, et si je prenais un amant qui ferait à la mienne ! C’est ce que j’ai fait. Mieux encore, j’ai prié une amie de présenter mon amant à mon mari ; il est devenu l’ami de la maison. J’ai double bénéfice :il est constamment sous ma main, ensuite, mon mari ne fait rien sans le consulter ; comme mon amant connaît mes goûts, il s’arrange à ce que mon mari les satisfasse ; ne demandant plus rien, mon mari est le plus heureux des hommes, il est persuadé qu’il a vaincu mon caractère et qu’il est resté maître du champ de bataille ; plus de contradiction : oui, toujours oui, et il me prépare sans en douter,pour que mon amant me finisse.

Les contraires sont coexistants, intangibles et inanalysables, le cœur humain est « comme une île escarpée et sans bords », a écrit le poète ; mais à poète, poète et demi, un autre a répondu : « Mais on y peut rentrer quand on en est dehors. »

Deux preuves bien curieuses à l’appui ; elles prouvent que le rang, la richesse, l’éducation, les milieux ambiants dans lesquels ces deux femmes avaient été élevées, devaient les protéger contre des entraînements funestes et mettre un frein aux emportements de leurs passions.

La princesse de Chimay était jeune et belle, riche, adulée, recherchée dans la haute aristocratie ; elle avait l’honneur de porter un nom glorieux ; elle était la fleur des pois des salons ; son existence était un rêve doré ; enviée et jalousée par toutes les femmes, elle n’avait qu’à sourire pour vaincre et triompher.

Eh ! bien,tout cela s’est évanoui comme un château de cartes. Pour quelle cause ?

Un jour ou un soir, la princesse rencontra un de ces nomades, tziganes bohémiens, que l’Exposition de 1889 a mis à la mode, nommé prosaïquement Rigo, qui, affublé d’une veste de hussard, soutachée de brandebourgs de mauvais goût, râclait un malheureux violon, qui gémissait humilié sous l’archet malhabile du saltimbanque exotique, mendigot comme tous ses semblables, sans art, sans talent, sans morale et sans amour-propre !

Son cerveau fut soudainement frappé d’amnésie ; elle oublia tout, abandonna tout pour suivre à travers le monde l’homme-poisson que le public a si vertement conspué dans les premiers jours de mars 1902 pour avoir eu l’audace d’exhiber ses écailles sur la scène des Folies-Bergère.

Si l’ex-princesse était dans la salle, elle a dû rougir de l’accueil des spectateurs ; après cela, peut-être a-t-elle pris les sifflets méprisants pour une ovation.

Tout Paris élégant, aristocratique et mondain se souvient de la princesse de M… A… Alliée aux vieilles familles de la noblesse française, elle pas sait dans son monde pour une détraquée, une déséquilibrée, parce que son état d’âme n’avait pas été approfondi ; c’était simplement une passionnée dont les sens agissaient sous l’impulsion de l’imagination.

La princesse de M… A…, riche à millions, possédait dans la vallée d’Auge d’immenses pâturages. Ses bestiaux avaient une renommée universelle, et leurs produits, lait, beurre et fromages, étaient réputés par les gourmets. Pour les écouler à Paris, elle avait imaginé d’installer, dans les quartiers riches, de coquettes boutiques dallées de marbre blanc, décorées style Pompadour. Chaque fois qu’elle allait en soirée ou à l’Opéra, vêtue de satin blanc, les épaules cachées sous une pelisse de soie couleur cerise, bordée de cygne et doublée d’hermine, en sortant elle allait inspecter ses laiteries, puis elle allait souper dans un grand restaurant de nuit avec son ami.

Cet ami était un jeune ouvrier mécanicien ; elle ne lui donnait jamais d’argent, mais elle le faisait habiller avec le plus grand chic par Laurent Richard.

Le jour où cela la prenait, elle lui donnait rendez-vous au restaurant, dans la salle commune, à une table que le garçon réservait précieusement. Il attendait patiemment ; enfin elle arrivait et commandait trois couverts, puis jetait un rapide coup d’œil sur les filles qui erraient en quête d’un homme, ou à défaut, d’un souper. Quand une lui plaisait, elle la faisait appeler par le garçon et l’ami l’invitait à souper, raison du troisième couvert. La fille, enchantée, flairant une bonne aubaine, se dépensait en amabilité auprès du jeune homme ; quant à la princesse, elle pensait que sans doute c’était la gouvernante. Le souper se passait gaiement, la fille serrait le jeune homme de près ; elle roulait des yeux langoureux, lui pressait les genoux sous la table, ses mains cherchaient à rencontrer les siennes, bref toute la comédie de l’amour. La princesse suivait attentivement toutes les phases de ce travail préparatoire. Au bout d’une demi-heure de ce manège, son regard se transformait ; elle s’agitait fiévreusement sur sa chaise et. se pâmait !

Alors elle sortait cent francs de sa bourse, elle les jetait à la fille en lui disant durement : « En voilà assez, allez-vous-en. » Le jeune homme l’accompagnait à sa voiture, et c’était tout jusqu’à la prochaine séance.

L’imagination chez cette femme remplaçait l’homme.

Ce n’est pas un cas isolé, car le célèbre Tardieu rapporte qu’il avait eu à observer un berger, dont l’imagination était si puissante, qu’il suffisait de lui tracer un portrait de femme, si horrible qu’il fût, pour qu’immédiatement, sans contact, la nature accomplisse son œuvre de chair, et cela vingt fois par jour !

Le monde entier connaît, ou a entendu parler, de la célèbre maison de la rue Duphot, qui fut illustrée par tant de scandales retentissants, et dont le dernier fut le suicide ou l’assassinat mystérieux du général Ney. Cette maison avait pour patronne, une femme Leroy (elle opère aujourd’hui, rue Labruyère) ; dans son salon, se réunissaient les gens selects.

Parmi les habitués, il y avait le rédacteur en chef, propriétaire d’un des grands journaux de Paris, on le connaissait sous le nom de Commandant ; voici la cause de ce sobriquet : il écrivait la veille à la Leroy : « Demain, je viendrai, renouvelez mon escouade ». Son escouade, c’était six grandes femmes, qu’elles fussent grasses ou maigres, blondes, rousses, brunes ou blanches, peu lui importait, il fallait qu’elles fussent géantes, c’était tout.

Une fois le salon hermétiquement clos, tous se déshabillaient, et la séance commençait : les grandes manœuvres, comme disait la Leroy. L’une prenait des verges, une seconde un jonc, la troisième un martinet, les autres un paquet de fines cordes, agrémentées de nœuds très serrés, et il se mettait à courir autour du salon, avec une vitesse vertigineuse ; chacune, au passage, lui appliquait un violent coup de son instrument ; alors, il poussait des cris effrayants, les femmes s’animaient, elles frappaient à tour de bras, elles haletaient, leurs cheveux dénoués, flottaient sur leurs épaules ; lui, hurlait : Encore ! Encore ! puis, il tombait épuisé, sur le tapis. On le laissait reposer, puis, quand il revenait à lui, il avait le visage calme, souriant, et, il s’en allait à son journal, écrire un article fulminant, contre l’immoralité du peuple ; en le lisant, Monsieur le curé se félicitait d’être le fidèle abonné d’une feuille si bien pensante, et dont les rédacteurs étaient si austères.

On comprend que je ne le nomme pas, pas plus d’ailleurs, que dans le cours de cet ouvrage, je ne citerai de noms propres, même des initiales seraient trop transparentes.

Le scandale causé par la mort soudaine et imprévue du général, fut étouffé par ordre, et personne n’en connut jamais les causes, elles me furent pourtant révélées par un familier de l’Elysée qui avait assisté à la levée du corps trouvé dans la petite maison de Bagneux ; je n’en puis dire que ceci : Malgré que le général eût un revolver dans sa main gauche crispée, les blessures qui avaient occasionné la mort étaient toutes sur la tête et avaient été faites au moyen d’une barre de fer ; or, le père de l’enfant qui avait été amené chez la Leroy était serrurier.

La conclusion est facile.

L’histoire anecdotique des mondaines célèbres n’a jamais été écrite, et pour cause, les documents faisant totalement défaut ; les alcôves de ces dames sont généralement discrètes et les turpitudes qui s’y passent, restent généralement ensevelies dans les plis des rideaux de soie, de velours ou de mousseline.

Si le dieu hasard est parfois, pour ne pas dire toujours, la providence des policiers, il est également l’ange tutélaire des chercheurs, il s’est présenté à moi, dans la personne d’une vieille professionnelle, blanchie sous le harnais, et connue dans le monde galant et vicieux, sous le nom de la Vicomtesse.

Ce titre lui fut donné lorsqu’elle fréquentait les fameux salons de la Païva de l’hôtel des Champs-Élysées, à cause de sa belle prestance et de ses manières aristocratiques. On peut dire d’elle, que c’est une pure noblesse de robe.

Elle a vu défiler sous ses yeux, au moins six générations de chair à plaisirs, de femmes qui ne durent et ne doivent leur fortune et leur réputation qu’à leur docilité à se prêter et à se soumettre aux exigences érotiques et sadiques des passionnés de tous genres, je ne dis pas de tous rangs, car, dans le peuple et même chez les bourgeois, il se rencontre peu d’aberration génésique ; il semblerait que c’est l’apanage des classes élevées et instruites.

Si on publiait le livre d’or des érotomanes, depuis le marquis de Sade, jusqu’au comte de Germiny, on y trouverait une grande partie des noms qui figurent dans l’Armorial de France.

Donc : Chacun prend son plaisir où il le trouve.